Carte blanche

Répondre à la peur des réticents par la menace de la punition induit encore plus de peur (carte blanche)

La peur est-elle un facteur de déstabilisation de la société ? Margareta Hanes, docteure en philosophie politique à la VUB (Vrije Universiteit Brussel) décortique ce sentiment devenu omniprésent. Et s’interroge sur son efficacité et ses retombées sociales.

Le sentiment de peur est connu de nous tous. Ce moment où nous sentons que nous perdons les rênes de notre vie, que l’autonomie individuelle n’est qu’une illusion, et que nous sommes sous le contrôle d’une force extérieure à soi. Le présent dure indéfiniment, l’avenir semble incertain. Nous sommes menottés, impuissants.

La peur peut prendre plusieurs formes. Il y a des peurs rationnelles, irrationnelles, primordiales. L’inconnu, un danger imminent, une douleur, réelle ou imaginaire, une certaine personne ou le gouvernement d’un état peuvent nous mettre dans un état d’anxiété, de nervosité, de tumulte intérieur.

Il n’est pas rare que la peur puisse conduire à la colère, à des déchaînements personnels et collectifs qui peuvent servir de moteur à des révolutions ou à des troubles civils. Parfois la peur est paralysante, entravant toute action autonome qui pourrait nous sortir de la situation menaçante et tendue.

La peur est une raison fréquente pour ceux qui refusent la vaccination contre le Covid-19. Selon une enquête menée par The Economist/You Gov du 10 au 13 juillet 2021 aux USA, 90% de ceux qui hésitent à se faire vacciner ont déclaré avoir peur des effets secondaires que le vaccin peut provoquer, plus de peur que le virus lui-même. Alors peut-être devrions-nous hésiter un peu avant de répandre le slogan que toutes les personnes non vaccinées sont simplement égoïstes, et mieux comprendre ce qui se cache derrière leur réticence.

Répondre à la peur des réticents en les menaçant de punir, et donc en induisant encore plus de peur, n’est pas une solution efficace à long terme. La peur limite la liberté personnelle, car, en encourageant le sentiment d’impuissance, elle limite le potentiel personnel, les possibilités et les chances qu’une personne aurait si elle n’était pas captive dans sa propre existence.

La liberté consiste non seulement dans le pouvoir de choisir, mais aussi dans le fait de décider quels choix choisir. La liberté se nourrit d’une pluralité d’alternatives. Moins il y a d’alternatives, plus la liberté est restreinte. De nombreux politiciens répètent que ceux qui ne se font pas vacciner ont la liberté de choisir, entre se faire vacciner ou perdre leur emploi, par example. Ou, ou. Les contraintes ne sont pas une alternative. Choisir entre deux contraintes est une sorte de liberté perverse, en ce sens qu’elle ne donne que l’impression d’une illusion de contrôle, car le pouvoir de choix est laissé à la discrétion de ceux qui doivent décider. Mais ils n’ont aucune influence sur ce qu’ils choisissent, sur les choix eux-mêmes.

Il y a toujours des risques, dit-on, et dans le cas du vaccin contre le Covid-19 les bénéfices l’emportent sur les risques. Il en sera ainsi en général, mais dans le cas de la personne qui est obligée de se faire vacciner, il s’agit d’un cas particulier. Le raisonnement individuel, c’est-à-dire la décision de la personne de choisir de se faire vacciner, se transforme en raisonnement collectif (il faut qu’elle se fasse vacciner pour le bien de la société), mais prendre le risque, avec tous les effets secondaires possibles du vaccin dont elle a peur, n’incombe qu’à lui . Assumer la responsabilité est individuel, mais l’acte est collectif.

Peut-on parler de responsabilité personnelle et implicitement de prise de risque lorsqu’une personne est contrainte d’agir d’une certaine manière ? La personne qui est contrainte de faire quelque chose doit-elle prendre le risque de l’acte auquel elle est contrainte ? Le sociologue italien Gaetano Mosca a attiré l’attention sur la dynamique du pouvoir dans une société, qui est toujours sous le contrôle d’une minorité dirigeante (classe politica). La domination de la majorité comme essence de l’idée de démocratie est une illusion, dit-il. Mosca a déclaré qu' »une minorité organisée, laquelle agit de manière coordonnée, triomphe toujours d’une majorité désorganisée, qui n’a ni volonté, ni impulsion, ni action commune. »

Mosca se déclare antidémocratique, mais pas antilibéral. La différence entre la démocratie et le libéralisme, a déclaré Friedrich Hayek, est que le contraire de la démocratie est un gouvernement autoritaire, tandis que le contraire du libéralisme est un régime totalitaire. Généralement le chef totalitaire se considére comme un propagateur du bien de la société, dans un sens arbitraire, et croit donc que la restriction de la liberté individuelle est légitime si elle est faite au nom de ce bien commun.

La peur nous fait perdre confiance dans ce qui nous fait peur, à douter qu’elle nous apportera un quelconque bénéfice. Plus la peur s’intensifie, plus le souvenir de la peur imprègne notre conscience. Un véritable climat de peur se développe, et les méthodes par lesquelles elle peut être vaincue, éliminée, deviennent de plus en plus inefficaces ou de plus en plus difficiles à appliquer. La peur signale qu’il y a une menace, et la menace est associée à la cause de la peur (vaccin, gouvernement, etc.), qui devient un ennemi.

Au lieu que le gouvernement de l’État, les dirigeants politiques provoquent des vagues de peur à travers des discours, des images, des métaphores, des amendes, des punitions, des contraintes, pour persuader les gens de se faire vacciner, peut-être devraient-ils d’abord essayer de comprendre cette émotion complexe qu’est la peur, de trouver des moyens d’atténuer la peur ressentie par certains et refuser d’entrer dans le cercle vicieux de la peur en tant que facteur politique punitif. Montesquieu soutient que la peur conduit à la perte de l’agence morale de la personne. Si la peur est utilisée comme force répressive par le gouvernement, il existe un risque que les décisions prises par les membres de la société, fondées sur la peur, soient irrationnelles et que la responsabilité individuelle soit limitée. Et à travers cela, ni la société ni la classe politique n’ont rien à gagner.

Le titre est de la rédaction. Titre original: La peur, un facteur de déstabilisation de la société ?

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