Jurgen Slembrouck

« Un état neutre n’est pas contraire à une société impliquée et tolérante »

Jurgen Slembrouck Université d'Anvers

Contrairement à ce que suggère Wouter Beke (CD&V), un état neutre n’est pas contraire à une société impliquée et tolérante, écrit Jurgen Slembrouck (Université d’Anvers).

La neutralité de l’état gagne en importance au niveau politique. Ce mois-ci, la commission de la révision de la Constitution entendra plusieurs experts. Ensuite, elle se penchera sur la question s’il faut ajouter un préambule à la Constitution qui stipule le caractère neutre de l’état.

La Flandre et la Wallonie

Il est frappant qu’en Wallonie on assiste à la montée d’un consensus qui transcende les partis pour donner une interprétation stricte à cette neutralité. En Flandre, c’est la division qui règne, probablement à cause de la façon dont elle mène le débat. Chaque fois, le débat flamand se heurte aux mêmes écueils. La neutralité est présentée comme une lutte contre l’islam et la religion en général et les différentes sphères de la société sont mal délimitées. L’entêtement qui caractérise ce débat suggère qu’il s’agit d’une stratégie de pourrissement dont le but est de rendre la discussion impossible. Dans ce cas, les séances d’audition ne serviront à rien.

Cette stratégie est répréhensible, car non seulement on maintient la division sociale sur ce sujet, mais on la ranime aussi. Il est grand temps de réaliser que la neutralité de l’état est essentielle au bon fonctionnement d’une société ouverte : elle permet aux gens de vivre égaux et libres. Aussi un débat sur l’interprétation de cette neutralité mérite-t-il mieux.

Au guichet

Le président du CD&V Wouter Beke prétend que la neutralité est indésirable parce qu’elle « bannit complètement la religion de la sphère publique. » Seuls « la sphère privée et le salon » abriteraient encore la religion et la foi. Faut-il vraiment répéter à chaque fois que la neutralité de l’état concerne uniquement les affaires de la sphère de l’état ? La neutralité s’applique à toutes les lois, à la prestation de services, aux bâtiments et aux fonctionnaires.

La sphère publique a trait aux rues et aux places que nous partageons. Comme chacun a le droit d’y montrer sa conviction religieuse, il n’est pas question de bannissement vers la sphère privée. La raison de cette séparation entre sphère publique et sphère privée est évidente : dans la sphère publique, les gens se rencontrent en toute égalité et liberté, et ils peuvent s’interroger ouvertement sur le contenu et la signification de signes extérieurs religieux. En revanche, au guichet le citoyen dépend du fonctionnaire. Pour certains services, on est en effet obligé de s’adresser à l’état. Il n’est donc pas question de dialogue ouvert. Vu l’indépendance et l’inégalité que crée cette relation, la liberté du fonctionnaire est limitée et il doit éviter tout soupçon de partialité. Cela signifie notamment qu’il ne peut porter de signes religieux.

T-shirt avec caricature de Mohammed

Beke préfère le terme « impartialité » à « neutralité ». Cependant, la différence entre les deux reste floue. Dans les statuts de fonctionnaires et dans plusieurs textes de loi, il est question de neutralité. Beke compte-t-il réécrire tout ça ?

Celui qui prétend que la neutralité est impossible parce que les gens ont des opinions religieuses différentes ne distingue pas le caractère interne et externe de religions. Les opinions religieuses (internes) ne peuvent jamais faire l’objet d’une interdiction. Les fonctionnaires peuvent donc penser et sentir ce qu’ils veulent. Cependant, l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme stipule que sous certaines conditions l’extériorisation de ces opinions et sentiments (externes) peut être interdite.

Concrètement, un policier a le droit d’être un chrétien très croyant, mais ne peut porter de croix visible pendant l’exercice de ses fonctions. On ne veut pas qu’un homme abusé depuis des années par un prêtre omette de porter plainte. Et si un fonctionnaire peut penser que le prophète Mohammed était un terroriste, son opinion ne peut influencer sa prestation de services et il ne peut porter de t-shirt avec une caricature de Mohammed. Le musulman dévot dépendant de l’état mérite également le respect.

La neutralité de l’état ne sert pas à lutter contre la radicalisation

Pour éviter une coloration religieuse du service, l’état évite toute référence à n’importe quelle religion. La neutralité ne vise donc pas l’islam. Ou va-t-on prétendre que la suppression de crucifix dans les palais de justice sert à ennuyer les musulmans ? On enlève les symboles religieux parce qu’ils ont un effet outrancier qui peut influencer la perception d’une prestation de service ou toucher à la liberté du citoyen.

Beke nous rappelle les attentats récents en France et conclut que la laïcité inscrite dans la constitution française ne fonctionne pas adéquatement contre la radicalisation. Bien entendu, il en va de même pour le multiculturalisme. Le Royaume-Uni et son état inclusif neutre où même les policières ont le droit de porter le voile, ont été frappés par des attentats dix ans avant Paris. La neutralité de l’état ne sert pas à lutter contre la radicalisation et n’en est pas la cause.

Un état neutre n’est pas contraire à une société impliquée et ouverte

Enfin, et contrairement à ce que suggère Wouter Beke, un état neutre n’est pas contraire à une société impliquée et ouverte. Un état n’enfreint pas à son devoir de neutralité en redistribuant les richesses et en créant plus d’égalité ou en enseignant la tolérance pour rendre possible la liberté. Une neutralité exclusive dans la sphère de l’état n’exclut pas la neutralité inclusive dans la sphère publique. Même en France, l’état soutient modérément les religions.

On espère que les séances d’audition inciteront les politiques à mener le débat en connaissance de cause. La neutralité de l’état n’est pas un but en soi, c’est un moyen pour garder une société vivable. L’enjeu est donc énorme, et dans l’intérêt de tous.

Jurgen Slembrouck, service laïque de l’Université d’Anvers

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