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Six mois de guerre en Ukraine: « La crise du gaz ? Un énorme jeu de poker entre la Russie et l’Europe »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

En se rendant dépendante du gaz russe, l’Europe a manqué de vigilance. Elle le paie au prix fort aujourd’hui. Il existe des alternatives, mais elles ne font pas le poids face aux 155 milliards de m3 fournis par Gazprom avant la guerre. Bilan et perspectives avec Adel El Gammal, professeur de géopolitique de l’énergie (ULB) et secrétaire-général de l’EERA (European energy research alliance).

Comment expliquer la naïveté de l’Europe vis-à-vis de la Russie, en particulier pour sa dépendance au gaz ?

Après la chute du Mur de Berlin, l’Europe a pratiqué la politique de « soft power » par rapport à Moscou, et cela bien que la Russie soit restée très loin des standards démocratique occidentaux. Le « soft power » suppose de faire évoluer les relations diplomatiques grâce au commerce. L’idée est que, par le dialogue et les échanges commerciaux, on arrive à davantage de résultats en termes diplomatiques que via des conflits idéologiques frontaux ou, pire, des conflits militaires. Cette politique était acceptable jusqu’à l’invasion de la Crimée en 2014 qui aurait dû être un signal d’alerte bien plus important que cela ne l’a été, montrant qu’il fallait alors changer d’attitude envers Poutine qui piétinait allègrement le droit international et qui a alors utilisé l’économie – l’embargo sur les produits agricoles européens – comme arme géopolitique. Après la Crimée, il y a eu la guerre en Syrie que Poutine a utilisée pour tester des méthodes militaires pour le moins brutales, en montrant alors son vrai visage. L’Europe a alors fait preuve de très peu de vigilance et de beaucoup de naïveté. A l’époque, le contexte était celui de la reprise économique après la crise : on ne voulait sans doute pas trop mettre en péril le retour de la croissance et on a préféré remiser les aspects géopolitiques et éthiques au second plan.

L’Allemagne n’a-t-elle pas joué un rôle crucial dans ce jeu naïf ?

Oui. Angela Merkel jouissait d’une très grande crédibilité à la fois dans son pays et en Europe. Les autres Etats n’ont pas vraiment challengé sa position par rapport au gaz russe. Or, avec le recul, quand on voit la dépendance de l’économie et en particulier de l’industrie allemande au gaz russe, on se dit que c’était extrêmement risqué et qu’il aurait fallu davantage de prudence. L’Allemagne a, en outre, eu une grande influence en matière de gaz au niveau des 27, puisque, quand on a négocié la taxonomie UE – soit la classification des activités favorables ou nuisibles à l’environnement –, l’Allemagne a réussi à imposer le gaz comme énergie de transition, face aux Français qui ont, eux, imposé le nucléaire comme énergie renouvelable.

L’Europe a-t-elle tiré les leçons de cette naïveté passée ?

Je crois qu’il sera difficile de reprendre des relations commerciales normales avec la Russie avant longtemps. Il faudrait un changement de régime, mais cela ne se profile pas à court ou moyen terme. Par ailleurs, l’Union européenne et certains Etats membres sont prêts à pactiser avec des pays comme l’Arabie saoudite, le Qatar ou l’Azerbaïdjan qui ne sont pas des exemples de démocraties. Cela a plutôt tendance à révéler que les Européens n’ont rien compris, même si un régime féodal comme celui de Riyad est moins dangereux immédiatement en terme de chantage énergétique. On est dans une sorte de sauve-qui-peut qui semble excuser tous les compromis sur l’origine de nos approvisionnements. C’est attristant. A-t-on les moyens de faire autrement ? La question est, en tout cas, trop peu débattue dans nos pays démocratiques.

En prévision d’une coupure du robinet de gaz par Poutine, l’UE a mis au point un plan de réduction de 15 % de l’usage du gaz, depuis le 1er août. Une bonne mesure ?

Oui, cette mesure de réduction de la consommation de gaz est extrêmement judicieuse. On ne peut que l’applaudir. Mais cela aurait dû être la première mesure prise dès le printemps par l’UE. Au sein de l’EERA, on l’a toujours dit. Il fallait que ce soit le premier levier actionné car, au-delà de son caractère impopulaire à court terme, cela a l’avantage de diminuer la dépendance, de refroidir les prix, vu la réduction de la demande, et d’être bénéfique en terme de transition énergétique. Plus tôt on adoptera la sobriété énergétique, mieux ce sera pour atteindre nos objectifs climatiques qu’on a un peu trop oublié ces derniers mois.

Réduire la dépendance au gaz russe suppose aussi d’importer davantage de GNL ou gaz liquide. Mais cela sera-t-il suffisant pour compenser ? On manque de terminaux pour importer le GNL et le retransformer en gaz naturel, surtout l’Allemagne qui n’en possède pas…

Oui, mais l’Allemagne est en train d’en construire un à Wilhelmshaven, qui pourrait être opérationnel l’hiver prochain. Et d’autres projets sont en cours. Cela dit, avant la guerre, le gaz russe importé chaque année en Europe représentait environ 155 milliards de m3, destinés au chauffage domestique, à l’industrie et à la production électrique. 155 milliards de m3 de gaz, c’est l’équivalent de 30 à 40 % du marché mondial de GNL actuel. Or il n’y a pas beaucoup de marges sur le marché du GNL qui est très fort sous tension. Les pays les plus consommateurs de GNL sont la Chine, le Japon et la Corée dont l’industrie tourne à fond avec ce combustible. Ils ne vont pas lâcher leurs contrats… En outre, même si les investissements dans les infrastructures ont récemment augmenté, le GNL a souffert du sous-investissement dans les énergies fossiles dû à la nécessaire transition énergétique. Le Covid a aussi un peu tout mis à l’arrêt. Puis la reprise a entraîné une demande massive de GNL au niveau de l’Asie. Il n’y a donc que très peu de capacités supplémentaires disponibles pour le moment, sauf en provenance des Etats-Unis dont les échanges en GNL avec l’Europe ont augmenté considérablement, mais cela ne règle pas tout, d’autant qu’en juin dernier, un incendie a ravagé un gigantesque terminal américain d’exportation de GNL, à Freeport, coupant ainsi une source d’approvisionnement vers l’Europe.

A court terme, il est donc illusoire de vouloir remplacer le gaz russe par du GNL ?

Absolument. Mais, avec les nouveaux investissements qui ont été lancés, la capacité devrait augmenter assez vite dans les deux-trois années qui viennent. Il existe également des stocks de gaz qui permettent un effet tampon, en attendant la concrétisation de ces investissements. On peut aussi augmenter les apports de gaz par pipeline autres que ceux de la Russie. C’est ainsi que l’UE a sollicité un nouvel accord avec l’Azerbaïdjan, même si celui-ci est controversé. Il s’agit, ici, du pipeline qui passe sous l’Adriatique. Il y a aussi le gaz algérien via deux pipelines, l’un qui arrive directement en Italie et l’autre qui arrive en Espagne via le Maroc et qui est tributaire des tensions algéro-marocaines. Mais les capacités d’augmentation de ces pipelines « alternatifs » ne représentent que 10 à 20 milliards de m3 qui, comparés aux 155 provenant de Russie, ne font pas le poids.

Il y a aussi le charbon et le nucléaire…

Malheureusement, plusieurs pays ont relancé leurs centrales à charbon : la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie… Le nucléaire, on en reparle même en Allemagne qui veut postposer l’arrêt de trois centrales prévu initialement à la fin de cette année. Je pense que le nucléaire est une solution transitoire acceptable, dans des conditions strictes. Mais il souffre pour l’instant d’un problème crucial : celui de l’eau, qui est destinée à refroidir les réacteurs. Or non seulement celle-ci manque, à cause de la sécheresse climatique, mais aussi elle n’est pas assez froide. En France, la moitié des réacteurs sont à l’arrêt pour cause de maintenance et ceux qui restent fonctionnent en-dessous de leur capacité nominale en raison du problème d’eau. C’est au point que la France est en train de réfléchir à changer les règles en matière de température de l’eau acceptable.

Poutine pourrait se permettre de fermer complètement le robinet gazier vers l’Europe ? Est-ce tenable pour la Russie ?

Tout cela est un énorme jeu de poker entre Moscou et l’Europe. Les deux parties ont très peur de l’évolution de la situation. En Europe, la crainte est qu’à cause de l’augmentation des prix de l’énergie qui peut s’aggraver cet automne, le support populaire aux sanctions et à la cause ukrainienne s’érode fortement. Cela risque de mettre en péril la solidarité européenne, comme on l’a vu lors des discussions sur la réduction de 15 % de la consommation de gaz : les pays du sud de l’Europe s’y sont tout de même fortement opposés en considérant que cela était surtout destiné à aider l’Allemagne. Poutine joue à fond sur cet élément « cohésion ». Il sanctionne les uns et pas les autres… C’est très dangereux. Il n’est pas impossible qu’on ait des chocs sociaux importants cet hiver dans plusieurs pays membres et cela mettra à mal la solidarité européenne. Côté russe, les sanctions font tout de même très mal à l’économie, même si le rouble est bien remonté. Bien sûr, Poutine profite des prix des hydrocarbures qui ont flambé. Il y a peu plus d’un an, le prix du gaz sur le marché européen était à 18 euros/mgwt, il est aujourd’hui à 230 euros : même si la Russie ne vendait plus que 10 % de son gaz, elle aurait les mêmes revenus qu’il y a un an. Par contre, les chiffres de la Banque mondiale ne sont pas bons pour la Russie : le PIB russe devrait reculer de plus de 10 % en 2022, soit la plus forte chute depuis la fin de l’URSS, les exportations russes devraient chuter de 31 %, l’inflation devrait être à 22 % cette année et l’indice boursier MOEX a diminué de 40 % depuis le début de la guerre. Beaucoup d’analystes pensent que l’impact des sanctions va surtout se faire ressentir à partir de cet automne, notamment parce que les embargos sur l’exportation de pièces détachés sensibles vers la Russie ont un effet retard en raison des stocks qui peuvent exister en Russie mais qui arrivent à sec.

La Russie peut-elle compter sur des partenaires comme l’Inde ou la Chine pour vendre plus de gaz ?

Inde, Chine, Turquie… C’est ce que Poutine agite politiquement. La Turquie importe 16 millions de m3 : même si on augmente ce volume de 20 à 30 %, cela reste quantité négligeable. Les contrats avec la Chine, on ne les connaît pas vraiment : ils sont confidentiels. Mais ce ne sont pas de grandes quantités. Ce qu’on sait, c’est qu’ils sont beaucoup moins intéressants que ceux des Européens au niveau prix. Le pouvoir de négociation de Xi Jing Ping est énorme face à Poutine. En outre, la plupart des gisements gaziers et des infrastructures ne sont pas du bon côté de l’Oural : réorienter ces infrastructures risque de prendre du temps. C’est plus compliqué pour l’extraction de pétrole. L’Inde est un pays assez complexe. Elle s’est rapprochée de la Russie, évidemment. Je serais tout de même étonné que l’Inde puisse représenter, en dehors du pétrole, un débouché énorme pour le gaz russe, car elle est très orientée charbon.

Poutine peut-il couper le gaz européen, cet hiver ?

Oui. Il a déjà accumulé beaucoup de cash avant la guerre. Et, depuis le début du conflit, l’Europe a dépensé plus de 80 milliards d’euros en hydrocarbures russes. Sans que cela signifie qu’elle sponsorise la guerre en Ukraine, le budget de l’armée russe, c’est 55 milliards… Poutine a donc encore de la marge. Mais si l’Europe parvient à réduire considérablement sa demande en gaz, la Russie sera asséchée. Les prix vont baisser, vu la diminution de la demande. Il ne sera pas facile de trouver acquéreur ailleurs, vu que la Russie est connectée de manière hardware à l’Europe. Au niveau du pétrole, les pétroliers russes ne sont plus assurés, ce qui ne rassure pas les alliés commerciaux de Moscou. Poutine joue donc avec le feu. Aujourd’hui, il bénéficie des prix élevés du pétrole et du fait que l’OPEP ne veut pas ouvrir davantage le robinet de l’or noir. La Russie fait partie de l’OPEP+, donc y a un pouvoir d’influence. Mais on voit les Etats-Unis et l’Union européenne se rapprocher de pays comme l’Arabie Saoudite.

Quid au niveau nucléaire ? Rosatom, le géant russe de l’atome, contrôle une bonne partie du marché au niveau mondial et a de nombreux projets de constructions de centrales… Un risque de dépendance et de chantage russe, ici aussi ?

Rosatom n’a plus aucun projet en Europe. La Russie devait construire une centrale en Finlande, mais celle-ci a mis fin au projet à cause de la guerre. Il existe une dépendance au niveau du combustible des centrales, mais cela me semble secondaire. Car l’uranium n’est pas rare et est assez bien réparti dans le monde. L’enrichissement de l’uranium civil, donc destiné aux centrales, n’est pas compliqué. On doit très peu l’enrichir – environ 5 % – par rapport à l’uranium destiné à l’armement. Au niveau nucléaire, la dépendance de l’Europe n’est donc pas critique du tout. C’est différent peut-être pour d’autres pays, du sud de la planète et certains ex-satellites de l’URSS.

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