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Qui sont les « digital natives » ?

Ils ont toujours connu le Web, le GSM, le PC. Ils manient donc ces outils numériques avec une aisance innée, à en faire baver leurs parents. Mais aussi un besoin d’immédiateté, à l’origine d’une véritable révolution culturelle, tant pour les enseignants que pour les entreprises. Portrait de la Now Génération.

Les ados d’aujourd’hui sont tombés dans la marmite numérique dès leur premier vagissement ou presque. Les 12-25 ans ont toujours connu le Web, puis le Web 2.0. Son utilisation leur est aussi naturelle que téléphoner ou regarder la télé pour leurs parents à leur âge. Pour au moins les trois quarts d’entre eux, il est impossible de se passer d’Internet pendant vingt-quatre heures. « C’est le premier geste du matin, avant même le petit-déj », affirme Fanny, 20 ans. « Ce serait comme si on m’enlevait mon petit chien », confie Michaël, 13 ans.

Il y a quelques années, un concepteur de jeux américain, Marc Prensky, les a baptisés « digital natives ». Les natifs numériques, en français. Parce qu’ils ont grandi dans l’environnement des ordinateurs, de l’Internet, des GSM, des baladeurs MP3. Il les oppose aux « digital immigrants ». Les migrants numériques, qui ont assisté à la naissance du Web et même des PC et qui ont dû en apprendre le nouveau langage. L’inné et l’acquis. Entre ces deux générations : un décalage énorme, selon Prensky. Une discontinuité surtout. Bien plus profonde qu’entre les générations précédentes. Bref, une onde de choc. Et l’Américain d’en sourire : comment reconnaît-on un « digital immigrant » ? Il imprime ses e-mails… Mieux encore : il téléphone pour demander à son interlocuteur s’il a bien reçu son mail…

Neuf secondes et je m’énerve

Mais tout cela n’est pas qu’une blague. « Car, avec les « digital natives », on voit émerger un nouveau rapport à la temporalité », constate, Claire Lobet-Maris, sociologue aux facultés de Namur (FUNDP), qui a longuement étudié le phénomène (1). C’est essentiellement en cela qu’ils se différencient de leurs aînés. Ils sont en permanence en relation avec leurs potes aux quatre coins du monde. Ils passent sans cesse d’une occupation à une autre, parviennent à faire cinq choses en même temps tout en digérant une quantité d’informations phénoménale. Et cela s’accélère sans cesse : ces rois du zapping multimédias préfèrent de plus en plus l’immédiateté de Twitter à l’interactivité plus lente de Facebook que, de toute façon, leurs parents ont investi.

De par leur pratique, ils ont naturellement développé une allergie à toute forme d’attente. La BBC a estimé leur tolérance à l’attente sur le Web à neuf secondes. C’est la « Now génération ». Ces rois du clic veulent tout contrôler tout de suite. Ce besoin d’instantanéité explique le succès des applications iPhone ou Ovi (Nokia) qui permettent d’accélérer les recherches (géographiques, musicales, informatives, etc.), comme le note sur son blog Frédéric Winckler, patron de l’agence de pub JWT-France qui a étudié le comportement des « digital natives ». Pour eux, il faut que les choses bougent sans arrêt. Leur temps est beaucoup plus cadencé que celui de la génération de leurs parents.

« C’est très perturbant, car le temps est une norme sociale, un élément de coordination entre les gens, explique Claire Lobet-Maris. Le temps que leur renvoient les adultes est plus long, plus structuré. Il est fait d’horaires. Il y a des ajustements que les aînés devront consentir. » Pour Marc Prensky, il s’agit d’un vrai défi pour l’école : les profs vont immanquablement devoir s’adapter à l’environnement des élèves qui préfèrent un graphique ou une vidéo à un long texte et qui supportent de plus en plus difficilement un enseignement lent, step-by-step et sérieux. Les cinéastes, eux, ont déjà commencé leur conversion : aux Etats-Unis et en Europe, beaucoup avouent réaliser des films plus courts avec des plans plus brefs.

Le monde de l’entreprise va, lui aussi, vivre une révolution culturelle, car les « digital natives », qui débarquent désormais sur le marché du travail, ont développé des aptitudes particulières : ils se montrent très créatifs, polyvalents, bricoleurs, aiment bouger, préfèrent travailler en équipe, tout en restant autonomes, avec une conception visuelle, graphique plutôt que linéaire de l’information. Autant d’atouts que les entreprises vont pouvoir exploiter. De plus en plus, l’arrivé des « DN » est prise en compte dans les stratégies de recrutement des entreprises.

Après les pères, les ados absents ?

Ce qui caractérise aussi les « digital natives », c’est la personnalisation à tous crins. Si la Toile permet aux jeunes de se cacher ou de maquiller certains traits, elle les rend surtout très visibles, leur donne l’occasion de sortir du lot, que ce soit via les blogs, les sites de socialisation, les jeux en réseau, etc. Facebook et ses émules l’ont bien compris. « Ce sont autant de scènes de performance où les ados, en pleine construction identitaire, peuvent s’essayer et s’exhiber de diverses manières, décrypte Claire Lobet-Maris. Toutes ces applications leur offrent la possibilité d’être reconnus, dans un monde qui ne leur donne pas beaucoup d’autres moyens de reconnaissance. La Toile est un terrain d’expérimentation sociale pour les jeunes. »

D’où leur besoin d’être constamment connectés. Pour les « digital natives », la distinction entre vie en ligne et vie hors ligne est d’ailleur » dépassée. Les deux s’enrichissent mutuellement. Mais cette sociabilité numérique a des répercussions sur la famille. Les relations avec les parents en prennent un coup, car l’espace social n’est plus commun. Ces scènes virtuelles, dans lesquelles les jeunes se complaisent, se déroulent en coulisses. Les parents n’ont pratiquement aucune prise sur ce qui s’y passe. Le jeune connecté est physiquement là, mais absent. Il mange en chattant. Après les pères absents, les ados absents ? Cela ne va guère s’arranger avec la mobilité toujours plus grande des équipements, comme les smartphones et les tablettes. Petits frères des « digital natives », les « mobile natives » ont et auront encore davantage de possibilité de s’échapper.

Cette exposition à outrance comporte un autre danger lié à Internet et à sa mémoire. La Toile n’oublie rien ! Les plate-formes où s’exhibent les ados laissent des traces indélébiles. Or, dans la construction identitaire, l’oubli est crucial. En postant leurs photos ou vidéos sur Internet, les jeunes se greffent des rhizomes aux baskets. Ils ne maîtrisent pas cette dimension de l’outil numérique. Contrairement aux « digital immigrants », bien plus prudents, ils n’ont pas conscience de la frontière entre le privé et le public ni des risques qu’ils prennent pour le jour où ils se présenteront à un employeur qui, avant de se décider, tapera leur nom dans Google.
Mais cette mémoire peut aussi être une arme à double tranchant. Comme l’a expérimenté Nathan Soret, un Verviétois de 16 ans plein de punch, dont les blogs et les vidéos sur Youtube (notamment une interview de Stromae via webcam) ont été repérés par Le Figaro et Le NouvelObs. Aujourd’hui, Nathan tient un blog pour les deux médias français. Les « digital natives » ont l’avenir devant eux…

(1) Dernière étude en date : Les Jeunes et Internet – Se construire un autre chez soi, par Claire Lobet-Maris et Sarah Gallez, FUND®2011.
THIERRY DENOËL

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