© A. Isard/Pasco

Anna Gavalda, la risque-tout

Le Vif

Son nouveau roman, Billie, se joue des bienséances et des mièvreries. Plongée dans les coulisses d’un projet qui pourrait bien désarçonner ses centaines de milliers de lecteurs.

Elle est montée sur la colline, dans le froid et sous la pluie, cigarette à la main (on la croit sur parole), pour répondre à notre interview téléphonique. Le prix à payer pour l’invisibilité… « Anna Gavalda est à la campagne, où elle finit d’écrire un scénario », avait prévenu son éditeur du Dilettante. Vrai ou faux, peu importe. Anna Gavalda ne déroge pas à ses principes. Une poignée de médias, quelques échanges par e-mails… et le reste (tout le reste) consacré aux libraires. 12 en octobre, 6 en novembre, 7 en décembre… Un vrai tour de France. C’est que l’enjeu est de taille : Billie, son dernier roman, tant attendu par son éditeur, a été tiré d’emblée à 300 000 exemplaires. Un chiffre phénoménal, que seuls connaissent les mégasellers internationaux (Dan Brown, J. K. Rowling…). « Nous avions fait la même mise en place pour La Consolante en 2008 et L’Echappée belle l’année suivante, confie, apparemment serein, Claude Tarrène, directeur commercial du Dilettante, et nous avons vendu 700 000 exemplaires de chacun. »

« J’ai peur ! » De l’autre côté du périphérique, le ton est moins assuré. « J’ai toujours peur, explique la belle blonde. De l’accueil des lecteurs, de ne plus avoir l’inspiration. » Et, on l’imagine, de l’imposante responsabilité qui pèse sur ses épaules. A 42 ans, Anna Gavalda n’est en rien blindée. Même si tout ce qu’elle touche se transforme en or : plus ou moins 2 millions d’exemplaires (tous formats) de Je voudrais qu’on m’attende quelque part (1999) et d’Ensemble, c’est tout (2004), des adaptations cinématographiques, des dizaines de ventes de droits à l’étranger, une traduction qui ressuscite en beauté un inconnu (Stoner, de l’Américain John Williams)… A cette aune, où trouver l’énergie de se jeter de nouveau dans la fosse aux lions ? Comment, sans aucune nécessité financière, affronter la feuille blanche au risque d’endurer les railleries que sa littérature riche en bons sentiments déclenche facilement dans la presse ?

Billie lui est tombée du ciel Pour réalimenter la chaudière, Anna Gavalda a choisi le court, entendez la nouvelle. Elle en a consacré plusieurs (« Ai-je pris un petit coup de jeune ? ») aux affres de la jeunesse au temps du numérique : une jeune fille en désarroi amoureux, un étudiant qui cherche sa voie professionnelle… et cette Billie, enfant du quart-monde, rebelle par essence, autodidacte en tout. « Quand, au printemps, j’ai livré mon gros recueil à mon éditeur (impatient, après quatre ans d’absence ?), il a considéré que Billie méritait un roman à elle toute seule. Mais son argument le plus décisif a été la promesse de mettre mon âne en couverture ! » Son âne ? « Non, enfin oui, c’est celui qui était sur mon calendrier des PTT de 2012. » Pas de doute, Anna Gavalda a vraiment pris un coup de jeune.

Contrairement à son habitude, elle n’a pas fait d’enquête de proximité pour étoffer son personnage et creuser l’atmosphère de cette laissée-pour-compte, élevée dans un «  »Home Sweet Mobile-home », dans une zone improbable, au milieu de nulle part. Car Billie lui est tombée du ciel. « Elle est arrivée là, toute prête, avec l’air de signifier : « Il y en a marre de tous ces petits-bourgeois avec leurs iPhone. Je vais vous dire ce que c’est, moi, que d’être dans la merde. » Sur le coup, je l’ai écrit à l’instinct, puis j’ai compris d’où elle venait. J’ai été très marquée cet hiver par le documentaire de Sébastien Lifshitz Les Invisibles, qui raconte l’homosexualité quand ce n’était pas à la mode. Et bouleversée aussi par un formidable film belge, La Merditude des choses, réalisé par Felix Van Groeningen, sur un petit garçon né au sein d’une famille d’alcooliques. » Ce sont ces clandestins de la vie, Billie la sauvageonne et son copain Franck, efféminé et méprisé par ses camarades de troisième, qu’Anna met en scène dans une novlangue étonnante.

L’ancienne prof de français, reine empathique de milliers de gentilles lectrices, aime les défis. Car ça dépote sec sous la plume de Billie, sa narratrice. Loin de la mièvrerie des cousinades de L’Echappée belle, les mots cognent, s’entrechoquent, se jouent des bienséances. Ce style indéfinissable (de la banlieue revisitée par une campagnarde au sang chaud, avec anglicismes, néologismes, argotismes, informatismes) pourrait bien désarçonner ses fidèles. Et c’est vrai que l’on hésite. Entre étonnement, agacement et grincement de dents. Jusqu’à la page 40. Jusqu’à la rencontre des deux « pestiférés » autour de la pièce de Musset On ne badine pas avec l’amour. Les vacances de Pâques à apprendre les tirades de Camille et de Perdican, à apprendre, aussi et surtout, la fin de la solitude, le début de l’amitié. Et l’occasion d’une analyse de texte par Franck pas piquée des hannetons. « J’étais partie sur Les Précieuses Ridicules, de Molière, signale Anna, puis j’ai entendu, une après-midi, sur France Culture, Noémie Lvovsky dire cette scène, qui est épatante. » Où l’on retrouve Anna dans son rôle de passeuse. « Je suis lue par des gens jeunes, cela serait formidable si, à travers une histoire un peu trash, comme cela, ils se souvenaient que la langue française est si belle. »

Une apologie du « tous ensemble »

Bref, à la page 40, on accepte. Le parti pris langagier, l’apprentissage de la vie – à la limite du clicheton – de Billie et de Franck, les fondamentaux de l’amitié-amour, le salut par l’autre. Et on tremble jusqu’aux dernières lignes pour ces deux marginaux. « Ce que j’aime dans ce livre, c’est que je parle de choses très dures, mais il me semble qu’en le refermant on a du courage. » Chassez le naturel, il revient au galop… C’est cette facture même, cette apologie du « tous ensemble » qui est au coeur du système gavaldien. « Elle fait du replâtrage social », disait d’elle le psychiatre Christophe André. Les centaines de milliers de lecteurs attendus répondront-ils à l’appel ? Dominique Gaultier, patron du Dilettante, les libraires, Anna Gavalda, tous croisent les doigts. Las ! Henri Bertaud du Chazaud, l’un de ses lecteurs les plus attentifs, sera bien absent. Vouvoyé dans La Consolante, tutoyé ici en fin de livre après quelques années de belle amitié, l’auguste lexicographe nonagénaire s’est éteint le 17 août. C’est à ce prince du synonyme qu’Anna Gavalda songe aussi du haut de sa colline.

Billie, par Anna Gavalda.

Par Marianne Payot

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