Caroline Lamarche
Le post-scriptum de Caroline Lamarche: intérieur nuit
Une fois par mois, l’écrivaine belge Caroline Lamarche sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.
«Je ne sais pas si je l’aime. Il fait si chaud. Je suis si fatiguée. Si seulement l’été pouvait finir.» On croirait être à la fin de l’été 2022. On est en 1982, à Bruxelles, par une nuit de canicule. Des corps se cherchent, s’attendent, s’enlacent, se fuient. Le claquement des talons, les klaxons des autos – toutes les fenêtres sont ouvertes –, des bribes de chansons jaillies des juke-box, des lumières, du rouge, du bleu, du vert, du blanc, mais surtout beaucoup d’obscurité, de détails devinés, draps froissés, volées d’escalier, places désertées, zinc des bars. Reflets, lueurs, sueur. Et toute la magie d’un film qu’il faut absolument avoir vu avant de mourir.
La narratrice s’exprime à la troisième personne comme si elle se filmait elle-même, incapable de dire «je».
Fraîchement restauré par la Cinematek pour inaugurer l’hommage à Chantal Akerman qui se déroulera pendant plusieurs mois en divers lieux de Bruxelles, Toute une nuit (1) ne raconte rien, ou presque rien. Que s’y passe-t-il d’autre en effet que des rencontres fugitives au seul motif que «plusieurs personnes sont incapables de s’endormir»? Pourtant notre imagination bondit, aiguillonnée par cette ronde de couples dont on ne saura donc pas grand-chose sinon qu’il leur faut, en dansant, en marchant ou en se roulant sur un lit, s’étreindre vite, furieusement, comme si c’était la fin du monde. Une errance mélancolique et passionnée, la poursuite d’une fusion impossible, un kaléidoscope d’instants dramatiques et légers.
Quels livres – hormis ceux qu’a écrits Chantal Akerman – pourraient se rapprocher d’une telle expérience? Quel récit aussi nu, aussi chorégraphié dans sa violence et sa douceur? Quel ovni tourbillonnant au cœur d’une lumière noire? Essayons L’Homme-jasmin d’Unica Zürn (2), publié onze ans plus tôt. Là aussi une errance en ville (Berlin puis Paris), celle-ci interrompue par un internement en clinique psychiatrique, autre errance. Là aussi l’obsession de l’amant prétendument sauveur, un amour fantasmé, une succession de visions. La narratrice – Unica – s’exprime à la troisième personne comme si elle se filmait elle-même, incapable de dire «je». De même les couples de Toute une nuit sont Chantal Akerman en ses multiples facettes, féminines, masculines, pétries d’ambivalence. Akerman et Zürn observent passionnément leurs semblables dans leurs contradictions, leurs élans, leur fragilité qui ressemble à la leur. Mieux: elles se laissent littéralement «traverser». «Quelqu’un qui voyage en moi me traverse, je suis devenue sa maison», écrit Zürn. Pour dire l’amour et la folie, quelle plus juste expression? La déclinant sous toutes ses formes, Akerman et Zürn ont recours à l’image – films, dessins – mais aussi à l’écriture en des pages fulgurantes. Fugitives, inclassables, leurs trajectoires de comètes marquent d’une trace indélébile nos mémoires de pisteurs d’émotions.
(1) Toute une nuit, de Chantal Akerman, 1982.
(2) L’Homme-jasmin, par Unica Zürn, Gallimard, 1971, 267 p.
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