Il s'en est fallu de peu pour que le gouvernement ne fasse pas de la fraude fiscale une des priorités du futur Plan national de sécurité. © belga image

Lutte contre la criminalité et la fraude fiscale: « Sans réaction forte, la Belgique risque de ressembler à l’Albanie dans 5 ans »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Les cris d’alarme se multiplient en matière de lutte contre la criminalité financière et la fraude fiscale. Il y a pourtant des avancées. Mais il manque trop de contrôleurs et surtout de policiers spécialisés.

La charge devient lourde pour le gouvernement De Croo. Fin août dernier, le procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle, déplorait dans sa mercuriale que le ministère public allait devoir faire des choix douloureux et le tri dans les dossiers qui seraient confiés à la police judiciaire fédérale, faute d’enquêteurs suffisants. A priori, il semblait évoquer les dossiers de criminalité financière et de fraude fiscale, habituellement les premiers sacrifiés sur l’autel des moyens accordés au pouvoir judiciaire. Mais plus récemment, le président du collège des procureurs généraux (PG), Ignacio de la Serna, enfonçait le clou dans Le Soir, confiant que des arbitrages étaient en cours et que cela ne concernait pas seulement la « crim’fin » ou la fraude fiscale mais aussi la criminalité grave et organisée – comprenez la mafia.

La promesse de remplacement de un fonctionnaire pour un départ dans les fonctions de contrôle n’est pas respectée.

Le Vif a également appris que Johan Delmulle vient d’envoyer un courrier officiel, cette fois, aux « plus hautes instances du pays » – le gouvernement, donc – pour l’alerter de la situation catastrophique à Bruxelles. Le parquet général d’Anvers s’apprêterait à faire la même chose. « No comment » du côté du PG, mais, en coulisses, on parle de « faillite du système » et on prévient sérieusement que, sans réaction forte, la Belgique risque de ressembler, d’ici à cinq ans, à l’Albanie où le crime organisé (drogue, blanchiment, fraude fiscale, traite des êtres humains…) a pris des proportions telles que le pays ne peut espérer adhérer à l’UE. Rien que ça…

Le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), a réagi aux propos de de la Serna en promettant le recrutement de 195 enquêteurs spécialisés. « En réalité, c’est de cinq cents enquêteurs dont la police judiciaire fédérale (PJF) a besoin », nous confie le président des PG. Le problème est qu’un quart des effectifs de la PJF est mobilisé par l’enquête sur le « réseau Sky ECC » qui, par l’infiltration d’une application de téléphonie cryptée réputée inviolable, a permis, en une bonne année, d’ouvrir 275 dossiers liés au trafic de drogue en Belgique, dans lesquels 38% des centaines de suspects identifiés étaient jusqu’ici inconnus de la justice. Du jamais-vu. Or, il faut faire vite avant que les mafieux ne s’organisent et disparaissent dans la nature. Mais si aujourd’hui les enquêtes sur le crime organisé posent problème, que deviennent celles sur la criminalité financière? « L’éco-fin ne sera tout simplement bientôt plus traité », avertit de la Serna.

Comme si cela ne suffisait pas, le RJF (Réseau pour la justice fiscale), qui réunit les syndicats et une trentaine d’ONG, a envoyé un courrier détaillé au gouvernement, début février: il y dresse la liste des points noirs en matière de lutte contre la criminalité en col blanc. Il pointe, entre autres, que, dans les 69 mesures prises en 2021 par le nouveau Collège de lutte contre la fraude fiscale et sociale, seules neuf peuvent être identifiées comme ayant été inspirées par le SPF Finances, les autres provenant des administrations « sociales », ce qui « interpelle quant à la volonté administrative de concrétiser une réelle lutte contre la fraude fiscale », note le Réseau. Le RJF rappelle aussi la timidité des suites judiciaires et administratives données à différents leaks: UBS, Panama Papers, Cum Cum… Pour les Cum Cum (fraude aux dividendes d’action), une étude universitaire allemande a réévalué, cet automne, l’ardoise à sept milliards d’euros, rien que pour la Belgique.

Moins de contrôleurs, moins de contrôle?

Le RJF déplore, par ailleurs, la baisse du nombre de fonctionnaires du fisc qui assurent les contrôles. Cette baisse est censée être compensée par les projets d’informatisation développés au sein de l’administration, mais, selon le Réseau, ce serait loin d’être le cas pour les fonctions de contrôle tant le nombre d’agents qui y sont affectés a chuté ces dernières années – en particulier à l’administration générale de la fiscalité (AGfisc) où arrivent les déclarations des particuliers et des entreprises. Nous n’avons pas obtenu de chiffres auprès du SPF, mais, selon les données des syndicats, l’AGfisc a perdu un agent sur quatre en dix ans et cela semble s’accélérer ces dernières années: près de trois cents contrôleurs en moins entre 2018 et le 31 mai 2021 et, durant les cinq premiers mois de 2021, l’AGfisc a perdu 109 agents (voir le tableau ci-dessous). Du côté de l’Inspection spéciale des impôts (ISI), qui traque les gros poissons de la fraude, la baisse est également significative. « La promesse de remplacement de un fonctionnaire pour un départ dans le cas des fonctions de contrôle n’est pas respectée », nous précise le syndicat UNSP.

« Les diminutions sont importantes, reconnaît de son côté Marc Bourgeois, professeur de droit fiscal à l’ULiège et coprésident du Tax Institute. Mais il est vrai aussi que, plus le travail s’informatise, les banques de données de l’administration se sophistiquent, l’intelligence artificielle se développe, plus la détection des fraudes se renforce. En réalité, il faudrait comparer l’évolution du personnel avec celle des technologies et, surtout, avec les résultats obtenus. Encore faut-il, lorsqu’on parle des résultats, qu’il ne s’agisse pas des enrôlements mais bien de l’encaissement effectif des sommes réclamées. Malheureusement, en Belgique, on n’a pas la culture de l’évaluation. Dommage. » Une évaluation externe indépendante sur la consistance des moyens de contrôle, par exemple par la Cour des comptes, c’est justement ce que réclame dans son courrier le RJF, qui sera prochainement reçu par les vice-Premiers ministres Pierre-Yves Dermagne (PS) et Georges Gilkinet (Ecolo).

Lutte contre la criminalité et la fraude fiscale:

Bons points, mauvais points

Fort de ces constats alarmants, le bulletin de la lutte contre la fraude fiscale n’est-il rempli que de notes en rouge? Pour le Pr Bourgeois, il faut distinguer les volets administratif et judiciaire: « Tout ce qui a été mis en place, ces derniers temps, au sein du SPF Finances, tant pour le cadre légal que l’exécution, semble avoir permis de faire des progrès en matière de fraude fiscale, de blanchiment et dans la prévention des pratiques abusives, même si tout n’est bien sûr pas idéal et requiert une évaluation. » Il est vrai que l’échange automatique d’informations entre Etats, la « taxe Caïman » ou le registre UBO des bénéficiaires effectifs de constructions juridiques à l’étranger, permettent de mieux détecter les avoirs dissimulés hors de nos frontières. Depuis le 1er février, la consultation du Point de contact central de la BNB par le fisc est élargie au solde bancaire des comptes, soit les avoirs en banque (emprunts et assurances vie compris). On verra si cela permet de pister les fameux quarante-quatre milliards d’euros d’argent noir rapatriés dans les banques belges lors des précédentes régularisations fiscales qui ne visaient que les intérêts et non le capital.

Vingt-cinq inspecteurs de l’ISI recevront bientôt la qualité d’officier de police judiciaire pour les grands dossiers de fraude fiscale.

Autre avancée toute chaude: vingt-cinq inspecteurs de l’ISI recevront bientôt la qualité d’officier de police judiciaire (OPJ) pour les grands dossiers de fraude fiscale. A l’instar de leurs homologues français ou néerlandais, ils pourront, sous certaines conditions, perquisitionner chez un contribuable, sans le recours d’un juge d’instruction. « C’est peu, vingt-cinq agents, mais c’est mieux que rien car cela fait des années qu’on en parle », commente Marc Bourgeois. Vu l’opposition historique des libéraux, surtout flamands, à cette mesure, il s’agit d’un bel acquis de l’aile gauche de la Vivaldi. Rappelons tout de même que cela faisait partie des 108 recommandations de la Commission d’enquête parlementaire sur la grande fraude fiscale, en… 2009, dont quarante-quatre seulement ont été réalisées, selon le dernier décompte officiel.

Explication communautaire

Pour le Pr Bourgeois, c’est davantage du côté judiciaire que le bât blesse. « La capacité et la compétence des parquets et des tribunaux dans des dossiers complexes sont insuffisants pour faire face aux enjeux énormes de la criminalité financière, regrette-t-il. A la police, les tergiversations très communautaires autour de la décentralisation des équipes spécialisées (NDLR: comme l’OCDEFO, les policiers experts des dossiers financiers) ont aussi affaibli la capacité d’enquête et de détection dans ce domaine. Les hésitations dans l’arbitrage politique à propos des capacités judiciaires en général peuvent aussi s’expliquer par l’idée selon laquelle, pour certains, la justice ne devrait plus être une compétence exclusivement fédérale… Tout cela peut d’ailleurs avoir un effet démotivant sur l’administration fiscale dont certaines enquêtes nécessitent un suivi judiciaire. »

Les dossiers techniques et chronophages ne sont pas non plus ceux « qui rapportent le plus » politiquement, contrairement à la criminalité classique. Les grosses enquêtes financières dépassent souvent la durée d’une législature. Elles peuvent pourtant renflouer les caisses de l’Etat, comme l’a rappelé, cet automne, le patron de l’ISI, Jean-François Vandermeulen, dans La Libre, en expliquant que ses agents rapportaient en moyenne huit fois ce qu’ils coûtaient. Même discours du côté des PG: « Pour avoir une police judiciaire fédérale plus efficace dans les dossiers complexes, il manque trente-cinq millions d’euros, ce qui n’est pas énorme dans le budget global de la police qui s’élève à un milliard, insiste de la Serna. C’est un investissement dont on sortira toujours gagnant. Pour le vérifier, réalisons un monitoring si ce montant est dégagé. » Ne pas souscrire à ce genre d’investissement revient finalement à cautionner une justice de classe. C’est ce qui inquiète les procureurs généraux. Et dire que le gouvernement a failli ne pas ranger la fraude fiscale dans les priorités du futur Plan national de sécurité…

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