L'épidémie de peste en France. Vue de l'hôtel de ville pendant la peste de 1720 à Marseille, de Michel Serre (1658 - 1733). © JEAN BERNARD/BELGAIMAGE

Les épidémies, accélérateur d’histoire

A chaque bifurcation de l’histoire de l’humanité, on retrouve souvent une pandémie. Ont-elles fait chuter des Empires ? Redistribué les richesses ? Influé sur la culture ? Les réponses de l’historien Paul Bertrand (UCLouvain).

Le médiéviste Paul Bertrand assure la direction du département d’histoire de l’UCLouvain. En janvier dernier, lorsque le coronavirus fait son apparition en Chine, il met immédiatement sur pied, avec ses étudiants du bachelier en histoire, le projet d’une histoire des épidémies destinée au grand public sous la forme de capsules vidéo qu’il espère diffuser rapidement. Il a réservé au Vif/L’Express un premier aperçu de cette histoire globale des pandémies.

Selon Walter Scheidel, professeur d’histoire ancienne à l’université de Stanford, auteur de The Great Leveler ( Le Point du 12 mars), de grandes catastrophes telles que les pandémies peuvent réduire les inégalités sociales en dévaluant le capital et en augmentant la valeur du travail humain. Est-ce aussi votre analyse ?

La thèse de Walter Scheidel est intéressante, mais on se rend compte que les grands moments de crise ont des effets très variables selon les temporalités et les espaces. Certaines épidémies restent localisées, d’autres se diffusent rapidement, sont soit plus urbaines, soit plus rurales. Ainsi, le xvie siècle connaît une recrudescence de peste, mais dans les villes presque uniquement. Au xviie siècle, ce sont à la fois les villes et les campagnes qui sont touchées, surtout dans le sud de l’Europe. A l’aune de ces variations, la thèse d’une reprise économique homogène suivie d’une redistribution des richesses ne se vérifie pas. Prenons la peste qui a sévi dans nos régions de 1349 à 1351. Il y a dix ans encore, on avait l’impression que cette épidémie avait été relativement bénigne. Dans le cas du Hainaut, qui a été bien étudié, il y a eu des reprises de l’épidémie tous les dix ou quinze ans, jusqu’au xvie siècle au moins, avec la perte de 20 à 30 % de la population.

Un pavillon de la grippe dite espagnole, dans un camp militaire français en Haute-Marne (1918).
Un pavillon de la grippe dite espagnole, dans un camp militaire français en Haute-Marne (1918).© ISOPIX

Les historiens ont cru pendant longtemps que cette pandémie avait été suivie d’une reprise économique et d’une expansion démographique. En fait, il s’est produit une grande migration des campagnes vers les cités : il y avait désormais de la place dans les villes décimées ! Ces déplacements démographiques ne sont pas encore bien connus. En revanche, la relance de la natalité après cette épidémie ne fait guère de doute, alors que l’économie subit de profondes transformations. A Douai, en France, les deux tiers des gens qui devaient des loyers à l’hôpital Saint-Sauveur ont disparu des comptabilités, victimes de la pandémie. Les grandes institutions religieuses qui structuraient l’économie au Moyen Age ont subi un appauvrissement radical. Il leur a fallu cinq ou six ans pour se redresser. Et pendant que l’économie s’écroulait, on partait à la recherche d’un coupable, d’un bouc émissaire. A Douai encore, au même moment, on brûle des Juifs. La Ville laisse faire.

La peste reste le synonyme absolu de pandémie dévastatrice. Quand et où est-elle née ?

La première pandémie de peste apparaît très tôt dans l’histoire de l’humanité, au néolithique, de 3 000 à 1 000 av. J.-C., de la steppe russe à l’Allemagne actuelle. Elle va revenir sporadiquement jusqu’au vie siècle. Les historiens lui ont attribué un rôle dans l’effondrement de l’Empire romain – la peste de Justinien – à la fin du ve siècle, début du vie mais cette thèse est controversée. A la fin du xiiie siècle, la deuxième pandémie de peste provient de Chine et des hauts plateaux d’Asie centrale. Elle se répand en une dizaine d’années via les invasions mongoles et la route de la soie, portée par les puces, les rongeurs – et les marmottes, pense-t-on. L’Europe y aurait perdu un tiers de sa population : à peu près 25 millions de personnes sur un total estimé à 75 millions. Elle touche, non seulement l’Europe, l’Iran, le Proche-Orient, l’Egypte et la péninsule arabique, mais aussi, ce qui est moins connu, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale.

La peste à Tournai au xive siècle. Une miniature de Pierart dou Tielt (1340 - 1360) montrant l'enterrement des victimes de la peste.
La peste à Tournai au xive siècle. Une miniature de Pierart dou Tielt (1340 – 1360) montrant l’enterrement des victimes de la peste.

Survient-elle dans des circonstances particulières ?

Cette pandémie se répand à un moment où le climat est en train de changer. On va vers un refroidissement lent mais sûr de la température dû à un changement climatique (cette fois naturel), ce qui entraîne des famines et affaiblit la population. Des récidives de ce qu’on appelle la seconde pandémie frappent encore largement au xviie siècle et provoquent trois ou quatre millions de morts en Italie, ce qui est colossal. A la fin du xviiie siècle, la peste a pratiquement disparu de nos contrées. Mais une nouvelle vague de peste, la  » troisième pandémie « , comme on l’appelle, démarre en Chine (1855-1859), puis s’étend en Inde, y causant dix millions de morts. Elle frappe l’Australie et San Francisco au début du xxe siècle. Jamais éteinte, il en reste quelques foyers à l’heure actuelle, dont à Madagascar (124 morts en 2017) .

Pizzaro s'emparant de l'inca, de John Everett Millais (1829-1896). La population amérindienne a pratiquement disparu pendant le premier siècle des conquêtes, sous l'effet des épidémies infectieuses transmises par les Européens.
Pizzaro s’emparant de l’inca, de John Everett Millais (1829-1896). La population amérindienne a pratiquement disparu pendant le premier siècle des conquêtes, sous l’effet des épidémies infectieuses transmises par les Européens.© GETTY IMAGES

Bien qu’elle ait fait plus de victimes que la Grande Guerre (dix millions de civils et de militaires décédés), la grippe espagnole (entre vingt et cinquante millions de morts dans le monde) a moins marqué les esprits. Repéré pour la première fois au Kansas, dans un regroupement de soldats, ce virus a contaminé le monde entier par le biais des armées entre 1918 et 1919. Il reste actif sous la forme de grippe saisonnière et présente des similitudes avec le Covid-19…

La grippe espagnole a eu plus d’impact que la peste, mais elle a moins frappé la population, car on sortait de la Première Guerre mondiale et elle était à première vue moins effrayante que la mortalité due aux combats. Le  » patient zéro « , comme disent les épidémiologistes, était probablement un soldat dans un camp au Kansas en 1918 mais on a des traces possibles de son démarrage en France et en Angleterre en 1916-1917. On l’a surnommée  » espagnole  » parce que l’Espagne, comme pays neutre au cours du conflit mondial, en parlait librement, les belligérants exerçant une censure à ce propos. Cette épidémie ajouta son quota de morts aux massacres de la Grande Guerre et la société des Années folles tenta de l’oublier à l’ombre des monuments aux morts de 14-18. Mais au moment où la grippe espagnole frappa, la peur écrasait la Belgique et tous les pays européens. Je cite ici un exemple tiré d’un excellent mémoire de master en histoire contemporaine rédigé sous la direction de mon collègue Emmanuel Debruyne, par un de nos étudiants de Louvain, Benjamin Brulard. A Liernu, près de Namur,  » on voit que la panique est telle que personne n’ose sortir des maisons ; aux funérailles du curé de cette commune, un témoin raconte que peu de paroissiens avaient osé pénétrer au presbytère et que les prêtres ont dû enlever eux-mêmes le cercueil et le porter « .

Les invasions microbiennes accompagnant les Conquistadores ont-elles eu raison des empires inca et aztèque ? D’autres Etats ont-ils sombré sous l’impact d’une épidémie ?

Non seulement les Amérindiens du Sud, mais aussi ceux du Nord de l’Amérique, vont subir un coup fatal par le biais des invasions microbiennes diffusées par les Européens. De là à dire qu’il s’agit de la cause de la disparition des empires inca et aztèque, les historiens sont loin d’être d’accord. En revanche, on reconnaît que la privation de cette main-d’oeuvre servile eut un impact énorme en encourageant la traite trans- atlantique et l’esclavage. A Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, les épidémies de peste ont entraîné des débats théologiques sans fin sur les causes de la colère de Dieu à laquelle ce fléau était attribué. Ces discussions byzantines ont divisé la société et l’ont affaiblie face aux envahisseurs, de l’époque de Justinien jusqu’à la fin de l’Empire, en 1453.

Paul Bertrand.
Paul Bertrand.© ALEXIS HAULOT

A contrario, quels ont été les facteurs de résilience face à une épidémie de grande ampleur ?

En Occident, il est difficile de parler de résilience au xive siècle et au xve siècle, tant la société est frappée de plein fouet par une série de crises économiques, sociales, politiques, démographiques et sanitaires, dont la peste noire représente le paroxysme et le parangon. On sait le désespoir qui frappe alors le monde, avec, comme illustration cet art macabre qui naît avec le célèbre  » dit des trois morts et des trois vifs « , texte du xiiie siècle qui connaît un succès extraordinaire aux siècles suivants, accompagné par les danses macabres peintes dans des dizaines d’églises d’Occident : on y représente les vivants, grands, nobles, jeunes, laïcs, emportés dans une sarabande infernale par des squelettes qui leur signifient leur mortalité et leur fragilité. Il n’y a plus guère d’espoir dans le monde. Et pourtant, on ne peut pas systématiser : le Grand Siècle et les Lumières, puis le xixe siècle, sont frappés par la peste ou le choléra. La grippe espagnole donne l’estocade au vieux monde saigné à blanc en 1918 et, malgré tout, toutes ces sociétés se relancent, d’une façon ou d’une autre, lentement, mais sûrement. Il n’y a pas de malédiction.

Le confinement, réflexe universel

De tout temps, l’isolement des malades a été la première démarche prophylactique, avec la recherche d’un bouc émissaire.

Annick Delfosse.
Annick Delfosse.© DR

Avant de trouver un remède (la vaccination), la première réponse des autorités face aux épidémies a toujours été le confinement.  » Lors de la grande épidémie de peste qui ravagea l’Europe au milieu du xive siècle, les maisons des pestiférés étaient marquées, voire murées, pour protéger le reste de la communauté, quand bien même la maladie était transmise par les puces des rongeurs, rappelle Annick Delfosse (ULiège), spécialiste des Temps modernes et de l’histoire du christianisme. On regroupait les malades dans certains quartiers. Le premier lazaret a été créé à Venise au début du xve siècle. Les gens ne pouvaient se déplacer qu’avec un billet de santé ou un passeport sanitaire qui permettait d’attester que l’on venait d’un lieu non infesté.  » L’Eglise insiste alors sur le devoir de charité pour aider les malades et sauver la communauté ; les messes peuvent être suspendues.  » Mais ce sont les autorités civiles, à commencer par les villes elles-mêmes, qui édictent les mesures prophylactiques. « 

Les gens ne pouvaient se déplacer qu’avec un billet de santé ou un passeport sanitaire.

Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le savoir médical est impuissant à contrer les épidémies. Les théories  » aéristes  » de contamination de l’air font florès, d’où l’usage de feux aromatiques pour chasser les miasmes. On s’interroge sur l’équilibre entre les humeurs des humains et la conjonction des astres. Ces grands malheurs sont considérés comme une punition de Dieu, les juifs sont présentés comme les responsables des épidémies – le phénomène du bouc émissaire – et subissent des persécutions.  » Une attitude plus rationnelle se fait jour à la fin du xviiie siècle, enchaîne l’historienne liégeoise. Mais c’est l’approche microbiologique et la vaccination mises au point par Louis Pasteur et Robert Koch, au xixe siècle, qui vont permettre de maîtriser peu à peu les épidémies de fièvre typhoïde, variole, peste, maladie du charbon, rage, grippe, etc. « 

L’histoire permet-elle de confirmer qu’une reprise économique suivra mécaniquement la crise actuelle ?  » Les situations ne sont pas comparables, car, aujourd’hui, nous dépendons fortement des marchés étrangers, alors que le monde de nos ancêtres était plus circonscrit. Les épidémies se répandaient surtout via les conflits armés. A l’époque moderne (xve – xviiie siècles), les épidémies sont suivies d’une reprise économique très rapide et la fécondité devient extrêmement vigoureuse. Toutefois, elles ont plutôt tendance à creuser les inégalités sociales, car les paysans et les artisans sont attachés à la terre et à leur métier. Ils ne peuvent pas fuir comme les plus riches, ni déplacer des capitaux qu’ils n’ont pas.  »

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