Quatre fois par semaine, Ruslana, 23 ans, hébergée par un couple de Beaumont, se rend à l'Université du Travail à Charleroi pour suivre des cours de français. © Debby Termonia

Récit d’exilés ukrainiens: « Les habitants disposés à héberger des Ukrainiens se font plus rares »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Quel sens donner à sa vie quand se prolonge un asile plein d’incertitudes, loin de la famille restée dans une Ukraine en guerre? Témoignages de réfugiés et d’Ukrainiens de Belgique qui leur viennent en aide.

Comme plus de huit millions d’Ukrainiens, Ruslana a fui la guerre déclenchée le 24 février 2022 par la Russie. Originaire d’Odessa, la grande ville portuaire située sur la côte nord-ouest de la mer Noire, elle est arrivée en Belgique en mai 2022. Seule. «Toute ma famille, papa, maman, ma sœur et mes cousines, sont restés en Ukraine, raconte la jeune fille de 23 ans. Ils me manquent. J’ai peu de contacts avec eux ces derniers temps, car l’accès à Internet est restreint à cause des frappes russes qui ont endommagé le réseau électrique. Je ne suis pas retournée dans mon pays depuis neuf mois. Je suis inquiète pour mon papa, envoyé sur la ligne la plus chaude du front.» Le père de la jeune fille combat dans le secteur de Soledar, au nord de Bakhmout. La zone, où des affrontements féroces opposent les militaires ukrainiens et l’armée russe, est appelée le «Verdun du XXIe siècle» ou le «hachoir à viande».

Au bout de cinq mois, nos hôtes nous ont avoué que notre présence était une source de fatigue et ne pouvait se prolonger indéfiniment.

Ruslana est hébergée par un couple belge de Beaumont, dans le Hainaut. Titulaire d’un baccalauréat ukrainien en management social et culturel, elle souhaiterait entamer un master en Belgique. Dans l’immédiat, elle a accepté un job d’aide cuisinière dans une maison de repos de la cité frontalière. «Quatre fois par semaine, je me rends à Charleroi pour suivre des cours de français à l’Université du Travail, poursuit-elle. Je parle l’ukrainien, le russe, le polonais et l’anglais, mais j’ai des progrès à faire en français. La plupart des réfugiés ukrainiens peinent à se débrouiller pour les démarches administratives et sociales belges, mais moi, je m’en sors bien.»

Originaire de Donetsk, Lyuba Karpachova est responsable du département Réfugiés de l’ONG bruxelloise Promote Ukraine.
Originaire de Donetsk, Lyuba Karpachova est responsable du département Réfugiés de l’ONG bruxelloise Promote Ukraine. © PG

66 000 Ukrainiens enregistrés

Depuis le 10 mars 2022, près de 66 000 Ukrainiens ont reçu le statut de «protection temporaire» en Belgique, indiquent les données de Statbel. La plupart d’entre eux sont des femmes (61%) et des mineurs (33%). L’attestation accordée après enregistrement permet d’obtenir une carte de séjour, qui donne le droit de rester en Belgique, d’y travailler et de bénéficier de la sécurité sociale. Cette «carte A» est valable jusqu’au 4 mars 2023, mais l’Office des étrangers assure que les réfugiés ukrainiens ne doivent pas s’inquiéter: leur autorisation de séjour peut être prolongée d’un an sur demande à la commune du lieu de résidence.

«Depuis janvier, trois cents à quatre cents nouveaux réfugiés ukrainiens s’inscrivent chaque semaine en Belgique pour recevoir la protection temporaire», signale Lyuba Karpachova, jeune Ukrainienne responsable du département Réfugiés de l’ONG Promote Ukraine, plateforme de soutien au peuple ukrainien et aux exilés. «De septembre à décembre 2022, il y avait à peu près le même nombre d’entrants et de sortants, ce qui maintenait à 63 000 le nombre total de réfugiés. L’afflux constaté ces deux derniers mois est en partie lié aux attaques russes, en plein hiver, contre des infrastructures énergétiques ukrainiennes. La plupart des nouveaux arrivants peinent à trouver un logement en Belgique. Certains repartent, en quête d’un asile ailleurs.»

À la recherche d’un emploi

La Flandre assure 60% de l’accueil des réfugiés ukrainiens inscrits au registre national. La Wallonie en accueille, dans des lieux collectifs ou chez des particuliers, 21%, en deçà des 30% convenus avec les autres entités. La Région bruxelloise prend en charge 19% des arrivants, soit plus que les 10% prévus. En Flandre, 36% des réfugiés ukrainiens inscrits auprès du VDAB, l’office flamand de l’Emploi, ont trouvé du travail. En Wallonie, 16% des Ukrainiens inscrits au Forem ont décroché un job. A Bruxelles, le taux chez Actiris s’élève à 14%. La plupart de ceux qui y ont obtenu un emploi travaillent dans l’intérim, l’Horeca et le commerce de gros ou de détail.

Avec mes parents, il est plus compliqué de communiquer, car les connexions au réseau GSM ont été coupées depuis l’annexion.

«Des réfugiées travaillent dans des supermarchés et autres grands magasins, où on les affecte à des postes sans contact avec la clientèle, constate Lyuba Karpachova. La connaissance insuffisante du français ou du néerlandais est un handicap à l’embauche.» Sur ce plan, les Pays-Bas sont moins exigeants: 75% des Ukrainiens y ont trouvé un emploi. Pour l’accès au logement, l’Allemagne est une terre d’asile plus accueillante que la Belgique, assurent nos sources. En revanche, l’allocation mensuelle accordée aux réfugiés ukrainiens en situation précaire serait plus élevée en Belgique que dans la plupart des pays voisins. Le montant est fixé par les CPAS en fonction de leur situation (logement, travail, composition familiale). Les bénéficiaires reçoivent une aide dont le plafond équivaut au revenu d’intégration sociale, soit, depuis le 1er janvier, 1 600 euros en cas de famille à charge, 1 184 euros pour un isolé et 789 euros pour un cohabitant.

Venus de Melitopol, Hanna et ses enfants ont été accueillis par des Belges pendant sept mois, avant de trouver un appartement à Enghien.
Venus de Melitopol, Hanna et ses enfants ont été accueillis par des Belges pendant sept mois, avant de trouver un appartement à Enghien. © Debby Termonia

Loin de la «ville de miel»

Autre réfugiée ukrainienne installée en Wallonie, Hanna vient de Melitopol, la «ville de miel» en grec, située dans le sud-est de l’Ukraine, près de la mer d’Azov. Les forces russes se sont emparées de la ville au début de leur offensive de la fin février 2022. Les premiers jours de l’occupation, les habitants ont manifesté leur colère contre les militaires russes. Ils ont brandi des drapeaux ukrainiens et défilé en scandant: «Occupants!», «Gloire à l’Ukraine!» Mais les forces russes ont interdit tout rassemblement. A l’intersection de l’axe nord-sud qui relie Zaporijia et la Crimée et de l’axe est-ouest entre Marioupol et Kherson, Melitopol est un verrou stratégique essentiel pour la logistique des troupes russes dans tout le sud de l’Ukraine.

Entre-temps, Hanna a quitté la ville avec ses deux enfants, une fille de 10 ans et un fils de 8 ans. Arrivés en Belgique le 3 mars 2022, ils ont été hébergés deux nuits chez un ami puis ont bénéficié pendant deux mois d’un logement fourni par l’agence fédérale Fedasil. Ensuite, ils ont été accueillis chez des particuliers, à Enghien. «Ce couple belge m’a beaucoup aidée pour les formalités scolaires et médicales, reconnaît Hanna. Au bout de cinq mois, nos hôtes nous ont avoué que notre présence quotidienne était une source de fatigue et ne pouvait se prolonger indéfiniment. J’ai espéré trouver une autre famille d’accueil. Mais les habitants disposés à héberger des Ukrainiens se font plus rares. Certains en ont déjà accueilli chez eux pendant des mois. De même, les propriétaires sont réticents à louer leur bien à des réfugiés de mon pays, car ils se disent que ces exilés pourraient décider de retourner chez eux à moyen terme.»

Ce n’est pas facile de trouver sa place dans un nouveau monde, de supporter la dispersion de sa famille et d’affronter un futur incertain.

Conditions précaires

Deux mois plus tard, Hanna a tout de même réussi à louer un appartement, à Enghien. «Nos conditions de vie sont précaires, malgré ce que je reçois du CPAS, confie la mère de famille. En revanche, je me sens chez moi, plus libre de mes mouvements. Je pensais trouver un job dans le business international, mais j’ai réalisé que mon niveau en anglais et en français est insuffisant pour être recrutée dans ce milieu. Je me renseigne sur les formations proposées aux demandeurs d’emploi. L’offre est assez abondante à Bruxelles, mais c’est un peu loin de chez moi.»

Plus encore que Ruslana, Hanna peine à avoir des contacts téléphoniques réguliers avec sa famille, qui vit en zone occupée. «Avec mes amis résidant en Ukraine libre, nous communiquons facilement par Telegram, raconte-t-elle. Avec mes parents, c’est plus compliqué, car les connexions au réseau GSM ont été coupées depuis l’annexion et ils sont contraints d’utiliser l’Internet russe, plus cher et peu fiable. Malgré l’occupation, mes parents ne veulent pas quitter Melitopol, où ils ont leur maison et leurs amis. D’autant qu’ils ne parlent aucune langue étrangère. Mes enfants, eux, ont vite appris le français en Belgique, grâce à l’école

Ravages psychologiques

Originaire de Donetsk, ville d’Ukraine sous contrôle des forces séparatistes prorusses depuis avril 2014 et annexée par la Russie en septembre 2022, Lyuba Karpachova a quitté son pays depuis plusieurs années. Installée à Bruxelles, elle y a accueilli sa mère après l’invasion russe du 24 février. La jeune femme est, depuis un an, très active dans les structures d’aide aux réfugiés. L’association Promote Ukraine, dont elle est l’une des responsables, a ouvert le centre culturel Prostir, où des bénévoles organisent des cours de langue, de chant et de yoga, mais aussi du soutien psychologique, des séances d’art thérapie et de danse thérapie. «Pas moins de trois cents à quatre cents enfants et adultes ukrainiens par mois bénéficient de ces séances», précise Lyuba.

Des réfugiés participent à des marches, collectent des fonds, des vêtements pour leurs pères, frères ou fils engagés dans les combats.
Des réfugiés participent à des marches, collectent des fonds, des vêtements pour leurs pères, frères ou fils engagés dans les combats. © PG

Les réfugiés ont besoin de ce soutien pour réduire l’effet du trauma causé par la guerre et l’exil. «Des enfants ont tendance à s’isoler, à se replier sur eux-mêmes», remarque Igor Chocholak, président de l’Association des Ukrainiens en Belgique. «Pour garder le moral, il faut rester actif, préconise Lyuba. Certains réfugiés l’ont compris et se mobilisent pour aider leur pays en guerre. Ils participent à des marches, à des événements culturels. Ils collectent des fonds, des vêtements et des bougies pour leurs pères, frères ou fils engagés dans les combats.»

Trouver sa place en Belgique

Nataliya Chepurenko, directrice ukrainienne d’une académie de musique bruxelloise fréquentée par les réfugiés, insiste sur la difficulté, pour ces exilés, de s’habituer à la mentalité et au mode de vie belges: «En Belgique, tout est hyperréglementé. Les enfants ne peuvent s’absenter de l’école ou du cours de musique sans motif sérieux. De même, les formalités pour obtenir une carte bancaire ou pour ouvrir un compteur d’eau sont beaucoup plus compliquées ici qu’en Ukraine.» Michel Dymyd, professeur belgo-ukrainien à l’université catholique de Lviv, devenu prêtre gréco-catholique à Charleroi, met l’accent sur les défis que doivent relever les réfugiés: «Il n’est pas facile de trouver sa place dans un nouveau monde, de supporter la dispersion de sa famille et d’affronter un futur incertain. En revanche, les Ukrainiens sont très fiers d’appartenir au peuple qui lutte pour la liberté.» L’un des deux fils de Dymyd, Artem, a été tué en juin dernier, à Donetsk, fauché par une bombe. Le second, engagé lui aussi dans l’armée ukrainienne, se bat sur le front de Bakhmout.

«Des réfugiés pensent que la guerre s’achèvera cet été et qu’ils pourront alors rentrer chez eux, reprend Lyuba. Mais si le conflit se prolonge encore deux ou trois ans, les Ukrainiens s’installeront dans leur exil, les enfants seront totalement intégrés dans leur école belge, ce qui pourrait inciter un grand nombre de familles ukrainiennes à se regrouper en Belgique.»

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