Avec sa sœur Bieke, l'artiste a signé Border Birds, une sélection de photos issues de caméras de surveillance et montrant des oiseaux en train de passer les frontières. © Dries & Bieke Depoorter / Magnum Photos

Souriez, Dries Depoorter vous regarde

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Surveillance généralisée, intelligence artificielle, protection des données personnelles, artificialité des réseaux… le travail, devenu viral, de l’artiste Dries Depoorter permet à tout un chacun d’appréhender les enjeux technologiques actuels de manière drôle et grinçante.

Le sommeil d’Hélène est pour le moins agité. Elle a changé de position au moins une vingtaine de fois. Dos, côté, ventre. Ventre, côté, dos. A tel point que l’image du tataki de thon, cette méthode de cuisson du poisson consistant à le saisir en le retournant énergiquement, s’est imposée à son esprit. Entre veille et sommeil, l’esprit de cette maman de deux enfants dérive. Au loin, elle perçoit des braises, une sorte de feu qui couve. A moins que ce ne soit une lueur. Oui, c’est cela, un doux rayon de lumière rouge. Elle ouvre un œil. Ce qu’elle perçoit dépasse l’entendement. L’affichage digital de son réveil marque une heure surréaliste: 40,2 suivi d’un étrange symbole. Une angoisse, doublée de cette affreuse impression d’être passée de l’autre côté du miroir, étreint l’avocate. Il n’en faut pas plus pour l’extirper de sa somnolence. Hélène retrouve sa lucidité et, avec elle, le souvenir de l’étrange cadeau que lui ont offert ses fils. Shortlife se présente à la manière d’un radioréveil classique, mais plutôt que donner l’heure, l’objet n’affiche rien de moins que le pourcentage d’existence écoulé. Sans appel, celui-ci est calculé sur la base des chiffres d’espérance de vie tels qu’ils ont été établis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour l’obtenir, il suffit d’encoder trois éléments dans le webshop dédié: le sexe, la date de naissance et le pays dans lequel vit le destinataire du présent. Certes, cette vanité, ce memento mori, idéalement taillé pour le XXIe siècle, rappelle que la vie est courte mais aussi, en filigrane, fait prendre conscience de notre obsession et de notre ambiguïté face aux certitudes technologiques. Ce «cadeau», Julien et Benjamin, les deux ados d’Hélène, l’ont trouvé en «série limitée» (un million d’exemplaires dont un peu plus de trois cents ont été vendus) sur le site de Dries Depoorter (Courtrai, 31 ans). L’artiste, basé à Gand, déroule un modus operandi révélateur d’une nouvelle génération de digital natives maîtrisant parfaitement les arcanes numériques. Preuve de cela, sa notoriété a explosé ces derniers mois. En cause, une impressionnante capacité à digérer les questions qui travaillent l’époque tout en faisant l’économie d’un encombrant arsenal théorique.

Je ne savais pas que j’étais filmé de la sorte. Si une personne peut faire ça, que peut faire un gouvernement?

En coulisse

C’est le 12 septembre dernier que la popularité de Dries Depoorter a fait un incroyable bond. Il lui a suffi de quelques tweets bien sentis, touchant nos cordes sensibles, et relayés par un nombre impressionnant de médias. A tel point que son histoire a été racontée quelques jours plus tard par Kashmir Hill, la journaliste du New York Times en charge des sujets situés au croisement des technologies et de la vie privée.

En quoi consistaient ces tweets dont le retentissement s’est opéré à l’échelle mondiale? Depoorter a levé le voile sur des montages plaçant côte à côte deux registres d’images différents. A gauche, une photo du genre de celles qui pullulent sur Internet, montrant une personne occupée à faire la promotion de sa propre existence à la faveur d’un selfie ou avec l’aide d’un complice. A droite, la même scène, déroulée sous forme de vidéo, révélant cette fois un éclairage totalement différent. Le diptyque donne à voir influenceurs et autres utilisateurs connectés à une communauté immortalisés à leur insu. Le montage souligne l’arrière-cuisine des réseaux sociaux – notamment le fait que de telles photos soient issues de laborieuses mises en scène en totale contradiction avec l’apparente spontanéité qu’elles promettent – tout autant que la surveillance généralisée à laquelle plus personne ne peut rêver d’échapper. «Tel est filmé qui croyait se photographier», pourrait-on suggérer en guise de morale de l’histoire.

Shortlife n'a rien du radioréveil classique. Plutôt que l'heure, l'objet affiche le pourcentage d’existence écoulé.
Shortlife n’a rien du radioréveil classique. Plutôt que l’heure, l’objet affiche le pourcentage d’existence écoulé. © dries depoorter

Intitulée The Follower, cette série alerte brillamment sur l’un des miroirs aux alouettes de notre époque: le contrôle de sa propre image. Comme le laisse entendre le titre – qui évoque aussi bien quelqu’un qui traque qu’un abonné sur les réseaux –, il existe toujours un «follower» que l’on ne suspecte pas. Parmi d’autres candidats, David Welly Sombra Rodrigues, un professeur de français brésilien, l’a appris à ses dépens après que Depoorter a fait circuler, en prenant soin de préserver l’anonymat de ce trentenaire suivi par près de 8 000 abonnés, un cliché contextualisé par une vidéo le montrant en train de poser avantageusement devant le Temple Bar, un bar du célèbre quartier éponyme de Dublin. Mis au courant par des amis, l’enseignant a fait part de sa surprise et de l’acuité de la démarche au New York Times. «J’étais choqué, je ne savais pas que j’étais filmé de la sorte. Si une personne peut faire ça, que peut faire un gouvernement?», a-t-il confié à Kashmir Hill dans son long article paru le 22 septembre dernier. Pour parvenir à sa démonstration, Depoorter a agi en trois temps, comme il l’explique sur son site. D’abord, il a procédé à l’enregistrement d’une sélection de séquences glanées sur le site d’EarthCam, une société donnant accès à des webcams situées aux quatre coins du monde. Ensuite, il a isolé des images sur Instagram sur la base de géolocalisations similaires. Enfin, il s’est aidé d’un logiciel de reconnaissance faciale en open source pour comparer les deux types de matériel. Bingo, «It’s a match!» comme afficherait Tinder: des convergences sont apparues par dizaines, dont le visage de David Welly Sombra Rodrigues lors de sa virée irlandaise.

L’artiste a vendu des bribes de discussion. Prix: entre 5 et 550 euros, selon leur degré d’intimité.

Visibilité maximale

En publiant The Follower, Dries Depoorter n’en était pas à un coup d’essai. En 2021, ce féru de technologie avait déjà fait parler de lui avec le projet The Flemish Scrollers qui exploitait un même filon d’arroseur digitalement arrosé. Cette fois, la cible était les membres du gouvernement flamand dont une partie des sessions de travail est diffusée sur une chaîne YouTube. Le petit génie de l’informatique a mis au point un software capable d’identifier – et diffuser immédiatement sur les réseaux sociaux accompagné de la phrase «Dear distracted @XXX, pls stay focused!» – les politiciens occupés à faire défiler l’écran de leur téléphone plutôt qu’à suivre le débat en cours. Une affaire qui a forcément connu un succès retentissant et engendré son lot de justifications plus ou moins valables.

Dries Depoorter aime exploiter le filon de l’arroseur digitalement arrosé.
Dries Depoorter aime exploiter le filon de l’arroseur digitalement arrosé. © blickflänger

Ces deux faits d’armes invitaient à en apprendre davantage sur la personnalité d’un artiste dont le profil s’inscrit au sein d’une nouvelle génération condensant les enjeux de l’époque. Depoorter est de ceux qui ont pris toute la mesure d’un concept clé en matière de création: la viralité. L’homme sait comment mettre au jour ces «hyperimages», seules représentations capables d’émerger dans le flot médiatique incessant en raison de la charge émotionnelle qu’elles contiennent. Colère, ressentiment, peur, urgence, narcissisme… autant de combustibles alimentant une nouvelle économie de l’attention qui, on s’en doute, précipite la visée esthétique ou la reproduction du réel dans les oubliettes de l’histoire visuelle.

C’est au Maaket, un imposant espace de cocréation situé au nord de Gand, dans lequel Dries Depoorter a installé ses bureaux, que l’on rencontre le talentueux artiste digital qui déjoue les idées préconçues. Si son allure – des baskets, un ordinateur portable à la main qui semble une prolongation de son corps, ainsi qu’un tee-shirt par-dessus lequel surgit une paire d’écouteurs – évoque la dégaine attendue d’un nerd, force est de reconnaître que son profil d’artiste-entrepreneur-autodidacte-inventeur-lanceur d’alerte est plus complexe. «Dans un premier temps, j’ai étudié l’électronique au VTI de Waregem. L’idée était de reprendre Depoorter Elektro, la société familiale créée par mon grand-père. En cours de route, je me suis rendu compte que ce ne serait pas pour moi. Il me fallait une activité avec davantage de liberté et de créativité», souligne-t-il.

Sur les conseils de sa sœur aînée, Bieke Depoorter, photographe chez Magnum – avec qui il a signé Border Birds, une sélection de photographies issues de caméras de surveillance montrant des oiseaux pris en flagrant délit de passage de frontières –, Dries s’inscrit en 2010 dans une école d’art à Gand. «J’ai suivi un bachelier en media art à l’Hogent. C’était un enseignement peu contraignant qui me convenait à merveille. Cela m’a permis de toucher un peu à tout, tant au dessin et à la peinture, qui ne m’intéressaient pas du tout, qu’à la programmation qui m’a passionné au point de devenir addict», se souvient cet homme pressé qui craint en permanence, comme il l’a confié au Tijd, de se faire doubler sur une bonne idée. Au sortir de ses études, il bosse d’abord dans la publicité, où son rôle consiste à forger des concepts pour les clients. Très vite, il donne vie à des idées créatives qui lui permettent de générer des revenus. Ainsi, dès 2010, il met sur pied 24 h soundwave, un site Web diffusant une journée entière de conversations tenues avec des proches. «Certaines bribes de ces discussions étaient manquantes, je les avais supprimées parce qu’elles relevaient de l’intimité. J’ai eu l’idée de les mettre en vente à l’attention de qui voulait en savoir plus. Les prix étaient variables, entre 5 et 550 euros. Ils ne dépendaient pas de la longueur des extraits mais du degré d’intimité dont ils procédaient», précise-t-il.

J’ai étudié l’électronique dans l’idée de reprendre la société familiale. Mais en cours de route, je me suis rendu compte qu’il me fallait davantage de liberté et de créativité.

Machine à idées

Le succès remporté par ses créations pousse Dries Depoorter, influencé en cela par une famille d’entrepreneurs, à devenir son propre patron en regroupant sa production artistique sous une société. Boosté par un nombre impressionnant de tutoriels avalés en bon autodidacte, le «creative technologist», comme certains le qualifient, fait tout lui-même, de la création de son site de vente à l’assemblage final d’un objet technique comme Shortlife, évoqué plus haut, en passant par le développement de logiciels ou d’applications. Les galeristes? L’intéressé n’en voit pas l’intérêt, du moins tant qu’ils proposeront des arrangements 50/50 qui ne seraient en aucun cas à son avantage.

© dries depoorter

Jamais à court d’idées – ce qu’ont bien compris des marques comme Adidas ou Chanel qui le sollicitent pour son expertise – Depoorter imagine des concepts avec une facilité déconcertante. A tel point qu’il est difficile à suivre. Son site recense et expose avec une clarté exemplaire ses multiples trouvailles qui tiennent chacune en quelques lignes. Ainsi d’une application comme Die With Me, donnant accès à un chat room uniquement lorsque la batterie du smartphone est chargée à moins de 5%. Le logiciel en question montre l’aptitude de Depoorter à renverser les logiques inhérentes au digital tout en offrant une porte de sortie inespérée à tout qui a ressenti la difficulté de quitter une conversation en ligne – cet art de la subversion des lois du marché, l’autoentrepreneur la pousse à son comble en vendant Die With Me plus cher, 1,99 euro au lieu de 99 cents, au moment du Black Friday. Le même sens de la pirouette se détecte dans Non Views, une extension modifiant le comportement d’un navigateur Web en affichant sur YouTube non pas le nombre de vues d’une vidéo comme c’est habituellement le cas, mais le nombre de personnes dans le monde n’ayant… pas regardé le contenu – le tout pour un recadrage salutaire.

Retour à la matière

S’il imagine également des installations permettant de manipuler des caméras de surveillance à partir de manettes PlayStation, des billets à gratter pour obtenir gratuitement des likes sur Instagram, des cartes de visite imprimées directement d’après le profil Tinder des utilisateurs ou encore Jaywalking, un dispositif branché sur des caméras de surveillance permettant de dénoncer à la police des piétons en train de traverser au rouge, Depoorter est également capable de mettre au jour une beauté technologique non suspectée. Ainsi de 24 h Sunrise/Sunset qui dévoile en continu des levers et couchers de soleil enregistrés partout dans le monde par le biais de la vidéosurveillance. Cette vue à 360 degrés du fait technologique l’empêche de tenir un discours manichéen sur une société dont le destin l’apparenterait à un roman de George Orwell.

J’essaie qu’une prise de conscience soit possible sans en passer par un essai indigeste de mille pages.

Quand on lui demande si ce devenir l’inquiète ou le rassure, il botte en touche. «A travers mon travail, je montre les dangers inhérents à la technologie mais je n’ai pas de solution à proposer, ni d’états d’âme. Je me contente de constater et de faire réfléchir de manière ludique. J’essaie qu’une prise de conscience soit possible sans en passer par un essai indigeste de mille pages», se défend-il. Et à qui serait tenté de voir en lui un geek rivé à son ordinateur, Dries Depoorter objecte d’impressionnantes installations renouant avec la matière qui exhibe le hardware derrière les logiciels. Exposées dans les lieux de culture, comme en ce moment au Musée de la main, à Lausanne, ces dispositifs battent en brèche l’idée trop souvent tenue pour vraie d’une technologie digitale envisagée comme pure dématérialisation. Un élément crucial soulevé par l’artiste flamand à l’heure où l’actualité pointe l’effroyable tintamarre des fermes de minage de bitcoins couvrant celui des chutes du Niagara.

The Flemish Scrollers, ou les politiques pris sur le fait en train de faire défiler l'écran de leur GSM plutôt que suivre les débats.
The Flemish Scrollers, ou les politiques pris sur le fait en train de faire défiler l’écran de leur GSM plutôt que suivre les débats. © dries depoorter
© dries depoorter

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