L’église Saint-Antoine de Padoue, à Forest, a été en partie transformée en salle d’escalade. © Emmanuel RAMIREZ-MAUROY

« Bruxelles est déjà une ville complexe, pas besoin qu’on dénature, en plus, ses bâtiments »

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Pour l’historien Marc Meganck, reconvertir des lieux institutionnels et les rendre ouverts, c’est bien. Ne pas les dénaturer complètement par leur nouvelle occupation, c’est mieux.

Marc Meganck est responsable de l’inventaire archéologique de la Région bruxelloise (direction du Patrimoine culturel à urban.brussels, l’ancien Bruxelles Urbanisme et Patrimoine). Il confirme le phénomène bruxellois de réaffectation de piliers de la Nation, mais le tempère. «Ça a toujours existé, et partout, mais il est davantage mis en avant aujourd’hui à cause des questions de classements des édifices marquant la visibilité des pouvoirs dans l’espace urbain. C’est le cas avec la Bourse, où on a dû percer des murs, donc toucher à un bâtiment classé, pour permettre des accès vers le site archéologique en contrebas.»

Quel regard portez-vous sur ces réaffectations?

Elles garantissent la préservation, donc je les préfère au fait de raser puis de reconstruire. Ensuite, à mes yeux, cette préservation doit se faire, si possible, avec une continuité de l’occupation initiale des lieux, ou au moins un rappel de ce qu’elle était à l’origine, une certaine lisibilité du passé. Pour que le visiteur sache dans quoi il entre: la Jazz Station, à Saint-Josse, n’est pas qu’une salle de concert, c’est aussi une ancienne gare. A l’église Saint-Antoine de Padoue, à Forest, en partie transformée en salle d’escalade, ou à l’église Saint-Hubert,à Boitsfort, pour laquelle des projets de reconversion sont étudiés, je ne sais pas s’il faut enlever tous les crucifix, les croix, les vitraux. Je plaide pour que le vocabulaire architectural de base soit toujours présent. Qu’au musée qui investira l’ancien garage Citroën, il reste des éléments de ce que représentaient les lieux. Bruxelles est déjà une ville complexe, pas besoin qu’on dénature, en plus, ses bâtiments. Réaffecter, c’est très bien, parce que c’est une économie, une préservation, une conservation du patrimoine, qu’il soit patrimoine bâti ou patrimoine vert ; parce que ça participe aux idées du moment ; parce que la nature de la réaffectation peut être plus rentable qu’une autre. Mais il faut savoir d’où on vient. C’est pour ça que le Code bruxellois de l’aménagement du territoire est là. Pour veiller à ce que certaines choses soient respectées, notamment les bâtiments classés. Ça rend parfois la réaffectation problématique, voire impossible.

Cette lisibilité du passé, vous la retrouvez dans les réaffectations de symboles des pouvoirs?

On a quand même souvent affaire à des bâtiments avec des codes architecturaux bien spécifiques mais qui n’ont plus aucun rapport avec ce qui est désormais leur usage. Voyez l’abbaye de la Cambre: lorsqu’on se promène sur ce site, magnifique, on n’est plus dans une abbaye mais dans une école. Quand on circule dans la caserne Dailly, à Schaerbeek, on n’est plus dans un espace militaire, on est dans un ensemble de lofts luxueux. Donc, on a une ville qui se reconstruit, oui, mais comme si c’était dans l’enveloppe d’une autre.

Avec des lieux dont l’accès était très sélectif alors que désormais tout le monde peut y accéder…

Certainement, et c’est à mettre en parallèle avec la dynamique de la ville, qui voit sa démographie augmenter, ses choix de société se modifier, sa mobilité, son besoin de logements constant… On voit clairement qu’on va de moins en moins vers l’institutionnel et le monde cloisonné et de plus en plus vers des espaces ouverts. C’est le lien entre toutes ces réaffectations. Avec cette notion de village, ou de quartier, pour mieux partager les espaces, entre PME et activités pour les enfants, entre logements sociaux et logements de luxe, etc. Il y a une volonté de mixité dans ces projets. Le bâtiment RTT à Schaerbeek, avec la Cocof et des appartements ; les casernes, avec des bureaux et des marchés bio ; la Bourse, avec ce temple de la bière en connexion avec un espace muséal et, en dessous, un site archéologique… Cette diversité se prête bien à l’immensité des lieux: la plupart des anciens édifices institutionnels à réaffecter sont des volumes énormes, il faut pouvoir les occuper.

Pour l’historien Marc Meganck, Bruxelles se reconstruit, mais comme si c’était dans l’enveloppe d’une autre.
Pour l’historien Marc Meganck, Bruxelles se reconstruit, mais comme si c’était dans l’enveloppe d’une autre. © Aurélie Russanowska

Le palais de justice, le château de Laeken ou le Parlement serviront, en tout ou en partie, un jour, à d’autres usages que ceux qui sont les leurs aujourd’hui et depuis leur conception?

Peut-être moins le Parlement, parce que c’est une institution qui fonctionne en continu, avec une charge importante. Le palais de justice, par contre, oui: il est tellement gigantesque qu’on n’ira que vers un lieu là aussi très ouvert et multfonctionnel. Dont on prendrait enfin soin. Quant aux bâtiments royaux, c’est lié à l’avenir de l’institution monarchique. Si elle est appelée à disparaître, peut-être que la famille royale gardera son domaine de Laeken mais des endroits plus connexes, comme le palais, pourraient être alors réaffectés. Autour, beaucoup d’anciens lieux de pouvoir l’ont déjà été, pour devenir musée, salle de conférences, académie… Certains hôtels de Ville pourraient l’être aussi, parce qu’ils ne sont ou ne seront plus adaptés en matière de bureaux, d’accès pour la population, de performance environnementale et énergétique. D’évolution institutionnelle aussi: si on supprime les dix-neuf communes pour ne plus avoir que la seule Région, que fera-t-on des maisons communales?

La réaffectation des lieux institutionnels reflète la défiance croissante de la population à l’égard des institutions?

Les deux ne sont pas liées. Mais les bâtiments institutionnels, souvent, sont prestigieux, par leur apparence, leur architecte, leurs matériaux, et il y a, dans l’opinion publique aujourd’hui, moins d’importance accordée à ces signes extérieurs d’autorité. Par ailleurs, avec la dématérialisation galopante, il ne faut plus se déplacer dans certains lieux comme c’était impératif auparavant. Il y a moins ce besoin de visibilité des piliers de l’Etat. Chaque chose était bien identifiée dans le paysage: le marché, la Bourse, la caserne, l’administration… Avec des fonctions précises et un lieu qui leur était dédié. Aujourd’hui, il y a un émiettement de ces fonctions et une dispensabilité pour elles d’un lieu propre et symbolique.

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