Philippe Van Parijs, philosophe et professeur à l'UCLouvain. © Basso Cannarsa/BELGAIMAGE

Van Parijs : « Il faut dès à présent réfléchir à une forme de confédéralisme »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour le philosophe et professeur, la Belgique n’abrite pas deux, mais quatre démocraties différentes. Le futur gouvernement fédéral devrait lancer immédiatement une réflexion de fond pour leur offrir un avenir intelligent. Et pacifique.

Que dit ce scrutin de la Belgique actuelle ?

D’abord, il dit qu’il s’agit encore là de la manifestation d’une chose merveilleuse qui existe en peu d’endroits dans le monde : nous sommes dans une véritable démocratie. Ici, lorsque les résultats sont annoncés, personne ne les conteste et on leur accorde une totale confiance, même quand ceux-ci ne plaisent pas à l’establishment. Ensuite, on peut interpréter ce vote comme un signal populiste, à gauche comme à droite. Le populisme, en gros, c’est une opposition entre le peuple et les élites, celles-ci pouvant être incarnées tour à tour par les riches, les intellectuels ou les gens considérés comme trop protégés par les élites, par exemple, pour l’extrême droite, les immigrés. En clair, ceux qui occupent le pouvoir ou en sont proches n’écoutent pas assez le peuple. Autant le triomphe du populisme est une calamité, autant la menace du populisme est une vertu cruciale d’une démocratie qui fonctionne bien; sinon, les élites risquent d’oublier les gens différents d’elles avec des soucis différents des leurs et une autre perception de la réalité. Si on prend un peu de hauteur, on peut dire que la démocratie permet des changements de personnes au pouvoir, non contestés et pacifiques : on peut regretter que le Vlaams Belang ait tant progressé, mais ce sont les règles et il est bon que les gens puissent s’exprimer via les urnes. En revanche, si les populistes accèdent au pouvoir, c’est la catastrophe. En voyant les résultats électoraux, les élus doivent donc s’interroger, sans s’aligner sur le programme des partis des extrêmes.

Le danger, c’est un pullulement de démocraties parce qu’il y aurait un pullulement d’opinons publiques.

La percée du Vlaams Belang, entre autres au détriment de la N-VA, constitue-t-elle un signe de rejet du système ?

Le Vlaams Belang veut surtout montrer qu’il est possible d’être de droite et néanmoins social. Le reproche formulé par ce parti à l’encontre de la N-VA est d’avoir été trop néolibérale. Le Vlaams Belang prône ainsi un retour de l’âge de départ en pension à 65 ans, une pension minimum de 1 500 euros, une TVA sur l’électricité à 6 %. De ce point de vue, le PTB et le Vlaams Belang pêchent dans les mêmes eaux. Malgré la prospérité que connaît globalement notre pays, on voit que le signal envoyé par l’électeur est une demande de protection et de sécurité accrue, sur le plan socio-économique et face à l’immigration. Ce dernier point a indiscutablement joué dans ce scrutin, comme les changements réclamés dans le cadre de la transition écologique, perçus comme plus indolores pour les élites que pour les autres catégorie sociales.

Après Charles Michel, Jan Jambon ?
Après Charles Michel, Jan Jambon ?  » La situation sera plus saine si la N-VA participe au gouvernement fédéral. « © ERIC LALMAND/BELGAIMAGE

Le vote pour le Vlaams Belang s’appuierait donc plus sur des motifs socio-économiques et migratoires que communautaires ?

Oui. Dans le programme de ce parti, seul un sous-point est relatif aux transferts Nord-Sud. Le Vlaams Belang est d’ailleurs formellement hostile au confédéralisme, qui consisterait à donner indéfiniment un rôle à la Wallonie qui pourrait mettre le grappin sur Bruxelles, de manière symétrique à la Flandre. Ce que veut ce parti, c’est que Bruxelles soit la capitale de la Flandre, avec des facilités linguistiques pour les Bruxellois francophones. Et cela, tout le monde sait que ce n’est pas réaliste. Les nationalistes flamands n’ont jamais été aussi nombreux au Parlement mais cela ne veut pas dire qu’il y a un soutien de la même ampleur pour le confédéralisme, une fois qu’on s’est entendu sur la définition du confédéralisme.

La N-VA a-t-elle échoué à convaincre ou les gens ont-ils préféré l’original à la copie ?

La N-VA paie la difficulté de se trouver aux commandes. Au gouvernement, elle a dû faire des concessions. Ce que Theo Francken a fait, et qui a déjà fait bondir les partis francophones et certains partis flamands, ce sont des cacahuètes pour le Vlaams Belang. Celui-ci jure qu’il ferait beaucoup mieux s’il était au pouvoir. Mais au pouvoir, il faut faire des compromis.

Faut-il mouiller le PTB et le Vlaams Belang en les intégrant aux exécutifs pour montrer qu’ils ne feraient pas mieux que les autres une fois au pouvoir ?

D’une manière générale, je ne vois pas la nécessité d’un cordon sanitaire au niveau fédéral. En Flandre, Bart De Wever, fin tacticien, a annoncé qu’il parlerait avec tout le monde, y compris le Vlaams Belang. Bien joué. A mon sens, ce parti n’entrera pas au gouvernement flamand mais il ne faut pas donner l’impression qu’on se fiche de ses électeurs. Pour moi, une autre vertu centrale de toute démocratie qui fonctionne bien, c’est la force civilisatrice de l’hypocrisie : quand on veut occuper le pouvoir ou défendre ses propositions, on ne peut que dire que l’on agit dans l’intérêt général ou dans l’intérêt des plus vulnérables d’entre nous, le  » nous  » tendant à être l’ensemble de l’électorat. La force civilisatrice de l’hypocrisie, c’est que peu importent, finalement, les motivations profondes des candidats. Ce qui compte, c’est qu’ils disent qu’ils agiront dans l’intérêt général, puis qu’ils soient amenés à le faire. Autrement dit, mouiller la N-VA, c’était amener Jan Jambon à dire que sa politique était dans l’intérêt de tous, y compris des Wallons. Une fois vice-Premier, il ne pouvait plus faire autrement.

Pour Philippe Van Parijs, l'affaire Julie Van Espen a pu peser pour une partie des électeurs du Vlaams Belang.
Pour Philippe Van Parijs, l’affaire Julie Van Espen a pu peser pour une partie des électeurs du Vlaams Belang.© JONAS VAN BOXEL/BELGAIMAGE

Un cordon sanitaire ne se justifie donc pas autour de partis extrêmes ?

Certes, il faut être plus méfiant à l’égard de certains partis que d’autres, mais je n’ai jamais été un fan du cordon sanitaire. Par rapport au Vlaams Belang, par exemple, il faut voir quel est son programme et quel accord pourrait être conclu avec lui. Je suis un utopiste pragmatique. J’ai confiance dans le principe de la coalition pour qu’elle s’entende sur un programme acceptable dans l’intérêt général. Il faut voir quels sont les points de rupture et les autres, sur lesquels on peut transiger. Je ne suis pas dans une logique de démonisation. Je compte à la fois sur la domestication des programmes et sur la force civilisatrice de l’hypocrisie.

Le Vlaams Belang a énormément investi les réseaux sociaux durant sa campagne…

Oui, et le recours aux réseaux sociaux est un véritable danger pour la démocratie. Les réseaux sociaux constituent des bulles d’informations. Or, il n’y a pas d’opinon publique sans médias collectivement partagés. Le danger, c’est un pullulement de démocraties parce qu’il y aurait un pullulement d’opinons publiques.

Les résultats de ce scrutin consacrent-ils une forme de jeunisme ?

Il paraît clair que le passage de relais à la tête du Vlaams Belang, l’affaire Schild en Vrienden et les marches pour le climat ont eu un impact sur cette élection. L’autorité des plus âgés est remise en cause et l’est d’autant plus du fait de la révolution technologique des médias. Par ce biais, les jeunes sont capables de faire des choses alors que leurs aînés, non. Les marches pour le climat n’auraient d’ailleurs pas été possibles sans les réseaux sociaux et sans Internet.

L’affaire Julie Van Espen, du nom de cette jeune fille tuée à Anvers peu avant le scrutin, a-t-elle pu peser ?

Ça ne m’étonnerait pas, pour une partie des électeurs du Vlaams Belang. Une des fragilités de la démocratie électorale, c’est l’extrême volatilité de l’électorat, comparativement au passé, et qui est liée à l’affaiblissement des piliers traditionnels, libéral, catholique et socialiste. Ce qui veut dire que, selon ce qui s’est passé dans l’actualité dix jours ou un mois plus tôt, le résultat d’une élection peut différer, conditionnant la majorité pour les cinq années qui suivent. Il est important que l’émotion ait sa place dans la vie politique mais il faut qu’elle soit guidée par la raison et non l’inverse.

Les mouvements citoyens n’ont pas percé…

Je n’ai pas pensé qu’ils perceraient. Cela dit, je crois à l’importance d’une participation citoyenne accrue lors de cette législature. Je pense d’ailleurs que, via Internet, les initiatives venant de la base vont augmenter. Les mouvements comme Shame, lors de la crise des 541 jours sans gouvernement, ou les manifestations pour le climat l’illustrent. L’organisation, donc la mobilisation, autour d’événements comme ceux-là sont aujourd’hui facilités. L’accès à l’information pour le citoyen ordinaire, sur ce qui se passe partout dans le monde, également.

Ce tableau étant dressé, qu’est-ce qui fait encore unité en Belgique ?

Simplement qu’on est condamnés à rester ensemble. Personne ne croit à une scission du pays entre la Flandre et la Wallonie. Pour l’une comme l’autre, quitter la Belgique sans Bruxelles n’est pas envisageable. Et la quitter avec Bruxelles n’est pas possible non plus. Ce n’est ni la monarchie, ni la dette publique qui tiennent la Belgique ensemble. C’est Bruxelles.

Donc ?

On n’échappera pas à une discussion sur quelque chose qu’on pourra appeler le confédéralisme, mais pas selon la définition qu’en donne la N-VA. En Belgique, on n’a pas deux démocraties, mais quatre : la Flandre, la Wallonie, Bruxelles et la communauté germanophone. Les résultats, distincts pour ces quatre postes, le confirment. Evidemment, ce confédéralisme à quatre intéresse beaucoup moins la N-VA.

Il faut néanmoins ouvrir le chantier ?

Oui. On peut et il faut discuter tranquillement de l’avenir du pays dès à présent, pour être prêt dans cinq ans. Le fédéralisme belge n’en est qu’au début de son histoire. Il faut se mettre ensemble, néerlandophones et francophones, pour plancher sur l’amélioration de nos institutions. On ne peut pas y échapper. Il ne faut certainement pas dire qu’on n’est demandeurs de rien. Les nationalistes flamands ne sont pas des séparatistes. Je crois que la situation sera plus saine, dans ce contexte, si la N-VA participe au gouvernement fédéral, voire même si Jan Jambon est Premier ministre. Sinon, ce sera la bagarre permanente entre une Région flamande, dirigée par un Bart De Wever talonné par le Vlaams Belang, et le gouvernement fédéral, avec des majorités disjointes.

Ce confédéralisme à discuter pourrait-il passer par la refédéralisation de certaines compétences ?

Tout doit être mis sur la table. Il faut une réflexion de fond sur tout.

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