La Cour suprême des Etats-Unis a remis en route ce qui condamne les femmes à la solitude et à la honte. © getty images

Avortement dans la littérature: «pas d’inquiétude, pas de douleur, et propre»

Caroline Lamarche
Caroline Lamarche Écrivaine belge

Une fois par mois, l’écrivaine belge sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.

Roe vs Wade, c’est, en 1971, l’aboutissement du combat d’une femme contre un juge et, à l’arrivée, un arrêt historique appliquant le droit à la vie privée à la question de l’avortement. La même année paraissait, dans sa version originale en anglais, L’Avortement de Richard Brautigan. L’histoire se passe en 1966 au Texas, Etat qui, aujourd’hui, a mis fin au droit constitutionnel à l’IVG et menace, dans la foulée, les droits des LGBTQI+. Il y est question d’une bibliothèque qui archive les manuscrits refusés – avortés, pourrait-on dire – et de l’accueil bienveillant de leurs auteurs par le bibliothécaire, dont c’est la mission. Puis de l’arrivée d’une sublime jeune femme nommée Vida – vie, en espagnol – désireuse de faire archiver son manuscrit refusé par les éditeurs. Puis de l’amour entre elle et le bibliothécaire, qui est aussi le narrateur. Il est question enfin, Vida enceinte, de l’accueil, bienveillant lui aussi («pas d’inquiétude, pas de douleur, et propre») d’un médecin avorteur à Tijuana, une fois la frontière passée. Un récit d’amour et d’errance ponctué de moments légers ou poignants, en particulier lorsque l’avortement est perçu par le narrateur de manière purement sonore, de l’autre côté d’une porte entrouverte: brefs échanges en espagnol entre le docteur et son assistant, bruits de métal des instruments qui s’entrechoquent, vacarme de la chasse d’eau qui fait partir le contenu d’un seau. Ainsi tenu à l’écart, le narrateur est dans la position de ceux qui n’ont pas vécu un avortement dans leur chair, réduits à y «participer» à distance. Position lucide mais infiniment mélancolique, comme celle de certains médecins ou des écrivains soigneurs d’âme. En tout cas, Vida n’est pas seule. Elle est accompagnée, veillée, réconfortée par le narrateur et, au terme de leur périple, tous deux verront s’ouvrir un avenir commun débarrassé du désarroi.

L’Avortement, par Richard Brautigan, Seuil, 1973, 197 p.
L’Avortement, par Richard Brautigan, Seuil, 1973, 197 p. © National

Si les protagonistes du roman de Brautigan sont héritiers de la libération sexuelle chère à la Beat Generation, ce n’est pas le cas des femmes dont Nicole Malinconi a accueilli l’immense désarroi, justement, dans Hôpital silence (1985), chronique laconique des mois passés à l’écoute des femmes dans une clinique où l’on accouche ou avorte au même étage, d’où un cortège d’humiliations et de douleurs pour celles qui repartent à vide, si l’on peut dire. Ce n’est pas non plus le cas d’Annie Ernaux narrant, plusieurs décennies après ce qu’elle nomme L’Evénement, sa solitude d’étudiante accablée par ce fardeau imprévu, de jeune femme délaissée par des hommes immatures, de patiente dont, douze ans avant la loi Veil, les médecins se détournent, d’assistée, enfin, qu’une faiseuse d’anges laisse se débrouiller avec la sonde qui la martyrise.

La Cour suprême des Etats-Unis a donc remis en route ce qui condamne les femmes à cette solitude et à cette honte. Les voilà à nouveau réduites à ce corps dont la libération n’aura été qu’une brève et fervente parenthèse, comme l’est ce roman dont le titre chirurgical masque l’énergie vitale.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire