Carte blanche

Les Assises contre le racisme du Parlement bruxellois et la lutte contre l’antisémitisme: un départ manqué? (carte blanche)

Jérémie Tojerow, militant socialiste, regrette que le périmètre de ces Assises ne laisse « quasi-aucune place à l’antisémitisme, pourtant bien réel ». Pour vivre de manière sereine, « les juifs sont contraints souvent d’invisibiliser toute manifestation publique de leur identité », écrit-il.

Le 29 avril, le Parlement bruxellois lançait ses « Assises de lutte contre le racisme ».

Le jour même, le Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB) regrettait vivement que sa seule demande, celle de « voir l’antisémitisme nommé dans le titre de l’événement pour rendre compte de l’importance de ce phénomène, qui ne se confond pas avec le racisme », ne soit pas rencontrée.

Le choix de la dénomination d’une initiative politique n’est en effet pas un détail.

On peut légitimement regretter que l’antisémitisme ne figure pas dans l’intitulé des Assises, comme par exemple dans le nom d’une organisation historique de lutte contre le racisme telle que le MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie).

On peut tout aussi légitimement considérer que l’objet des Assises étant de traiter également d’autres phénomènes liés au racisme (islamophobie, afrophobie, asiaphobie sont cités entre autres), il est plus évident de retenir un intitulé général qui permet d’embrasser, même imparfaitement, tous ces phénomènes.

Après tous, si en effet l’antisémitisme ne se confond pas totalement et en tout temps avec une définition très formelle du racisme, il n’en est pas autrement avec la xénophobie ou l’islamophobie.

Cette dernière logique est probablement celle des organisateurs des Assises, qui citent l’antisémitisme dans les premières lignes de présentation de l’évènement[1].

Toutefois, à la lecture du programme[2] des Assises, des entretiens donnés à la presse et des huit discours d’introduction tenus lors de son lancement[3], il est pourtant difficile d’y reconnaître la moindre référence ou même allusion à la réalité de l’antisémitisme vécu ou redouté par de nombreux juifs de Bruxelles.

Discriminations à l’embauche ou dans l’accès au logement, contrôles d’identité au faciès voire violences policières à caractère raciste : tous ces phénomènes insupportables ne touchent pas ou plus que marginalement, à cette heure, les juifs de Bruxelles, et c’est heureux. Mais les juifs de Bruxelles sont confrontés à d’autres difficultés qui devraient également être reconnues d’une part, et prises à bras le corps d’autre part.

Toutes les interventions des orateurs lors du lancement des Assises évoquent, à juste titre, les expériences sociales vécues par les victimes de discriminations systématiques. Mais, seulement celles-ci. Et, elles suggèrent une série de mesures et dispositifs nécessaires et pertinents pour les juguler. Nommé pour la forme, l’antisémitisme n’y est pas décrit comme expérience sociale ou comme phénomène observé.

Or, si le périmètre des phénomènes de racisme que les Assises veulent reconnaitre et combattre se confond exclusivement avec celui des discriminations structurelles évoquées, il ne laisse alors quasi-aucune place à l’antisémitisme, pourtant bien réel.

Les juifs de Bruxelles ou d’ailleurs, ses premières victimes, se sentent pour beaucoup profondément meurtris de cette forme d’invisibilisation. Pour nombre d’entre eux, oserais-je dire d’entre nous, l’antisémitisme est pourtant une expérience sociale et même familiale bien réelle.

L’antisémitisme blesse par ses mots les juifs dans les stades de football, sur internet, dans les trains. Des appels au meurtre sont proférés lors de certaines manifestations. La crainte d’agression contraint les plus pratiquants d’entre eux à renoncer au port de la kippa dans l’espace public. Menaces physiques, vandalisme, caricatures odieuses lors du carnaval d’Alost, insultes et agressions dans les écoles en portent témoignage. Et, à intervalle régulier, l’antisémitisme tue. Y compris dans notre ville, comme nous l’a tristement montré l’attentat au Musée Juif.

Pour vivre de manière relativement sereine, les juifs sont contraints souvent d’invisibiliser toute manifestation publique de leur identité, individuelle ou collective, et d’exercer leurs activités culturelles, associatives, scolaires ou cultuelles à l’intérieur de véritables forteresses surveillées par des forces de l’ordre.

Les Assises telles qu’elles ont été présentées ne prennent pas en compte cette réalité. Et en compléter l’intitulé pour y adjoindre la notion d’antisémitisme n’y aurait rien changé.

En vérité, cette réalité est rarement considérée, au contraire. L’accord de gouvernement bruxellois conçoit lui aussi la lutte contre le racisme sous le seul prisme de la lutte contre les discriminations, détaillant une série de phénomènes contre lesquels il faut lutter… mais ne mentionnant même pas l’antisémitisme ou ses manifestations[4].

Cette invisibilisation récurrente de l’expérience vécue par les victimes de l’antisémitisme nourrit diverses réactions parmi les juifs de Bruxelles. Elle pousse certains d’entre eux à se retirer de la vie bruxelloise commune pour se replier vers une vie davantage communautaire. D’autres choisissent même de quitter la Belgique.

D’autres encore choisissent de manière douloureuse le terrain du silence, mal à l’aise de devoir revendiquer une attention particulière en tant que juifs dans l’espace public, à contre-courant de leurs convictions et engagements philosophiques, politiques ou professionnels.

Enfin, c’est aussi sur le terreau de cette invisibilisation que se développent et se fortifient certains discours mettant en opposition frontale les citoyens juifs et arabo-musulmans de notre région, nourrissant une concurrence stérile et délétère.

Or, c’est tout le contraire qui s’impose. Il nous faut lutter vigoureusement contre l’antisémitisme comme s’il n’y avait pas de racisme antimusulman. Et combattre avec la même énergie le racisme antimusulman comme s’il n’y avait pas d’antisémitisme.

Plus que jamais, une lutte efficace contre le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie ou la xénophobie exige une reconnaissance mutuelle de l’expérience sociale de ses victimes, pour leur permettre de construire des alliances et solidarités, entre elles et avec toute la société.

Le lancement des Assises contre le racisme n’en a pas pris le chemin, mais il n’est pas trop tard pour bien faire.

Jérémie Tojerow, militant socialiste

[1]« Pour lutter plus efficacement contre le racisme sous toutes ses formes (xénophobie, antisémitisme, islamophobie, afrophobie, asiaphobie…), des associations actives dans la lutte contre le racisme et toutes les formes de discriminations raciales, des représentants issus de différents secteurs, publics et privés, ainsi que des experts viendront débattre avec des parlementaires de la situation en Région bruxelloise et ils proposeront, ensemble, des pistes de solutions »

[2] En témoigne par exemple le programme des six panels de discussion prévus : logement ; économie, emploi et fonction publique ; espace public et mobilité ; prévention et sensibilisation, social, santé et accès aux services ; statistiques, données et objectivation des constats. Cette organisation du travail cadre peu et mal avec les manifestations d’antisémitisme.

[3]Assises de lutte contre le Racisme (parlement.brussels)

[4] Page 44-48, RBC_Accord_Final_20190718_FR.pdf (be.brussels)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire