Jacques Attali

L’Europe, en fin

Même si les Européens ne veulent pas le croire, les mêmes démons pourraient conduire aux mêmes tragédies.

Si l’Union européenne continue pendant quelques mois à se défaire sous nos yeux, en suivant très exactement les scénarios les plus pessimistes, elle n’existera bientôt plus. Les Européens ne veulent pas croire que c’est possible. Ils se moquent de ceux qui le prédisent. Comme ceux qui, à la fin du XVIIIe siècle, refusèrent de voir monter le nationalisme, tout occupés qu’ils étaient avec les Lumières, les droits de l’homme et la découverte du monde, et furent surpris par les vingt-cinq ans de guerre qui ravagèrent l’Europe à partir de 1792. Comme ceux qui, à la fin du XIXe siècle, refusèrent de voir le retour des mêmes démons, tout occupés qu’ils étaient avec le progrès, la République et la mondialisation, et furent surpris par les cinquante ans de guerre qui ravagèrent l’Europe à partir de 1914.

Aujourd’hui, tout recommence. Le monde a tout pour être heureux. Et l’Europe plus encore : un niveau de vie inégalé, une sécurité sans pareille, une liberté enviée de tous. Et pourtant, les mêmes démons conduiront aux mêmes tragédies. Les plus jeunes ne peuvent le croire, eux pour qui, par Erasmus, l’Europe est devenue une évidence.

Néanmoins, de jour en jour, l’ivresse augmente, l’avalanche grossit, le cancer se diffuse, le tsunami enfle – selon la métaphore qu’on retient.

L’Histoire est écrite d’avance : laisser la Grèce faire faillite, ne pas sauver les banques espagnoles, rester impuissants face aux demandes à venir, italienne et française. Et voilà. C’en sera fini de soixante ans d’efforts. On se rendra compte alors seulement qu’un peu de solidarité aurait pu tout sauver. Que l’Allemagne, bien oublieuse de la générosité des autres à son égard, il y a quelques décennies, porte l’essentiel de la responsabilité. Que la France, depuis cinq ans, n’a ni voulu ni osé plaider la seule cause qui vaille, celle du fédéralisme européen. Qu’à force de nommer des médiocres à Bruxelles, pour qu’ils ne leur fassent pas d’ombre, les hommes politiques des pays de l’Union n’ont que ce qu’ils méritent. Qu’à se croire trop longtemps infaillibles, les banquiers centraux ont fini par ne plus jouer qu’entre eux, à de petits jeux dérisoires d’admiration mutuelle. Et qu’enfin le reste du monde, Grande-Bretagne et Etats-Unis compris, a trop longtemps cru que l’échec de l’euro serait pour lui une bonne nouvelle.

Mais tout cela n’est pas l’essentiel. Si cette faillite, depuis si longtemps pronostiquée et encore évitable, advient, c’est que, comme au temps où Stefan Zweig écrivait Le Monde d’hier, les Européens l’auront décidé. Faute de projet. Faute de menace aussi, qui pourrait les unir. Emportés par un chacun pour soi suicidaire. Comme si la bataille pour les chaloupes comptait plus, une fois encore, que le sauvetage du navire. Les historiens retiendront que l’idéal démocratique aura été dévoyé en une dictature de l’individualisme, dont nos civilisations seront mortes. Que reste-t-il alors à espérer quand la solution est si simple techniquement (on l’a dit souvent ici : la création d’un niveau fédéral dans la zone euro) et si impossible politiquement ? Un réveil des peuples. Comment ? Par un accord franco-allemand qui proposerait de mettre au référendum dans toute la zone euro, le même jour, la question suivante : « Etes-vous favorable à la mise en commun d’une part de votre souveraineté, pour sauver et conforter votre bien-être ? »

D’un tel débat on peut toujours rêver…

JACQUES ATTALI

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