Après le silence, troisième volet de la Trilogie des horreurs de Christiane Jatahy
Troisième volet de la Trilogie des horreurs de l’artiste brésilienne Christiane Jatahy, Depois do silêncio (Après le silence) dit les racines du racisme structurel, héritage du colonialisme dans un Brésil marqué par l’inégalité des classes. Et questionne l’identité, le droit à la terre et à la liberté. Un spectacle puissant d’actualité.
Sur le plateau, trois comédiennes afro-brésiliennes et un musicien. En fond de scène, décalé vers la droite, un immense écran qui regarde vivre une communauté de Bahia (nord-est du Brésil), ses rites, ses luttes, son quotidien. Durant presque deux heures, le présent de chair et le filmé d’ailleurs vont se répondre, magiquement liés par le fil invisible du théâtre. C’est Depois do silêncio (1), qui après Entre chien et loup et Before the Sky falls, clôture la Trilogie des horreurs de Christiane Jatahy. Une trilogie que l’artiste de 53 ans a débutée après la victoire de Jair Bolsonaro à la présidentielle, en 2018.
Le plus que je peux faire comme artiste est de créer un lien avec le public, pour qu’il développe sa propre pensée, son propre sentiment.
Si le premier volet traitait, vu de l’extérieur, du fascisme («qui arrive si vite») en s’inspirant du Dogville de Lars von Trier, le second du pouvoir de la masculinité toxique en empruntant au Macbeth de Shakespeare, cette fois, c’est à partir de l’intérieur du pays que Jatahy a décidé de parler. Ou, plutôt, de faire parler.
Pour documenter les traces des racines du racisme, toujours terriblement présent au Brésil et issu d’un colonialisme ancien réactualisé, Christiane Jatahy a travaillé sur un triple matériau. D’abord, sur le roman du géographe bahianais Itamar Vieira Junior, Torto Arado (La Charrue tordue). L’ œuvre suit trois sœurs dans une fazenda (NDLR: grande propriété agricole) de l’état de Bahia: Chapada Diamantina. Un quotidien fait de traite par les propriétaires tout-puissants, de quasi esclavagisme, du déchirement de ne pas posséder de terre, de lutte pour exister malgré tout, de cérémonies rituelles. Au centre de l’histoire, un couteau, caché dans une malle, une vie dévastée qu’on supporte en participant à des rites afro-brésiliens du Candomblé. Les dessous du roman se racontent dans les images projetées sur scène durant le spectacle, celles du documentaire que Christiane Jatahy est allée tourner là-bas, à Bahia, sur les traces de Torto Arado, à «la rencontre de cette communauté pour qu’elle m’explique les faits qui ont inspiré le roman», comme elle le confiait au magazine français La Terrasse. Et qui constitue le deuxième matériau du spectacle. Enfin, troisième matériau, cinématographique lui aussi, Cabra Marcado para Morrer, d’Eduardo Coutinho. Un film interrompu par le coup d’Etat de 1964, poursuivi et achevé en 1984. Un film qui conte l’histoire du chef de la ligue paysanne de Sapé (Paraíba), João Pedro Teixeira, assassiné par des hommes de main de propriétaires terriens.
Ces trois «matériaux racines» s’articulent pour livrer un combat commun sur scène: celui de dire la difficulté de ces communautés d’exister, la persistance d’un esclavagisme moderne, la lutte des classes populaires indigènes sous la coupe de propriétaires terriens blancs et l’impact du politique sur le banal quotidien.
Un fil(m) d’hier à demain
Pour donner force au combat, Christiane Jatahy a recours à ce qu’elle fait de mieux depuis plusieurs années – ceux qui ont vu Le Présent qui déborde au National peuvent en attester –, le tissage du réel et de la fiction, de l’image filmée et du corps scénographié, de l’hier et de l’aujourd’hui. «Si j’utilise le cinéma, confiait-elle lors de la remise de son Lion d’Or à Venise cet été, c’est que c’est l’art d’hier, de la résurgence, du souvenir, qui convie le présent sur scène pour ouvrir à des questions du futur.» Tout ça dans un spectacle d’une heure cinquante, comme un dialogue entre là-bas et ici, absents et présents, dans une ronde magique qui grise le spectateur, au final en transe dansée dans et hors cadre.
Les longs passages filmés mêlent le documentaire de Jatahy aux images de Cabra Marcado para Morrer. Les personnages interrogent les comédiennes, les comédiennes vivent l’image, le percussionniste emmène le tout. Le va-et-vient est incessant. Pourtant, même happé par cet échange, pris par le tourbillon du dialogue des formes, il manque ce minime plus ressenti dans Le Présent qui déborde, où les comédiens, débordant eux-mêmes de la scène, surgissant entre les fauteuils, quand ce n’était pas d’un fauteuil, parmi le public, ébranlaient plus directement nos certitudes et notre quotidien.
Pour changer le pays, il faut changer ses structures de pensée. Avec Lula, on a cette chance, mais il y a du travail.
Reste avec Depois do silêncio ce discours de l’intime, immensément politique, devant nous. Reste la pertinence du propos de la pièce. Reste que Jatahy réussit, malgré tout, ce qu’elle souhaite au premier chef : «Tout est politique, même la nature devient politique. La révolution et la transformation doivent s’organiser collectivement autant qu’individuellement. Le plus que je peux faire comme artiste est de créer un lien avec le public, pour qu’il développe sa propre pensée, son propre sentiment.»
Car l’urgence de penser est là, d’autant plus au lendemain de l’élection présidentielle brésilienne en demi-teinte (lire l’encadré). L’urgence aussi de repenser un monde qui efface les inégalités et permet à chacun la liberté et la fierté. Un monde et un Brésil où, selon l’artiste, il ne suffit pas de combattre Bolsonaro, mais où il s’agit de transformer la société en profondeur, cette société où quelques-uns restent arc-boutés sur leur privilèges. Une utopie que ce changement? Sans doute. Mais rien ne fera perdre à la Lionne d’Or de Venise, à la metteuse en scène de Rio, à l’artiste du monde, la volonté de continuer ce combat, et cette passation. Avec fougue, élégance, intelligence et puissance. En laissant sortir les voix. Sur scène, à l’écran, dans la vie.
(1) Depois do silêncio, au Théâtre national, à Bruxelles, du 16 au 18 novembre. www.theatrenational.be
Christiane Jatahy: «Nous avons fermé la porte de l’enfer»
Au lendemain de l’élection présidentielle brésilienne, la metteuse en scène nous livre son sentiment.
Comment avez-vous accueilli la victoire de Lula?
Je suis soulagée. Nous avons récupéré notre Brésil. Nous sommes à un moment crucial, dans un processus de transition qui ce ne sera pas facile. Un moment d’espoir, qu’il faut vivre sans renoncer à nos luttes. C’est complexe, intense, dangereux, il faut éviter le pire. J’ai lu ceci sur les réseaux, un bon résumé: «Nous n’avons pas ouvert la porte du paradis, mais nous avons fermé celle de l’enfer.»
Vous avez dit – et c’est en filigrane du spectacle – qu’il ne faut pas seulement combattre Bolsonaro mais changer la société en profondeur.
L’histoire à la base du spectacle est ancrée loin, dans la question postcoloniale. Pour changer le pays, il faut changer ses structures de pensée. Avec Lula, on a cette chance, mais il y a du travail.
La nature est un personnage récurrent chez vous. Comment envisagez-vous son destin sous Lula?
Après sa victoire, il a dit qu’il créerait un ministère des Indigènes. Ce sont eux les vrais gardiens de la forêt. Quand on défend les indigènes, on défend la forêt. Je pense qu’il pourra stopper le phénomène de déforestation, même si ce processus requiert du temps. Il est conscient du droit à la terre. C’est tout l’agroalimentaire qu’il faut repenser.
Depois do silêncio met trois comédiennes au plateau. Que dire sur la condition des femmes avec Lula?
C’est une autre promesse de Lula, à laquelle je serai très attentive. L’ équilibre homme-femme partout, au gouvernement, dans les salaires… On peut difficilement faire pire qu’avec Bolsonaro, masculinité toxique incarnée.
Comment voyez-vous votre travail demain?
Il faut continuer à dénoncer les bases de l’horreur, au Brésil et ailleurs, pour l’avenir de l’humanité. Le théâtre est un immense espace politique de discussion, de pensée. Je continuerai à penser et à faire penser, même de façon légère.
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