Les Gangsters, c'est aussi un look. Costards deux-pièces, cravate ou noeud pap', et un large éventail de "chapias", allant de la casquette au fédora. © Philippe Cornet

Pop, tops et flops (5/6): Gangsters d’Amour

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Après avoir mené l’aventure ludique des Gangsters d’Amour, Jeff Bodart s’est lancé dans un parcours solo, avec la même folle énergie. Avant de tirer sa révérence, prématurément.

« En 1990, on part avec les Gangsters d’Amour pour un mois et demi de tournée dans ce qui était encore l’URSS. Jeff Bodart se casse le pied en faisant l’idiot, en sautant de la sono ou quelque chose du genre. Une femme médecin présente dans le public l’emmène à l’hôpital en lui expliquant que c’est mieux d’être accompagné parce qu’il y a pénurie de plâtre. Jeff, en béquilles, loin de se calmer en concert, voudra absolument continuer à « aller chercher les gens », même si on lui dit de prendre un peu de distance et d’arrêter de courir dans tous les sens. Peine perdue. » Trois décennies plus tard, Philippe Résimont, Rési, se souvient d’autant mieux de son passé de choriste des Gangsters qu’il était aussi copain de Jean-François Bodart, décédé le 20 mai 2008 à l’âge de 45 ans. Et que depuis la reformation du groupe pour un triomphe devant 750 personnes à l’Eden de Charleroi en janvier dernier (1), c’est Rési qui relève le défi majeur de prendre la place vocale de Jeff.

Je suis tenace, je suis d’un optimisme forcené. C’est ma manière à moi de comprimer mes angoisses.

En 1985, c’est dans son biotope carolo que nous rencontrons Bodart et ses Gangsters, fantasme musical défini par la ville. Il nous déclarait alors: « Charleroi est pire que Manchester, quand tu viens de là, tu choisis ton camp. Ou bien tu fais une musique sombre comme Joy Division ou bien tu fais les Gangsters. Même si nous ne sommes pas plus un groupe mitraillettes qu’un groupe BD. » Comme dans tout ce qu’il entreprend, Jeff Bodart oublie la demi-mesure. Gangsters d’Amour, d’après le titre d’une chanson des punks français Starshooter? Oui, et donc l’amour du groupe se porte en costards deux-pièces, cravate ou noeud pap’, cuir aux pieds. Avec un large éventail de chapias allant de la casquette au fédora, modèle de feutre à large bord que portait Humphrey Bogart dans Casablanca. Une garde-robe que chaque musicien des Gangsters acquiert sur son portefeuille, à quelques couvre-chefs près. Jeff n’est pas en reste puisqu’au fil des ans, son dressing enfle: pantalons à pinces, cravates en soie, chemises blanches, gilets ajustés, élastiques serre-manches. Le dandysme n’est pas forcément loin.

Funk aux fesses

Depuis 1982, débuts de l’aventure Gangsters, il ne s’agit pas seulement de look rétro: deux albums, Les Gangsters d’Amour ne meurent jamais (1986) et Spirito (1988), plus une dizaine de singles, mettent le groupe carolo au-devant de la scène belge. Bodart est l’auteur principal de ces chansons qui résonnent comme autant de hits potentiels: S.O.S. Barracuda, Meurtre à Hawaï, Coûte que coûte et le dernier en date, en 1989, le sous-estimé Willy ne pense qu’à ça. Le groupe, grossissant avec les choristes de Los Drogenbos, des cuivres, guitares, claviers et une impeccable section rythmique, a le funk aux fesses. Un mix détonant d’imagerie bande dessinée, d’énergie thermonucléaire du chanteur éternellement agité et un groove musical louchant vers James Brown. Ce qui remémore à Rési, le nouveau vocaliste, sa prestation initiale avec les Gangsters: « Le premier concert que j’ai fait avec l’autre choriste, Dili, c’était la première partie de James Brown à Forest National. Onze blancs-becs qui se font joyeusement jeter par le public venu voir le pape du funk. Jeff voulait faire un rappel mais l’organisateur nous en a empêché: Jeff, lui, était prêt à retourner au feu! »

Jeff Bodart a tiré sa révérence. Reste à se souvenir d'un fou de musique à la volonté inouïe d'offrir un enthousiasme sans limite à son public.
Jeff Bodart a tiré sa révérence. Reste à se souvenir d’un fou de musique à la volonté inouïe d’offrir un enthousiasme sans limite à son public.© Philippe Cornet

Fils de la classe moyenne (papa est dentiste), Jeff grandit en aîné d’une fratrie de quatre enfants, un frère et deux soeurs. Damien Bodart, de huit ans son cadet, accompagne comme roadie et backliner les dernières années des Gangsters et les premiers temps de la carrière solo: « Jeff était mon héros, il était déjà une demi-vedette quand je jouais encore aux Playmobil. J’avais un regard univoque sur ce qu’il faisait, sans être fan absolu de la musique produite mais je voyais à quel point il était excité par tout ça. Quand le second album des Gangsters s’est moins bien vendu, il l’a mal vécu, moi aussi. »

Et « sans vouloir faire de la psychologie de comptoir », Damien évoque le lien particulier unissant le grand frère et l’une des soeurs, Catherine: « Elle avait une maladie génétique grave et si Jean-François a eu autant envie de brûler la chandelle par les deux bouts, c’est peut-être parce que tout ce qu’il vivait, c’était ce qu’elle ne vivait pas. Jeff avait besoin que tout aille vite, que tout reste en mouvement en permanence, autant dans sa vie privée que sa vie professionnelle. Ne rien faire était pour lui d’une douleur absolue. Il était hyperkinétique, il était d’ailleurs bourré de tics dans sa jeunesse. La scène et le mouvement lui permettaient de calmer cette énergie-là. »

Catherine Bodart est décédée deux jours après avoir assisté au concert de retour carolo des nouveaux Gangsters en janvier 2020. Elle avait voulu tenir jusque-là.

Méthode Coué

Début des années 1990, déçu par le non-succès relatif du second album des Gangsters d’Amour, Jeff Bodart constate aussi que la nature du groupe a changé. Certains musiciens, souvent des potes du secondaire, sont partis, laissant la place à des pros qui ont également d’autres engagements. L’esprit originel des Gangsters se délitant, il décide de placer le groupe en repos et de jouer la carte solo. Ne sachant pas que c’est fini pour les Gangsters. « J’ai fait quelques chansons pour Jeff, raconte le parolier Jacques Duvall. C’est le français François Bernheim, découvreur de Véronique Sanson et Patricia Kaas, qui avait fait le lien entre nous. Bernheim était persuadé que Jeff en solo allait cartonner en France. » De fait, le premier 45-tours, le tonique Du vélo sans les mains, tiré de l’album du même nom paru en 1994, fait frémir quelques radios hexagonales, devenant sa plus classique chanson perso. On le qualifie même de « nouveau Trénet belge ».

Je ne doute pas que son manque de succès en France a aussi déterminé la nature de ses dernières années.

Lorsque nous retrouvons Jeff à Paris en 1998 à l’époque d’Histoires universelles, il est toujours bodartissime. Ce soir d’hiver, il vient de compléter une dixième date dans le Théâtre Trévise, décor du IXe arrondissement, un rien suranné pour 150 places, pas mal garnies au fil des soirs. Devant un verre de gamay, vers deux heures du matin, il avouait: « Je suis tenace, je suis d’un optimisme forcené. C’est ma manière à moi de comprimer mes angoisses. C’est un peu la méthode Coué, le faire pour y arriver. Je ne connais pas le sentiment du devoir accompli, je ne me vois pas faire partie de ces gens qui, arrivés à un certain âge, ont l’impression d’avoir atteint la sérénité. »

Le claviériste Pierre Gillet participe à la fin des Gangsters et aussi à l’aventure solo de Jeff qui engrange trois albums supplémentaires aux deux précités, Ça ne me suffit plus (2001), T’es rien ou t’es quelqu’un (2003) et Et parfois c’est comme ça (2007). Il se souvient: « Il s’est installé une sorte de dichotomie entre sa personnalité, toujours excitée sur scène comme en dehors, et les chansons qu’il interprétait, davantage tournées vers la variété. En concert, il ne pouvait pas s’empêcher de grimper sur les murs ou les amplis avec des morceaux qui ne s’y prêtaient pas forcément. »

Dernières années

Malgré des collaborateurs en écriture de qualité, comme Kent, Miossec ou Jacques Duvall, les ventes françaises restent tièdes. « On a travaillé ensemble de 1982 à sa mort, confie Pierre Mossiat, manager et ami proche de Jeff. Je pense pouvoir dire que Jeff a été très bien entouré, et que les labels en Belgique comme Pias et en France comme Warner et Remark (firme de Vanessa Paradis et Pow Wow) ont fait de l’excellent travail promotionnel… Son plus grand succès a été le Coûte que coûte avec les Gangsters: je crois que le groupe a dû faire une cinquantaine d’apparitions radio et télé en France, même si commercialement les ventes n’ont pas été fracassantes. Peut-être que ce qui, finalement, a handicapé Jeff sur le marché français, c’est d’être entre rock et chanson dans un pays qui, à l’époque du moins, catégorisait encore beaucoup les musiques. Et je ne doute pas que son manque de succès en France a aussi déterminé la nature de ses dernières années. »

Les incidents liés à l’alcool se multiplient : Jeff ruine en 2005 une prestation télévisée à la Citadelle de Namur pour les 25 ans de la Communauté française. Ivre, incapable d’assumer son interprétation de Canadair, le grand orchestre accompagnateur doit s’arrêter et recommencer. La RTBF, qui diffuse l’événement, est furieuse. « Je pense que ça a été le début de la fin. Jusqu’à ce moment-là, Jeff pouvait être festif mais ne buvait jamais rien avant les concerts, d’ailleurs l’alcool était prohibé chez les Gangsters avant les shows. » Cet ami, qui souhaite rester anonyme à ce propos, témoigne également que les dernières années de Jeff demeurent aussi un souvenir douloureux. De son mariage « secret » en 2007 avec Armelle, présentatrice ertébéenne, à différentes frasques.

Cette ultime période, de plus en plus chaotique et chargée pour le chanteur, aboutit à un malaise chez ses parents au printemps 2008. Hospitalisé, Jean-François Bodart meurt le 20 mai dans la ville où il est né, Charleroi. Reste à se souvenir d’un fou de musique, de sa volonté inouïe de vouloir offrir au public un enthousiasme sans limite et de madeleines inséparables des années 1980 à 2010.

(1) La nouvelle formule des Gangsters d’Amour devrait tourner en Belgique en 2021.

Discographie: Jeff, t’es un peu tout seul

Une partie de la discographie solo de Jeff Bodart – cinq albums entre 1995 et 2007 – peut s’écouter sur Spotify mais acquérir les disques originaux comme ceux, au nombre de deux, des Gangsters d’Amour, est réservé au marché de l’occasion. D’autant plus dommage que Les Gangsters d’Amour ne mentent jamais, vinyle original de 1986, reste un objet joyeux et funky, rassemblant leurs trois succès les plus manifestes: Coûte que coûte, S.O.S Barracuda, Hey Baron rouge. Rayon solo, on mesure le trajet parcouru entre Du vélo sans les mains (1994) et Et parfois c’est comme ça, paru onze ans plus tard: d’une convivialité rêveuse à la « Charles Trénet jeune » à des morceaux largement plus autobiographiques, voire graves. Sinon, mettre la main sur le Best of Jeff (2009) qui compile ses deux carrières.

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