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« On ne peut plus parler de catastrophes naturelles, nous en sommes responsables »

Architecte et urbaniste de sensibilité éco-responsable, Philippe Madec explique au Vif le rôle décisif que peuvent jouer l’architecture et l’urbanisme dans la lutte contre ce genre de phénomène. Il appelle à repenser structurellement l’organisation de l’espace urbain. « Il faut surtout ne pas perdre de temps », assène-t-il.

Quand vous regardez les images des inondations en Wallonie, l’aspect architectural et urbaniste vous vient-t-il à l’esprit ? En quoi jouerait-t-il un rôle dans ce qui est en train de se passer?

Il faut se soucier des territoires et s’attacher à la conception de l’établissement humain au sens large, tant urbanisme, infrastructures qu’agriculture.La courbe graphique du nombre de catastrophes naturelles suit celle des températures ; celle du montant des versements des assurances induites l’atteste. De 1900 à 1950 au niveau mondial, le nombre de désastres avoisine deux cents, puis s’envole jusqu’à 2007 au-delà de trois mille deux cents. Je n’ai pas les chiffres récents. En 2013, on a compté quatre mille milliards dollars de dégâts sur les trente dernières années, et quelque deux millions et demi de victimes. De ces trois types de catastrophes naturelles, biologique, géologique et hydrométéorologique, la dernière, celle qui vient de toucher la Wallonie, ne fait qu’augmenter.

Les causes sont connues: au-delà de la force violente et rapide des événements climatiques, ce sont les constructions en secteur inondable qui réduisent les zones d’expansion des crues. L’imperméabilisation des sols par les aménagements urbains, les infrastructures et l’épandage des engrais chimiques agricoles empêchent et freinent l’infiltration. La réduction de largeur du lit des fleuves et des rivières accélèrent leur vitesse et le busage trop étroit des rivières ne permet pas l’évacuation des eaux et favorise les embâcles ; la suppression des talus accroit le ruissèlement et le niveau plus élevé de la mer réduit l’évacuation océanique. Bertolt Brecht l’avait si bien dit, ce ne sont plus des catastrophes naturelles, nous en sommes responsables: « On parle toujours de la violence du fleuve, jamais de celle des berges qui l’enserrent.« 

Dans quelle mesure l’urbanisme, l’architecture, l’aménagement de l’espace urbain, sont des leviers décisifs dans la lutte contre le réchauffement climatique?

Les images actuelles s’attachent aux villes, mais les campagnes si habitées sont elles aussi dévastées par les inondations. La responsabilité est collective, elle incombe en grande parties aux bâtisseurs. Il a fallu attendre 2018 et la COP24 à Katowice, en Pologne, pour que le Programme des Nations Unies pour l’environnement reconnaisse enfin le secteur du bâtiment et de la construction comme un potentiel encore inexploité pour lutter contre le dérèglement global. Il est vrai que ce n’est pas en organisant tous les vingt ans le sommet HABITAT que l’ONU pouvait le notifier plus tôt ! Pourtant, au niveau mondial, 40 % des émissions de gaz à effet de serre proviennent du bâtiment : construction et usage, 36 % de la consommation d’énergie finale procède du bâtiment et de la construction , 20 % des émissions de gaz à effet de serre proviennent du déplacement, 10 % de la consommation électrique mondiale sert à la seule climatisation et 60 % des déchets proviennent du bâtiment, de la construction, de la démolition.La fabrication du sac de ciment émet entre 7 à 9% des émissions globales de gaz à effet de serre quand le transport aérien est responsable de 2%! Oui, métamorphoser l’acte de construire et aménager les territoires sont des leviers décisifs.

Selon vous, nos villes sont-elles adaptées aux enjeux environnementaux à venir?

Non, Il ne suffira pas de passer aux moyens de déplacement moins polluants, de piétonniser les centres, ni de réduire le temps de travail pendant les canicules ou les inondations, de végétaliser des murs et les toits. La rupture à opérer est avec le modèle dit « d’aménagement du territoire », moderniste, machiniste, productiviste, si polluant et si discriminatoire. Pensez-vous que l’actuel désamour des villes va s’estomper, alors que la carte des éco-lieux, des oasis, n’en finit pas de se couvrir, que les jeunes générations déploient d’autres ambitions ?Au XXe siècle, la première motivation pour l’exode urbain était le rejet de la société de consommation. De nos jours les raisons diffèrent : désir de choisir un sens pour sa vie, possibilité d’économie de circuit court et circulaire, volonté de vivre dans plus d’espace, recherche d’un environnement sain en échappant à la pollution et au stress de la vie urbaine, quête d’une autonomie alimentaire biologique, choix d’une éducation alternative pour ses enfants, etc. Ce mouvement qui ressemble à un changement de paradigme, permet d’accepter qu’il y ait une différence entre croissance et bien-être, consommation sans limites et production vitale.

Craignez-vous à l’avenir d’autres phénomènes tels que celui que nous vivons en ce moment?

Il y en a déjà de plus terribles dont on ne parle pas ! Pourquoi ? 8,8 millions de décès par an sont dus à la pollution atmosphérique, et lors des canicules, le nombre des décès se comptent en dizaine de milliers.

Comment faut-il repenser l’architecture de nos villes à l’aune des enjeux climatiques?

Mais pas que l’architecture des villes. Il faut d’abord réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, partout, et avoir une posture frugale vis-à-vis des ressources naturelles, des techniques et des matériau, comme des sols. Il serait temps de comprendre l’interdépendance des villes et des territoires et d’agir en ce sens. Penser à ménager les territoires plutôt qu’à les aménager.

Il est essentiel d’arrêter l’artificialisation des sols, se demander à chaque projet, quelle que soit sa situation, s’il est vraiment nécessaire de construire, privilégier la réhabilitation, prioriser l’occupation des friches et des interstices non bâtis avec toute extension urbanistique, mutualiser les équipements et les services, sanctuariser les secteurs de biodiversité, les zones de captage hydraulique et les terres agricoles saines.

Il faut encore faire de la transition écologique le vecteur des projets, a? toutes les échelles, re-naturaliser les sols et les sites en instituant des coefficients de biodiversité et de végétalisation pour tout espace prive? ou public, réaliser les travaux de bâtiment et d’aménagement de façon frugale, avec des matériaux de réemploi et locaux et des végétaux endémiques, recourir à l’économie de proximité et circulaire, les techniques simples et dite de Lowtech. Enfin écrire un nouveau projet de territoire sur la base d’un urbanisme frugal et d’une agriculture écoresponsable mêlés, définir de nouvelles polarités pour un rapprochement entre urbain, périurbain et rural, oeuvrer à renforcer l’implication citoyenne vers un projet partage? pour réinventer les « communs » a? travers des projets d’intérêt général.

Et surtout ne pas perdre de temps!

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