Anne Teresa De Keersmaeker incarne cette petite révolution, elle qui s’est fait une spécialité de créer «un regard triangulaire entre les spectateurs, les tableaux et les danseurs». © ANNE VAN AERSCHOT

Comment la performance fait vivre les musées

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

La performance s’invite dans de nombreuses institutions à travers le monde. Pour doper des fréquentations en baisse? Pas seulement. Le phénomène procède de six décennies passées à vouloir ramener la vie dans ces lieux de culture.

Il a fallu du temps pour que la performance se fasse une place au sein des institutions muséales. Au moment de son émergence, au début des années 1960, le genre hérisse le poil. A l’origine, ni les mutilations de l’actionnisme viennois ni le féminisme critique d’une Valie Export n’ont vocation à dépasser le cadre d’un atelier ou d’un cinéma d’art et d’essai. Cet horizon restreint est similaire pour l’art corporel, un peu plus tardif, d’une Gina Pane, artiste qui se force à ingérer six cents grammes de viande crue dans le but de faire prendre la mesure de l’aliénation inhérente à la société capitaliste. Nul n’éprouve de difficultés à comprendre pourquoi il en va ainsi: qui, hormis une audience avertie, peut accepter de voir sa passivité et son voyeurisme mis en scène de la sorte?

Pendant plusieurs décennies, la performance s’est tenue en périphérie du patrimoine culturel consacré, n’y entrant que de façon sporadique.

Pendant plusieurs décennies, la performance s’est tenue en périphérie du patrimoine culturel consacré, n’y entrant que de façon sporadique – par exemple en 1993, lorsque la Française Orlan se fait implanter de la silicone au-dessus des arcades sourcilières à la faveur d’une opération retransmise en direct au Centre Pompidou. Le déclic? Il est possible de le faire remonter en 2010, année où Marina Abramović s’installe au sixième étage du Moma, à New York. L’ artiste serbe y passe sept cents heures, réparties sur près de trois mois. Le dispositif de The Artist Is Present, pièce récemment réactivée au bénéfice de l’Ukraine, est on ne peut plus simple: face à la performeuse, une chaise a été placée sur laquelle les visiteurs s’assoient les uns après les autres, de quinze minutes à sept heures pour les plus résistants. Au bout de la confrontation, une parenthèse au quotidien souvent ponctuée de larmes. A tel point que l’informel slogan «Marina Abramović Made Me Cry» (Marina Abramović m’a fait pleurer) fait le tour du monde par voie digitale – les nombreuses vidéos relatant l’expérience font des millions de vues. L’événement s’affiche d’autant plus symptomatique qu’il émane d’une figure historique de l’art contemporain ayant mis son corps en jeu à de nombreuses reprises – ne serait-ce qu’avec Thomas Lips (The Star) qui l’a vue tracer, en 1975, un pentagramme sur son ventre à l’aide d’une lame de rasoir. En phase avec un nouveau paradigme – au sein duquel un urgent besoin de communion et d’émotion a remplacé la critique sociale – , The Artist Is Present a contribué à ouvrir les portes du musée à la performance.

© ANNE VAN AERSCHOT

Une autre histoire

Autre facteur crucial de la montée en puissance du happening dans les musées: cette génération de plasticiens qui s’empare, entre 2000 et 2010, de la performance et des arts vivants pour marquer sa défiance à l’égard d’un culte des objets omniprésents dans la société occidentale. Parmi eux, Tino Sehgal met en évidence avec beaucoup d’à-propos un point aveugle de notre rapport à la chose culturelle, celui de la place de l’humain au cœur des institutions – ces dernières participent de l’invisibilisation des êtres en les hiérarchisant. Choqué par le fait qu’un visiteur entrant dans une salle n’ait pas un regard pour la personne en charge de la surveillance du lieu, l’artiste germano-britannique imagine This Is propaganda (2002), une performance provoquant la stupeur des visiteurs par le biais d’une phrase, très mélodieuse, chantée par une actrice déguisée en gardienne de musée. Les œuvres et l’approche théoriques de Sehgal ont contribué à ce qu’un lieu d’exposition ne soit pas qu’un alignement de reliques signées par des artistes morts narrant une autre époque.

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Cela fait quelques années que le retour de l’humain et du mouvement est devenu une évidence pour les musées – on a pu le voir en Belgique à maintes reprises, que ce soit au Musée Magritte, au M HKA d’Anvers, à Bozar ou aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique. Cette petite révolution a été parfaitement incarnée par Anne Teresa De Keersmaeker qui s’est fait une spécialité de créer «un regard triangulaire entre les spectateurs, les tableaux et les danseurs». Depuis 2015 et Work/Travail/Arbeid performé au Wiels, la chorégraphe belge n’a cessé d’être sollicitée. Il faut dire que cette adaptation de la pièce Vortex temporum, conçue pour prendre place dans un espace muséal, a connu un succès international qui l’a menée au Centre Pompidou, à Paris, à la Tate de Londres, au Moma de New York et au Volksbühne de Berlin. Sans parler du tout récent Forêt dans l’aile Denon de la Grande Galerie, forgé pour «redonner le goût du Louvre» à travers un jeu de correspondances avec les tableaux présentés, ou de l’imminente rétrospective consacrée par Bozar à Michel François – on sait déjà que des fragments de En attendant, pièce inspirée par une forme musicale polyphonique du XVIe siècle, seront donnés à voir à l’entrée du parcours.

Il reste qu’après la chape de plomb coulée sur le secteur par la crise sanitaire en 2020, la nécessité de faire vivre les musées se fait plus que jamais sentir, aussi en raison de la baisse de fréquentation. Cette donne a été rendue plus sensible à l’occasion de la vente, en novembre dernier, de la collection de Paul Allen, le cofondateur de Microsoft, qui a fait exploser les prix du marché de l’art. Une situation impossible – en raison des primes d’assurance à payer pour attirer les visiteurs avec des signatures prisées – qui fait dire aux conservateurs, dans la foulée de Klaus Albrecht Schröder, directeur du musée Albertina à Vienne, que «les musées doivent écrire une autre histoire de l’art». Il y a tout à parier que la performance ne sera pas qu’une note de bas de page à ce nouveau récit.

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