Stephan Eicher a pu faire un tel album «aussi parce que la musique est un réconfort» . © Annik Wetter

Stephan Eicher for ever

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Entre un grand prix helvète rémunérateur et la faucheuse parentale, les trois dernières années de Stephan Eicher ont été en montagnes suisses. Causant sans doute la réussite du nouvel album Ode, entre mélancolie et respiration libératoire.

«La dernière fois que l’on s’est parlé, j’habitais encore en Camargue. J’ai voulu revenir près d’eux, en Suisse, en décembre 2020, au moment où ma mère est décédée. Avec ma femme, on habite désormais près du lac Léman. Mes parents sont partis, nous sommes restés… Au cœur de la pandémie, à l’hôpital, je n’ai pas pu prendre mon père dans les bras, alors qu’il mourait. Il y a une valeur inouïe à pouvoir prendre quelqu’un dans ses bras. Si j’ai pu faire un nouvel album de cette teneur, c’est aussi parce que la musique est un réconfort.» Stephan Eicher (1960) pratique toujours cet accent en gravier de français rocailleux. Un après-midi d’octobre, conjugué d’une voix distante au téléphone depuis la France: «Comme raison du départ de la Camargue, il n’y a pas seulement eu le désir de me rapprocher de ma famille, mais aussi toute l’ambiance française face à ce virus. Tout à coup, j’ai eu l’impression que ce pays considérait ses habitants comme des enfants de 4 ans. Et puis, même à gauche, la France donnait l’impression de se baigner dans le populisme. J’ai trouvé cela très lourd et j’ai pensé au futur de mon fils, belgo-franco-suisse… En France, je n’avais pas le droit de voter mais en Suisse, je peux le faire tous les trois ou quatre mois: j’aime bien cette idée de démocratie directe, même si mon opinion n’est pas forcément celle de la majorité.»

Quand Arno est parti, cela m’a brisé le cœur.

Eicher rigole doucement, comme souvent. Confirmant l’insularité de sa personne, mélange de Leonard Cohen vallonné, de Tony Joe White bernois et d’Européen certifié. Particulièrement peiné par la mort d’un autre p… d’Européen qu’il a beaucoup croisé et fréquenté, Arno évidemment. «Quand il est parti, cela m’a brisé le cœur. Un homme d’une inspiration incroyable.» Depuis son quatrième album, Silence, paru en 1987, incluant le tube Combien de temps?, Eicher n’a cessé de venir à Bruxelles: «J’ai fait je ne sais combien de sessions aux Studios ICP (à Ixelles), qui ont littéralement façonné mon éducation musicale. Je continue d’ailleurs à travailler avec des musiciens belges, y compris pour Ode où les excellents Nicolas Stevens, au violon, et Geoffrey Burton, guitariste, exposent une nouvelle fois leur talent. C’est également un fabricant anversois qui s’est occupé de construire les automates de la tournée Und die Automaten, débutée en 2015. Et puis, je n’oublie pas qu’avant la Camargue, j’ai été bruxellois durant trois années. J’étais très heureux de parcourir la ville en Vespa, mais ma femme, Belge aux origines binchoises, en a eu marre des cumulus et s’est mise à rêver de ciel bleu.»

Produire le jeune Adamo

Sur Ode passe quelque chose de la vieille Europe, belge ou suisse. D’un continent aux mille réalités distillées dans des chansons souvent à l’odeur de soleil après la pluie. Finement taillées au gré des événements. Lorsque la pandémie s’installe, Eicher pense aussi à sa réalité économique, aux huit musiciens et techniciens – douze lors des concerts – qu’il prend l’habitude de rémunérer. Coup de frais financier inattendu, lorsque Stephan remporte l’équivalent de cent mille euros au Grand prix de la musique suisse qui, d’habitude, couronne plutôt des artistes classiques, d’opéra ou de ballet.

Ode possède cette faculté de la mélancolie vocale propre à ressourcer l’auditeur.
Ode possède cette faculté de la mélancolie vocale propre à ressourcer l’auditeur. © Annik Wetter

A partir de là, il peut réaliser un fantasme concret. Construire ce qu’il appelle et diffuse sur les réseaux sociaux ses «Radeaux des inutiles». Un joli bric-à-brac baroque qui évoque un minivaisseau pirate, dérivant au gré des mers médusées par la météo. L’ embarcation s’arrête beaucoup moins en mer que dans les campagnes françaises ou suisses, pour y être la scène de concerts plus ou moins intimistes. Fabriqué en trois exemplaires, deux ont trouvé refuge dans des endroits fixes, près de Montreux et puis sur un glacier qui fond: «Au début, on a joué pour quinze personnes, la limite en Suisse… Comme les hôtels étaient fermés, on dormait là où on jouait. Avec un studio portable, on a commencé à enregistrer au fil du temps. On a produit trois disques: Ode, un album illustré qui sortira l’année prochaine et puis un jeune chanteur belge, Salvatore Adamo, sans aucun doute l’une des plus belles choses que j’aie faites. Même si, initialement, il n’était pas très heureux du résultat.»

Au début, on a joué pour quinze personnes. Avec un studio portable, on a commencé à enregistrer au fil du temps.

Ce disque d’Adamo, qui devrait sortir fin 2022, début 2023, mériterait sans doute une saga d’investigation journalistique. Pour résumer l’affaire, Eicher voulait cet album de reprises anglo-saxonnes par le Belgo-Italien dans la ligne de Rick Rubin produisant Johnny Cash. Dépouillé, sans effets, essentiellement basé sur la voix magique du titulaire. «Il s’est passé beaucoup de choses avec Salvatore, poursuit le Suisse. Il a pris les bandes de son côté, rajoutant des trompettes et autres instruments. Et puis, il y a eu un autre résultat final, sans doute entre sa volonté et la mienne. J’ai été intéressé par sa vulnérabilité, et je pense que cela lui pose problème.» En attendant d’entendre l’Adamo, il faut écouter Ode, à la vulnérabilité, elle, parfaitement assumée.

Crème et amitiés

«Dans l’album Homeless Songs, sorti à la toute fin de 2019, je me suis retenu sur un disque pratiquement maigre (sourire). Mais sur Ode, il y a de la crème, des orchestrations presque trop grandes, des chansons très travaillées. Les gens vont se dire: « Il exagère. » Mais c’est jouissif.» Album réalisé dans l’inconfort du Covid et de la perte des parents, Ode possède cette faculté de la mélancolie vocale – inhérente depuis toujours chez Eicher – propre à ressourcer l’auditeur. Stephan interprète des textes de Philippe Djian, son éternel complice: Le plus léger au monde, Rêverie, Je te mentirais disant sont de superbes chansons, à inscrire aux classiques eicheriens. Sans oublier le chanté en bernois, Lieblings Laebe, où cet autre complice, le Suisse alémanique Martin Suter, ramène Stephan à ses racines linguistiques. Et sentimentales. Et puis, dans la conversation d’automne, Eicher revient une nouvelle fois à la Belgique, qui teint volontiers Ode: «Les mariachis, une idée belge! L’ empereur du Mexique, Maximilien (parent des Habsbourg), a poussé une musique qui était inspirée de la polka et des violons autrichiens.» Qui, quasi deux siècles plus tard, donne quelques-unes des couleurs du Eicher 2022.

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