Sylvie Brunel, écrivaine, géographe, professeure à Sorbonne Université, membre associée de l'Académie royale de Belgique. © Patrice Normand/belgaimage

Affaire Matzneff :  » Le fait d’une élite hors sol, pas d’une époque complaisante « 

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La complaisance à l’égard de la pédophilie que met en lumière le livre Le Consentement de Vanessa Springora est-elle une conséquence de l’idéologie de Mai 68 ? Non,  » une élite intellectuelle qui se croyait tout permis était en profonde distorsion avec la société « , répond l’écrivaine et géographe Sylvie Brunel. Comme un prélude à l’explosion des gilets jaunes.

Vous avez affirmé dans une tribune au Monde que  » laisser penser que les années 1980 étaient celles de l’acceptation de la pédophilie serait un mensonge « . Le contexte post-Mai 68 ne prédisposait-il tout de même pas à une certaine tolérance inconditionnelle à l’égard des pratiques sexuelles, y compris pour certains à l’égard de la pédophilie ?

Non. Que des pratiques répréhensibles aient pu avoir lieu contre les enfants dans des institutions fermées est une évidence, mais prétendre que l’époque post-Mai 68 était complaisante me paraît une erreur d’analyse. Il y avait certes une élite intellectuelle qui se croyait tout permis, mais elle était en profonde distorsion avec la société dans son ensemble, les mentalités, et même le droit. En France, la majorité sexuelle n’est qu’à 21 ans jusqu’en 1974. Elle passe ensuite à 18 ans. Puis en 1982, à 15 ans. Ce n’est que cette année-là que l’homosexualité est dépénalisée (pour l’Organisation mondiale de la santé, il faudra attendre… 1993 !). Les homosexuels sont d’ailleurs fichés par la police jusqu’en 1981. Ceux qui se retranchent derrière l’argument que l’époque était complaisante veulent juste s’exonérer. Elle était prude, au contraire. Et les notions, par exemple, de  » fille-mère  » accablaient socialement celles qui avaient des enfants hors mariage. Alors la pédophilie ! C’était un crime, tou- jours commis en secret, et qui suscitait l’indignation populaire et la sanction impitoyable de la justice quand elle était révélée. Mais Vanessa Springora, qui n’a que 13 ans quand Matzneff, profitant de sa fragilité et de sa quête d’une figure paternelle, jette son dévolu sur elle, est particulièrement vulnérable parce que sa mère appartient elle-même au milieu littéraire parisien, et qu’elle ne la protège pas, flattée qu’un  » grand écrivain  » daigne s’intéresser à elles deux. Et si personne ne lui vient en aide, ni la police, ni les proches, c’est parce que la tactique de prédateur sexuel de Matzneff, coutumier du fait, est parfaitement au point. La jeune fille est complètement sous emprise, prête à le défendre bec et ongles, sans comprendre qu’elle est d’abord une victime. Il lui faudra longtemps pour s’en libérer, au prix d’une profonde destruction psychique.

Que la France profonde et les femmes n’aient pas eu voix au chapitre explique-t-il en grande partie le peu de contestation à l’époque de ce type d’écrits et de propos ?

La souffrance des femmes n’a jamais été entendue. Ce qu’elles vivent n’est jamais pris au sérieux et les incite à se taire et à endurer. Qu’elles se plaignent, et on les qualifie soit d’affabulatrices, soit d’allumeuses, soit d’hystériques. Toujours des emmerdeuses dans tous les cas. Jeunes filles, elles sont abusées par un discours galant qui vise à les enfermer dans un statut d’icône, masquant leur réalité de proie sexuelle. Femmes, elles sont vite accusées d’être des frustrées, de détester les hommes, de vouloir régler des comptes. Agées, les voilà enfermées, quand elles ne se conforment pas au statut de grand-mère inoffensive au service de leurs petits-enfants, dans la représentation de la sorcière, répugnante et malfaisante. Il est très difficile pour une femme de se frayer un chemin autonome et responsable au milieu de ces représentations ambiguës. D’avoir de l’ambition, un désir d’indépendance et d’autonomie. Non seulement l’espace public reste fondamentalement dangereux pour elles, le soir, dans les lieux isolés ou dans certains quartiers, mais elles sont exposées dans leur espace privé à la violence physique ou psychologique de leurs proches, aux abus sexuels de personnes en situation d’autorité.

L’entre soi de l’élite parisienne, qui était complaisant envers Gabriel Matzneff, est-il de la même nature que celui qui a été complaisant récemment à l’égard du passé antisémite de Yann Moix ?

Une certaine élite parisienne vit parfaitement hors sol. En France, la crise des gilets jaunes a montré ce profond fossé entre elle et la province, car une écologie dogmatique et sectaire est devenue la nouvelle distinction de ceux qui n’ont besoin ni de voiture, ni de nourriture à prix accessible parce qu’ils vivent dans l’aisance au coeur même des grandes villes. Mais la coupure des élites avec la France des classes moyennes a toujours existé. Mai 68 a été la prétendue révolution sociale des fils de bourgeois fascinés par Mao contre l’ordre social d’une époque, celui dont on voudrait justement aujourd’hui nier la réalité. Cette intelligentsia s’est toujours crue au-dessus des lois et de la morale. Elle vit effectivement dans son entre soi, dans un lieu géographique extrêmement restreint, et exonère ceux de ses membres qui outrepassent non seulement la morale, mais simplement le droit. Gabriel Matzneff a publié ses journaux pédophiles en les travestissant du nom de romans chez l’éditeur le plus prestigieux, Gallimard, dans la collection dite blanche, considérée comme le nec plus ultra de la littérature. Il a bénéficié d’aides importantes à la création littéraire et d’un appartement subventionné, reçu le prix Renaudot essai en 2013, avait son couvert dans les grandes émissions littéraires au nom de sa prétendue culture. Alors qu’il se vantait dans ses livres d’abuser de la confiance des mères et de sodomiser des petits garçons en Asie en échange d’un cartable ! Pour avoir simplement dit la vérité, l’écrivaine canadienne Denise Bombardier a été blacklistée à Paris. Il est terrible qu’il ait fallu attendre que Vanessa Springora ait le courage de livrer enfin la vérité, et surtout de révéler le système d’emprise et de tromperie mis au point par ce redoutable prédateur sexuel, pour que le Tout-Paris s’interroge enfin – et pour combien de temps ? – sur sa coupable complaisance. L’imputer aujourd’hui à une époque prétendument permissive pour s’en exonérer n’est qu’une tromperie manifeste.

Sylvie Brunel a notamment publié Manuel de guérilla à l’usage des femmes (Grasset, 2009, 280 p.). Son dernier livre : Toutes ces idées qui nous gâchent la vie (Lattès, 2019, 280 p.).

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