En Belgique, les désignations de conjoints ne datent pas de celle de Lucie Demaret, et pas non plus du couple Onkelinx-Uyttendaele. Elles datent plutôt même d’avant-hier, avant l’épouse d’Emile Vandervelde même. Petite histoire des power couples à la belge.
La désignation souveraine de Lucie Demaret à la présidence du Conseil d’administration de l’Office de la Naissance et de l’Enfance par le président du MR, Georges-Louis Bouchez, a fait scandale. Il faut dire que Lucie Demaret est la compagne de Georges-Louis Bouchez. Le président réformateur a répondu, avec la braverie qui le caractérise, qu’il n’y avait rien là qui contrevienne aux traditionnelles prérogatives d’un président de parti. Et il avait raison de le penser, mais il avait tort de dire que nommer, de toute autorité, sa conjointe à un mandat rémunéré, aux dépens d’une autre femme de son propre parti, était un acte féministe. Et il n’avait pas raison non plus de croire que cela serait considéré en 2025 comme légitime parce qu’on a toujours fait comme ça.
Parce qu’en effet, en Belgique, on a toujours fait comme ça, et c’est précisément ce qui a énervé dans cette perpétuation de nos vieilles valeurs.
L’histoire de la Belgique politique en effet est bourrée de récits de népotisme, les fils de, les filles de et les enfants de ont souvent été aidés à rencontrer leurs bonnes fortunes électorales, et chaque sous-région fourmille d’anecdotes de parents placés, d’amis soutenus et de promotions adultérines. Le «qui kette qui?» est une clé de lecture dont sont friands mais sans trop le dire les observateurs et une partie des acteurs. Cette clé, qui a toujours eu son efficacité, vire, encore aujourd’hui, à l’obsession chez certains acteurs, on ne les citera pas. Mais leur infinie litanie de ragots repose désormais sur des raisons, un fond d’observations sociologiques possibles, et sur la gamme des accouplements entous genres. Jadis c’était assez unilatéral et de toute durée.
La femme derrière tout grand homme
La tradition des ragots sur les conjoints de politiques est aussi vieille que la phallocratie régnant sur nos sociétés. Au XIXe siècle, un jeune parlementaire catholique, Gustave Vandersmissen, fut la risée de la Belgique. Dès les débuts de notre showbiz, son épouse, la cantatrice Alice Renaud, entretenait de notoires liaisons avec Félicien Rops en particulier, et la presse s’en moquait beaucoup, jusqu’au jour de l’assassinat, par le parlementaire, de son épouse, où le ricanement général devint gravité embarrassée.
Le pouvoir politique, consacré par le suffrage masculin et censitaire, étant monopolisé par les mâles les plus riches, ce sont principalement des conjointes qui, au XIXe siècle mais aussi tout le long du XXe, même après le suffrage universel et la relative féminisation des classes dirigeantes, furent soupçonnées de profiter du puissant appui de leur influent époux.
Un homme en particulier, un libéral, incarna ce cliché machiste de la femme qui se trouve derrière tout grand homme. Walthère Frère-Orban dirigea plusieurs gouvernements au XIXe siècle. Il fut sans doute l’homme le plus puissant de Belgique pendant quelques décennies, et défendit une ligne dite doctrinaire d’opposition farouche à toute amélioration des classes populaires, et spécialement à tout élargissement du suffrage. Mais Walthère Frère, fils de fonctionnaire, devait une grande partie de son ascension politique à sa femme, Claire-Hélène Orban, à qui il prit le patronyme pour plaire à la bonne société. Les Orban étaient en effet de très très gros industriels et banquiers dont le patrimoine permit au fils de devenir électeur. Car seuls les riches votaient à l’époque et seuls les très riches étaient par exemple éligibles au Sénat. Reste que, du couple Orban, la Belgique entendit beaucoup parler de Walthère, dont les libéraux d’aujourd’hui ne sont pas si fiers. Ils lui ont vite préféré Charles Rogier en père de la nation ou Paul Janson en démocrate sincère, mais jamais Claire.
Le «qui kette qui?» est une clé de lecture dont sont friands mais sans trop le dire les observateurs et une partie des acteurs.
Qu’elles fussent électrices ou pas –après la Seconde Guerre mondiale pour les législatives–, qu’elles fussent éligibles ou pas –après la Première Guerre mondiale pour les parlements–, les femmes, même lorsqu’elles furent de très convaincantes féministes, ont souvent été réduites à une pièce rapportée, sillage parfois charmant, parfois gênant, de leur mari, pour les reporteurs. Parfois aussi, elles sont réputées pour avoir élargi les horizons de leur époux. Emile Vandervelde, le «patron» du Parti ouvrier belge jusqu’à sa minorisation, au mitan des années 1930, par Paul-Henri Spaak et Henri De Man, aurait ainsi été initié au féminisme par sa première épouse, Charlotte Helen Speyer, dite Lalla Vandervelde, Anglo-Belge, artiste et muse, divorcée puis remariée, avec Vandervelde, puis divorcée d’avec le même. En contrepartie, disent les historiens, Emile aurait convaincu Lalla des vertus supérieures du socialisme. En tout cas avant leur divorce. La seconde épouse de Vandervelde, Jeanne Beeckman, dite plus tard Jeanne-Emile Vandervelde, était plus féministe que ne l’indiquerait aujourd’hui le nom qu’elle garda. A 34 ans, elle épouse le président socialiste, 61 ans, en 1927. Emile Vandervelde devient ministre de la Santé publique en 1936, et une polémique flambe, puisque c’est Jeanne-Emile qu’Emile choisit comme cheffe de cabinet. Les deux quittent le gouvernement lorsque celui-ci, validé par Spaak et De Man, reconnaît le gouvernement franquiste de Burgos. Veuve à la fin de 1938, Jeanne-Emile Vandervelde entrera très vite dans la Résistance, contrairement, du reste, à Spaak et encore plus à De Man, et perpétuera le grand nom socialiste en siégeant au Sénat jusqu’à sa mort, en 1963.
Les accusations, légitimes ou pas, de maritale complaisance ne connaissent pas les frontières partisanes. La gauche de la gauche connaît également ses Thénardier présumés. Au Parti communiste belge, René Noël, bourgmestre de Cuesmes puis échevin de Mons, sénateur, fut certainement utile à son épouse, Noëlla Dinant, lorsqu’elle devint parlementaire dans les années 1970. Elle était alors déjà militante de très longue date, mais enfin vous comprenez.
Elles ne s’arrêtent pas non plus aux limites régionales, tant les exemples d’hommes forts et de femmes réputées aidées ont animé les chroniques locales. A Charleroi, l’épouse de Jean-Claude Van Cauwenberghe était directrice adjointe du Musée du Bois du Cazier, dont le CA était présidé par Jean-Claude Van Cauwenberghe.
A Liège et dans sa région, dans les bastions rouges, à Seraing ou à Ans, les promotions que portaient et les relégations qu’imposaient les Daerden, les Mathot, les Happart, et autres Moreau étaient indexées sur les tourments, réels parfois, inventés autrement, de leur vie conjugale. La compagne de Willy Demeyer l’avait d’abord été de Guy Mathot, et cela n’atténua pas les suspicions borgiesques. Ce que ne fit pas non plus l’assassinat d’André Cools, 63 ans, marié à l’état civil et bourgmestre socialiste de Flémalle dans la vie publique, devant le domicile de sa compagne, 31 ans, conseillère socialiste de Flémalle, à Cointe, donc en dehors de leur terre d’élection.
A Bruxelles, le souvenir de Philippe Moureaux, intraitable président de la fédération bruxelloise du PS, et de Françoise Dupuis, qui fut à certains moments désignée à des postes que ses voix de préférence auraient pu lui refuser, reste vivace.
Les ragots sur les conjoints de politiques ont commencé tôt dans l’histoire et étaient marqués par la phallocratie régnant sur nos sociétés.
Chez les libéraux, comme pour un tardif hommage de Lucie Demaret, résidente d’Ham-sur-Heure-Nalinnes mais dont le président de parti est Montois, les conjoints n’étaient pas toujours précisément domiciliés là où ils vivaient ou militaient. Hervé Hasquin était politiquement installé à Silly, en Wallonie picarde, mais son épouse, Michèle Hasquin-Nahum, sera échevine en ces noms et qualités à Woluwe-Saint-Lambert jusqu’en 2024. Jean Gol était échevin de Chaudfontaine, en région liégeoise, à sa mort inopinée en septembre 1995, tandis que sa veuve, Carine Gol-Lescot, est élue locale à Uccle et échevine depuis 2009. Et le départ vers Bruxelles, au début des années 2000, de Daniel Ducarme, n’a pas empêché sa conjointe, puis ex-conjointe, Marie-Françoise Nicaise de mener une fort honorable carrière municipale et parlementaire depuis Thuin, dont le fondateur du MR avait été un flamboyant bourgmestre.
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«Power couple»
La féminisation relative des cercles de pouvoir a fait émerger la figure bifide, moins inégalitaire, du power couple, sans que l’on puisse déterminer lequel des deux est le plus puissant, et parfois même l’épouse en semble le moteur. La longue histoire de la ministre Miet Smet et du Premier Wilfried Martens fut cachée pendant leurs vraies années d’activité, mais il n’est pas sûr que l’amour du Premier servit la seconde. On se rappelle également du mariage, aussi surprenant que peu profitable politiquement, émanant de bancs opposés du parlement, entre la socialiste hennuyère Sophie Pécriaux et le libéral louvaniste Rik Daems.
Laurette Onkelinx est à cet égard doublement exemplaire d’un empowerment féminin, puisque son premier conjoint a conseillé pendant des décennies des cabinets socialistes, tandis que son second mari, l’avocat et constitutionnaliste Marc Uyttendaele, fréquenta d’autant plus les cercles du pouvoir socialiste que son épouse y pesait.
Plus récemment, la promotion d’un conjoint socialiste par une épouse PS a fait un flop: Ludivine Dedonder, qui fit pourtant une campagne offensive auprès des membres du Bureau du parti, n’est pas parvenue à les convaincre de désigner son compagnon, Pierre-Olivier Delannois, comme sénateur coopté. Certains méchants machistes, plus nombreux que ce qu’ils prétendent, spécialement au boulevard de l’Empereur, ont même attribué la défaite du Tournaisien à l’activisme, décrit comme lourdaud, de la Tournaisienne. Alors qu’elle ne fit rien d’autre que ce que des générations de prédécesseurs masculins accomplirent avec succès.