La production artisanale de masques a contribué à la solidarité envers le personnel soignant. © Belga

Michel Bauwens: « Les projets communs nés de cette crise serviront pour les suivantes » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour le fondateur de P2P, un observatoire qui promeut l’économie entre pairs, l’histoire est une succession d’épisodes d’extractivisme excessif et de régénération. Chaque fois, les Communs, ces ressources partagées et collectives, mises au service de tous, servent de médicament pour la société. La crise Covid ne fait pas exception: les Communs se portent donc bien.

La crise du Covid a mis en exergue de nouvelles formes de solidarité. Quelles sont-elles?

D’abord, on a vu émerger des projets de solidarité mutuelle au niveau local. Dans le monde anglo-saxon, il existe des annuaires compilant tous les projets mis en place pour s’entraider au sein des quartiers. Ensuite, on a assisté à la réaction des entrepreneurs, pour répondre au défi des chaînes logistiques de matériel médical, complètement désorganisées. Un de mes amis a ainsi produit 300 000 masques en une semaine, avec des volontaires. C’était un mouvement quasi d’auto-organisation, qui allait plus loin que la solidarité mutuelle, puisqu’il produisait à grande vitesse et à grande échelle. Le problème qu’ont rencontré ces entrepreneurs, c’est que les institutions n’étaient pas prêtes à accepter leurs produits, par peur de problèmes juridiques. On a vu alors, en France, les hôpitaux de Paris créer un système d’évaluation pour juger tout le matériel qui leur était proposé. Voilà un exemple de coopération institutionnelle public-Communs. Ce type de projets a bénéficié de la crise du Covid: en cas de coups durs, les gens sont encore plus motivés pour proposer des alternatives. Dans ce contexte, c’est une crise partiellement salutaire pour la créativité qu’elle stimule.

Ces initiatives sont-elles faites pour durer?

C’est plus difficile à dire. Ca va sûrement baisser en intensité au fur et à mesure que la situation se normalise. Mais si vous croyez comme moi que nous sommes confrontés à une crise systémique et que plusieurs crises, notamment climatique et énergétique, se renforcent mutuellement, je crois qu’il restera de l’épisode actuel un résidu d’expérience. Un plus grand nombre de projets survivront au Covid et formeront une préparation déjà acquise pour la suite.

Cette montée en puissance des acteurs des Communs marque-t-elle l’échec de l’Etat?

Ou du marché? Sans les aides financières de l’Etat, entre 70 et 90 % des entreprises auraient fait faillite. Tout le modèle néo-libéral, fondé sur des chaînes à flux tendu, a montré son absence de résilience en cas de crise. En croyant à cette résilience, l’Etat a failli, relâchant sa propre vigilance, notamment lorsqu’il a détruit les stocks de masques sans les remplacer. C’est le système libéral et une façon particulière d’agencer l’Etat et le marché qui sont en cause. Ma proposition, c’est d’inventer un modèle qui reconnaisse les Communs et le rôle crucial de la mutualisation et des organisations sociales qui peuvent l’organiser, à un niveau équivalent à celui de l’Etat et du marché. Plutôt que de voir le monde dans un système binaire – planification étatique ou marché régulé – il faut établir des protocoles public-Communs et chercher à défendre des formes d’économie collaborative, qui peuvent travailler avec des Communs. Aux Etats-Unis, les logiciels libres pèsent 1/6è du produit national brut: cette industrie a appris à fonctionner avec ces communautés.

Quid en Belgique?

A Bruxelles, la Microfactory regroupe des gens qui travaillent le bois, le plastique, le métal… Ils travaillent ensemble, en réseau, au sein de cette manufacture invisible qui est leur bien commun: ils y partagent leurs connaissances et leurs expériences et apprennent à collaborer. C’est ce que j’appelle un modèle cosmo-local: à la fois on apprend de tous, dans le monde entier, mais on essaye en même temps de relocaliser la production pour diminuer l’empreinte carbone de l’humanité. Puisque, pour mémoire, on dépense trois fois plus de matière énergie pour transporter les matières que pour produire, ce qui est intenable.

En Europe, le mouvement Factor 20 Reduction examine comment la combinaison d’une nouvelle technologie et d’une mutualisation – des cargobikes électriques – permettrait d’éliminer 98% de l’énergie employée pour le transport urbain de marchandises. C’est intéressant quand on voit le futur serré qui nous attend en termes de ressources: ce modèle permet de maintenir la complexité de nos vies et tous les bienfaits de la vie moderne, tout en réduisant fortement la consommation d’énergie, via de nouvelles approches logistiques.

La crise sanitaire donne donc un coup de projecteur sur la crise climatique, avec des enjeux qui se rejoignent?

Je crois. C’est ce que j’appelle une catastrophe pédagogique: il faut expérimenter des crises pour prendre conscience de certaines réalités déplaisante. D’une certaine manière, nous avons encore de la chance avec le Covid, même si le virus a provoqué de nombreux décès. Il est sérieux, mais moins que le virus de la peste. S’il a eu beaucoup d’effets sur nos vies, c’est que nos systèmes étaient déjà affaiblis. En ce sens, c’est une crise qui, après coup, sonnera comme un premier réveil pour le changement. Même dans les situations de désespoir, il y a des opportunités de changement, donc de l’espoir. Il faut le dire aux gens. Ca permet d’être psychologiquement plus forts.

Historiquement, les Communs ont-ils fait leurs preuves?

Oui. Dans l’histoire, on observe qu’il y a des périodes extractives de ressources puis régénératives. A la fin d’un épisode de surexploitation, il y a toujours une sorte de fin de civilisation. Dans ces moments de contre-cycle, les Communs reviennent à l’avant-plan pour guérir la société pendant deux ou trois siècles. Aujourd’hui, la crise est mondiale: l’agriculture, l’eau, les océans doivent être pensés au niveau de la planète. Et au profit de tous.

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