Jamais les méthaniers n’ont autant tourné autour des côtes européennes. © getty images

Le gaz liquéfié, nouveau Graal européen… qui provient massivement de Russie (analyse)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Les discussions européennes autour d’un plafonnement des prix du gaz buttent surtout sur le précieux gaz liquéfié (GNL), dont une éventuelle pénurie cet hiver effraie l’Allemagne. Le gaz liquéfié est devenu le nouvel enjeu géostratégique du marché de l’énergie. Analyse.

Il s’est imposé en force depuis que Poutine a déclaré la guerre du gaz. Dès la fin du mois de février et les restrictions imposées par Gazprom, les énormes méthaniers qui le transportent tournent davantage autour des côtes européennes. Le GNL, ou gaz naturel liquéfié, est la principale solution pour l’Europe, qui ne produit elle-même qu’à peine 10% du gaz qu’elle consomme. Il est convoité comme jamais, car, sans lui, il serait très probablement impossible de passer l’hiver au chaud. A peine un mois après le début du conflit en Ukraine, Ursula von der Leyen et Joe Biden ont conclu un accord pour que les Américains fournissent, dès cette année, 15 milliards de m3 (MMC) supplémentaires de GNL à l’UE.

La Russie est toujours le deuxième fournisseur de GNL de l’Europe.

Le locataire de la Maison-Blanche s’est même engagé auprès de la présidente de la Commission à en exporter 50 milliards de plus chaque année jusqu’en 2030 au moins, soit un tiers de ce que la Russie fournissait aux Européens avant «l’opération militaire spéciale». Au premier trimestre 2022, les importations de GNL en provenance des Etats-Unis, grands gagnants de la crise gazière, ont bondi de 235%, selon les chiffres de l’Union européenne. Et les importations totales de GNL ont grimpé de 72%. Un véritable engouement. Avec, tout de même, un paradoxe: «Si les Etats-Unis sont d’un coup devenus le plus grand fournisseur de GNL de l’Union, en représentant près de la moitié des importations européennes, la Russie qui, outre ses gazoducs, fournit aussi du GNL, était encore en deuxième place au deuxième trimestre, représentant près d’un cinquième des importations européennes, et cela n’a pas changé», relève Giovanni Sgaravatti, analyste énergie au think tank Bruegel. C’est un peu la face cachée de la crise énergétique: jamais les Européens n’ont acheté autant de GNL russe. Ce gaz liquéfié provient du champ de Yamal, en Sibérie, géré par le Français TotalEnergies et son partenaire russe Novatek qui, contrairement à Gazprom, est une société privée.

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Une nouvelle géopolitique du gaz

D’autres pays sont devenus des partenaires GNL importants de l’Europe: le Nigeria, le Qatar, l’Algérie, l’Egypte. La Norvège est en bonne position également, mais elle a pris du retard sur la ligne de départ à cause de l’incendie de son unique usine GNL d’Hammerfest, en septembre 2020. Elle n’a été remise en service qu’à la fin du printemps dernier et devrait remonter dans le classement.

Il est clair que le GNL est en train de changer la géopolitique du gaz. Avant l’énorme accélération de 2022, il s’est surtout développé ces six dernières années, après que la Commission eut livré sa stratégie pour le GNL et le stockage du gaz, comme elle s’y était engagée suite à la crise gazière de 2009. Cette année-là, la Russie avait interrompu ses livraisons de gaz vers l’Ukraine, zone de transit la plus importante au monde avec ses 37 500 kilomètres de gazoducs. L’interruption avait plongé l’Europe dans une crise gazière inédite. Mais elle n’avait duré que deux semaines.

Gaz liquéfié: un coût plus élevé

Si, auparavant, le GNL n’a jamais vraiment concurrencé le gaz arrivant par pipeline depuis sa source, c’est essentiellement en raison de son coût, lequel s’explique par la filière de transformation. «Le principe consiste à le condenser pour pouvoir en transporter des quantités suffisantes dans des cargos, détaille Francesco Contino, spécialiste en énergie à l’UCLouvain. A la base, il s’agit de simple gaz naturel. On le purifie pour en extraire les autres molécules que le méthane avant de le liquéfier à une température de -160°C. Ensuite, il est transporté dans des méthaniers équipés de larges cuves réfrigérées et, à l’arrivée, est regazéifié dans des terminaux dédiés à cette opération. Il se retrouve alors dans des pipelines classiques qui courent à travers le continent européen.»

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Toutes ces étapes requièrent de l’énergie en quantité: pour la regazéification, par exemple, les cuves de GNL doivent être réchauffées. D’où le prix plus élevé. Mais désormais, les Européens, tétanisés par le risque de pénurie, sont beaucoup moins regardants. Pour remplir leurs stocks hivernaux, ils n’hésitent pas à mettre le prix, incitant les méthaniers à changer de cap, comme le font régulièrement les pétroliers, en fonction du plus offrant. Ils les détournent ainsi des pays asiatiques qui sont, depuis longtemps, de gros clients de GNL dans un marché plutôt saturé. Une exception: moins énergivore à cause de son ralentissement économique, la Chine parvient à revendre aux Européens, au prix fort, ses excédents de GNL américain (30%, selon l’AIE) qu’elle a acheté avec des contrats long terme de 10 à 25 ans.

Success story bien belge

Autre signe qui ne trompe pas: le nombre de terminaux de regazéification sur les côtes européennes devrait bientôt augmenter de 50%. «Il en existe actuellement 24, mais ils ne permettent pas le même débit que les gazoducs», estime le Pr Contino. Une bonne dizaine sont en cours de construction. A un milliard d’euros l’investissement pour un terminal terrestre ou 300 millions pour un terminal flottant, c’est dire si le GNL est désormais un enjeu stratégique majeur en matière énergétique. Persuadée de pouvoir bénéficier encore longtemps du gaz russe bon marché, l’Allemagne était jusqu’ici le seul pays côtier européen à ne disposer d’aucun terminal GNL. Elle projette maintenant d’en construire quatre, surtout des flottants (FSRU), soit souvent d’anciens superpétroliers reconvertis, ce qui est plus rapide à installer qu’une infrastructure terrestre. Un cinquième FSRU a été annoncé, début septembre, par le gouvernement Scholz.

La Chine revend au prix fort du GNL américain aux Européens.

A l’inverse, l’Espagne est, avec ses sept terminaux GNL, la championne d’Europe, affichant une capacité totale de plus de 60 BCM (milliards de mètres cubes), ce qui en fait un pays de transit important. Le GNL lui permet de pallier l’incertitude du gaz provenant directement du Maghreb, dont la fourniture est régulièrement affectée par les tensions algéro-marocaines. La Belgique se positionne, elle aussi, avantageusement avec le terminal de Zeebruges. «Nous avons été pionniers pour le GNL, rappelle l’économiste Eric De Keuleneer (ULB). C’est le socialiste Willy Claes qui, avec une belle vision industrielle, a encouragé cette filière à Zeebruges dans les années 1980. C’est une des plus belles infrastructures de regazéification existantes, avec des pipelines qui partent vers la France, les Pays-Bas, l’Allemagne.»

Aujourd’hui, le terminal de Zeebruges a une capacité de neuf milliards de m3 pour le GNL, qui, avec les extensions prévues pour 2024 et 2026, atteindra 17 milliards. Cette plaque tournante gazière fait aussi transiter du gaz naturel, notamment par le Zeepipe, le gazoduc que la Norvège a choisi de faire aboutir à Zeebruges. En tout, c’est 52 BCM qui passent par l’installation belge. L’Allemagne en profite bien. «Nous l’approvisionnons à raison de 35 gigawatts par heure, ce qui équivaut à la production de 35 centrales nucléaires classiques d’1 GW, précise Laurent Remy, porte-parole de Fluxys, qui gère le terminal de Zeebruges. C’est loin d’être anecdotique.»

Depuis la crise du gaz, l’Europe développe les interconnexions de pipelines entre les Etats membres. Elles sont devenues cruciales. «Le défi est de faire parvenir du GNL regazéifié à de bonnes conditions aux pays qui n’ont pas de terminaux ou de façade maritime et qui étaient très dépendants du gaz russe», commente Eric De Keuleneer. Des tuyaux, récemment inaugurés, ont déjà été tirés entre la Grèce et la Bulgarie (182 km), entre la Pologne, le Danemark et la Norvège (275 km) et entre la Slovaquie et la Pologne (167 km).

770 millions de m3

Le stock de gaz belge se situe à Loenhout, au nord d’Anvers, près de la frontière néerlandaise. Depuis début octobre, il est déjà rempli à plus de 90%, alors que ce niveau est généralement atteint début novembre. Sachant que ce site peut contenir 770 millions de m3 de gaz, la réserve actuelle permet de couvrir plus de 4%, et bientôt 4,5%, de la consommation belge sur une base annuelle, selon Fluxys.

L’Allemagne se cogne au plafond

«Mais la solidarité européenne ne joue pas partout, loin de là, relève Giovanni Sgaravatti. Abandonné en 2019, le projet de gazoduc MidCat (ou Midi-Catalogne), entre l’Espagne et la France, ressuscité par la crise ukrainienne, sème toujours la discorde entre Européens.» Ce gazoduc stratégique de 200 km qui devait s’ajouter à deux anciens pipelines transpyrénéens de faible capacité était censé acheminer du gaz naturel nord-africain et du GNL regazéifié vers les pays du nord de l’Europe, surtout l’Allemagne. Mais, début septembre, le président français a définitivement enterré le projet, au grand dam de Berlin, Madrid et Lisbonne.

Stratégiquement, la Belgique se positionne avantageusement avec le terminal Zeebruges.
Stratégiquement, la Belgique se positionne avantageusement avec le terminal Zeebruges. © belga image

Autre sujet de dissension: le plafonnement temporaire des prix du gaz, réclamé par quinze Etats membres, Belgique et Italie en tête. La difficulté de trouver un accord sur ce point tient essentiellement à la résistance allemande, car Berlin craint que cela ne menace la sécurité d’approvisionnement, surtout en GNL. On sait que les méthaniers peuvent changer de direction, en cours de navigation, s’ils reçoivent une offre plus alléchante. Une incertitude que le Pr Contino relativise: «Vu la pression de ses réservoirs frigorifiques, un méthanier perd constamment un peu de gaz. C’est ce qu’on appelle le boil-off. Ce gaz est récupéré et utilisé par le cargo, mais il ne peut toutefois se permettre de modifier son cap plusieurs fois et de faire le tour du monde, comme un pétrolier.»

Quoi qu’il en soit, on peut se demander si tous ces investissements coûteux s’avéreront nécessaires longtemps. «Ils semblent destinés pour le long terme, note Giovanni Sgaravatti. Mais si la demande de gaz diminue, comme le prévoient les différents plans de réduction d’hydrocarbures, comme Objectifs 2030, Fit for 55, RePowerEU, le GNL qui est plus cher sera le premier perdant.» A moins que ces infrastructures ne servent la transition énergétique. «C’est l’espoir qu’on a, car les terminaux et les pipelines peuvent aussi accueillir d’autres molécules que le méthane, comme le gaz naturel de synthèse ou l’hydrogène», conclut Francesco Contino. Rendez-vous dans le futur…

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