Les partenaires de la majorité ont aussitôt recalé la piste d’un saut d’index, glissée par Bart De Wever en pleins travaux budgétaires. Mais n’excluent pas de viser par le haut et par le bas.
Ça ne coûtait rien d’essayer, a dû se dire Bart De Wever. Dans sa quête de dix milliards d’euros d’économies d’ici à 2030, le Premier ministre N-VA a proposé la piste d’un saut d’index aux partenaires de la majorité, comme l’avait relayé Het Nieuwsblad le 8 octobre dernier. La proposition était, certes, en contradiction avec l’accord Arizona conclu moins de dix mois auparavant. «Nous maintenons le principe de l’indexation automatique des salaires afin que les travailleurs puissent conserver un niveau de vie identique même lorsque les prix des biens et des services augmentent, précisait le texte. C’est une garantie de stabilité non seulement pour les citoyens mais aussi pour l’économie.» De la part de Bart De Wever, la tentative n’était cependant en rien surprenante.
Il y a moins d’un an, soit en septembre 2024, l’alors formateur était bien décidé à revoir l’indexation automatique des salaires, quitte à opter pour une réforme boîteuse d’un point de vue fiscal et économique –à l’image d’une indexation du net au lieu du brut, comme envisagée à l’époque. Aujourd’hui, aucun partenaire du gouvernement fédéral n’a suivi Bart De Wever sur la voie d’un saut d’index généralisé. Vooruit, CD&V et MR s’y sont fermement opposés. Les Engagés, de leur côté, n’ont pas souhaité commenter. «Un tas de mesures potentielles a été déposé par les divers partis, indiquait le cabinet Prévot à L’Echo. Le fait qu’elles soient sur la table ne signifie pas qu’elles seront pour autant validées.»
Un saut d’index, pourquoi et pour quelles économies?
Pour rappel, un saut d’index neutralise l’augmentation des salaires et des allocations, censée survenir lorsque l’indice santé, reflétant partiellement la hausse du coût de la vie, franchit un nouveau seuil. Or, le prochain dépassement de l’indice-pivot devrait avoir lieu en janvier 2026, selon les estimations du SPF Economie et du Bureau fédéral du plan. Ce qui doit conduire, selon le secteur et le statut, à une indexation des salaires en février, mars ou avril 2026. Il en irait de même pour les prestations sociales (pensions, chômage, revenu d’intégration, allocations familiales…).
Les opposants à l’indexation automatique des salaires lui ont toujours reproché de nuire à la compétitivité des entreprises belges, particulièrement en cas de choc inflationniste, alors que seuls trois autres pays l’appliquent encore formellement: le Luxembourg, Malte et Chypre. Elle constitue le reliquat d’un système autrefois plébiscité par de nombreux pays, mais finalement abandonné à la suite des chocs pétroliers de 1973 à 1979. «Et il est impensable qu’un petit pays comme le nôtre puisse convaincre l’Europe d’y revenir», précise l’économiste Bruno Colmant, membre de l’Académie royale de Belgique. Les partisans de l’indexation rétorquent qu’elle offre une protection du pouvoir d’achat… Particulièrement, là aussi, en cas de choc inflationniste.
Mais le saut d’index proposé par Bart De Wever concourt surtout à un impératif budgétaire. A côté des effets invoqués sur l’économie et l’emploi, une telle mesure, si elle était généralisée comme en 2015, reviendrait à économiser les 2% d’augmentation qui seraient dus par l’Etat et les entités fédérées aux travailleurs du secteur public et aux allocataires sociaux. En 2023, les dépenses en prestations sociales s’élevaient à 118 milliards d’euros, selon un rapport de la Cour des comptes. Sur la base de ces chiffres, un saut d’index de 2% aurait théoriquement généré une économie de plus de 2,3 milliards. A cela s’ajoute une économie potentielle de près d’1,5 milliard sur les salaires versés aux travailleurs du secteur public, dont le montant total atteignait 73,7 milliards d’euros en 2023, selon la plus récente estimation (provisoire) de la Banque nationale de Belgique.
Comme la piste d’un saut d’index généralisé semble exclue, les économies potentielles seront nettement inférieures à ces estimations. Un saut d’index s’apparente par ailleurs à un boomerang fiscal, puisqu’il réduit mécaniquement certaines recettes futures liées aux salaires. Il en va de même pour la TVA, si cela génère un ralentissement de la consommation. Vu les positions de ses différents partis, le gouvernement devrait emprunter l’une des trois directions qui suivent.
1. Aucun saut d’index, pour personne
C’est le scénario du statu quo. Le gouvernement doit alors trouver des milliards ailleurs. Les 140.000 manifestants de ce 14 octobre ont vivement rappelé que bien d’autres mesures attisaient déjà le conflit social. Pratiquer un saut d’index, même ciblé, c’est s’assurer de souffler sur des braises en plein incendie. En Belgique, l’automaticité de l’indexation des salaires et des prestations sociales reste un précieux facteur d’apaisement, rappellent les économistes. «La France ne serait pas à ce point au bord de l’implosion institutionnelle si elle avait réussi à préserver davantage le pouvoir d’achat, commente Philippe Ledent, économiste chez ING et chargé de cours en économie et finance à l’UCLouvain et l’UNamur. Dans un pays comme la Belgique, le risque de conflit social est d’autant plus fort que les syndicats et le patronat entretiennent une relation conflictuelle. Hors des pics d’inflation, l’indexation automatique des salaires n’est pas dramatique. D’autant plus que le vieillissement de la population entraînera une raréfaction de la main-d’œuvre, et redonnera donc du pouvoir de négociation aux travailleurs dans les pays qui ne l’appliquent pas.»
Le statu quo est plausible, tant la perspective d’un saut d’index est souvent agitée mais rarement instaurée. C’est un flèche de pression politique éprouvée dans le carquois des négociations. La sortie de Bart De Wever fut d’ailleurs une riposte aux suggestions de hausse et de création d’impôts, émanant de Vooruit et du CD&V.
2. Un saut d’index pour certaines allocations sociales
Dans sa super-note de janvier dernier, Bart De Wever avait déjà évoqué cette piste. Le MR, le CD&V et Les Engagés pourraient la suivre. «Il n’y aura pas de saut d’index pour celles et ceux qui travaillent, ni maintenant ni demain», a garanti le président des libéraux, Georges-Louis Bouchez. Mais pour les autres? Il se dit prêt à en discuter pour ce qui concerne certaines allocations sociales, «car elles ont plus augmenté que les salaires ces dix dernières années en raison de l’enveloppe bien-être», indiquait-il à l’agence Belga. Les allocations de chômage et les revenus d’intégration sociale (RIS) seraient dans le viseur, mais pas les pensions. Depuis 2009, certaines prestations sociales ont bénéficié, dans des proportions variables et au prix d’arbitrages délicats, de revalorisations ponctuelles allant au-delà de l’indexation automatique. Ce fut le cas sous le précédent gouvernement.
Cette «enveloppe bien-être» résulte du Pacte de solidarité entre les générations, conclu en 2005 sous le gouvernement Verhofstadt II. «Pour le 15 septembre des années paires, les interlocuteurs sociaux sont invités par le gouvernement à pointer les allocations sociales qu’ils veulent voir relever, et de quelle manière, avec cette somme, expose Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). Le raisonnement prend forme au début des années 1970. On voit alors certains salaires progresser non seulement en raison de l’indexation automatique et des hausses barémiques, mais aussi au gré de négociations au niveau sectoriel ou des entreprises. Les syndicats, eux, soulignent que les allocations sociales ne bénéficient pas de toutes ces revalorisations. Et qu’elles décrochent de ce fait progressivement par rapport à la hausse réelle des salaires.»
La volonté de lier les prestations sociales au bien-être se concrétise en 1974, mais les chocs pétroliers y mettent fin brutalement. «Dans les années 1990, cette revendication revient en avant-plan, à l’initiative des syndicats», poursuit le politologue. Ceux-ci soulignent –à raison– que le «taux de remplacement», à savoir le pourcentage du dernier salaire perçu une fois à la retraite, s’est particulièrement détérioré en Belgique, en comparaison avec les pays voisins. Et que de nombreuses allocations sociales restent –comme c’est encore le cas aujourd’hui– sous le seuil de pauvreté.
En pratiquant un saut d’index ciblé sur les allocations sociales, le gouvernement Arizona les sabrerait doublement, puisqu’il a récemment acté la suppression de l’enveloppe bien-être pour la période 2025-2029. Si certaines allocations ont effectivement bénéficié d’une revalorisation supérieure à l’indexation des salaires ces dernières années, il s’agissait au mieux d’un rattrapage. «Le seuil de pauvreté ayant également augmenté, le rapport entre la plupart des prestations minimales et ce seuil n’a pratiquement pas changé» malgré l’enveloppe bien-être, constatait le SPF Sécurité sociale dans une note de février 2021.
3. Un saut d’index incluant les hauts revenus
C’est un scénario «à la BNP Paribas», en référence à la tentative controversée de la banque de ne pas indexer les salaires de ses cadres en 2014. Il consisterait ici à épargner la classe moyenne, en appliquant un saut d’index au-delà d’un certain niveau de revenus: la part du salaire excédant ce seuil ne serait donc plus indexée. «De la sorte, le pouvoir d’achat des bas salaires reste protégé et celui des plus hauts salaires un peu moins, résume Bruno Colmant. Au-delà d’un certain salaire, l’indexation automatique profite davantage à l’épargne qu’à la consommation de biens divers. Or, elle n’a pas vocation à enrichir des travailleurs.» Structurellement, cette option souffre toutefois d’un désavantage significatif, reconnaît l’économiste: elle pénalise la compétitivité des secteurs moins rémunérateurs et offre un cadeau comparatif à ceux où les salaires sont plus élevés.
Cette piste entre par ailleurs en conflit avec la garantie du président du MR concernant «celles et ceux qui travaillent». Seule, elle semble vouée à l’échec. Si elle se concrétise, il s’agirait alors de l’ajouter au saut d’index sur les allocations sociales en guise de compromis politique, notamment vis-à-vis de la gauche flamande. Ce n’est pas gagné: pour Vooruit, toucher à l’indexation d’une quelconque manière représenterait un sérieux désaveu. Son feu vert à l’adoption des réformes des retraites et du marché du travail fut, entre autres, conditionné au maintien de l’indexation automatique des salaires.
Ce 14 octobre, faute d’avancées dans les discussions budgétaires, le Premier ministre n’a pas prononcé son discours sur «l’état de l’union», comme c’est en principe le cas à l’occasion de la rentrée officielle de la Chambre. Une absence vivement critiquée par l’opposition, alors que les manifestants se pressaient le même jour dans les rues de Bruxelles.