Police à Bruxelles. © FRANKY VERDICKT

« Les amendes Corona sont le prototype de la justice de classe »

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Le nouveau ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), vient d’annoncer une application plus stricte des mesures de sécurité. Il n’est pas difficile d’imaginer qui va souffrir le plus de ce durcissement: les pauvres. Car 250 euros, ce n’est pas la même chose pour tout le monde.

Est-il logique d’infliger des amendes à tout va ? Le fait est que, jusqu’à présent, les violations des règles de sécurité n’ont pas toujours été sanctionnées de la même manière cette année. Prenons un exemple: fin juin, plus de cent étudiants du prestigieux Collège d’Europe à Bruges se sont réunis pour célébrer la fin de l’année académique. Lorsque la police arrive sur les lieux, elle constate que presque toutes les mesures Corona sont bafouées et ils se font, au passage, même traiter de toutes sortes de noms d’oiseau. Alors qu’il n’est pas rare qu’un passant lambda écope d’une amende pour des faits nettement moins graves, ici on ne retrouve pas la moindre trace de PV. L’explication de cette impunité viendra du bourgmestre Dirk De fauw (CD&V). Les étudiants se sont excusés et ce sont les « ambassadeurs internationaux de notre ville. Je ne voudrais pas qu’ils partent d’ici avec un mauvais souvenir. Ils occuperont plus tard des postes de haut niveau en Europe ». De fauw précise que: « cela n’a rien à voir avec la justice de classe. À Bruges, personne n’est condamné à une amende après une première infraction. Les amendes ne sont que pour ceux qui apprennent difficilement ». Soit.

Panique

Yassine Boubout est un jeune avocat militant. Il peut désormais se qualifier d' »expert en amendes Corona « . Au cours des six derniers mois, il a aidé pas moins de 274 personnes, pour la plupart des jeunes, à contester ces amendes. Une mission qui était loin d’être facile.

« Le problème », dit-il, « est qu’il est presque impossible de prouver que vous n’avez pas commis d’erreur. Un des jeunes que j’ai aidés m’a dit qu’il avait été condamné à une amende alors qu’il se trouvait à un arrêt de bus. Selon la police, il faisait partie d’un rassemblement qui s’était formé à cet arrêt. Le garçon m’a dit qu’il n’avait rien à voir avec ce groupe. Mais comment prouver une telle chose ? Vous pouvez essayer de recueillir les déclarations des témoins, en espérant qu’ils confirmeront vos dire, mais c’est très difficile, pour ne pas dire impossible. »

Vincent Van Quickenborne
Vincent Van Quickenborne

Sauf dans des cas très clairs, comme une amende donnée pour un déplacement non justifié alors que mon client se rendait vers son lieu de travail, je n’ai pas beaucoup d’espoir. Quand il est impossible de prouver qu’ils ont été condamnés à une amende injustifiée, je conseille à mes clients de demander au juge une réduction de l’amende. C’est leur seule chance ».

Les amendes belges sont, si on les compare avec d’autres pays européens, assez salées. C’est en partie pour cette raison que le Centre de médiation de la dette de Bruxelles a demandé dès le mois de mai au ministre de la Santé Alain Maron (Ecolo) de tenir compte du milieu social du contrevenant lors de la distribution des amendes. Selon eux, les amendes « toucheraient principalement les couches les plus pauvres et les plus jeunes de la population ». Sans vouloir justifier un tel comportement, il n’est pas absurde de dire qu’il est sans doute plus difficile de respecter les mesures de confinement pour les personnes qui n’ont pas de jardin ni de moyens et sont donc « logées de façon précaire ».

Il semble évident que de telles considérations n’ont pas percolé vers toutes les autorités punitives. Pire. On a parfois l’impression que cette couche de la population a été encore plus ciblée. « Je ne peux pas prouver qu’il y a eu un profilage ethnique ou social », dit Boubout, « mais je vois que les personnes qui sont venues me voir se ressemblaient beaucoup. Il s’agit de jeunes, sans argent et avec une couleur de peau qui n’est pas blanche. J’ai du mal à me débarrasser de l’impression que la police est beaucoup plus laxiste dans un quartier que dans un autre. Pensez à cette grande fête de rue sur la place Flagey à Ixelles à la fin du mois de juin. Est-ce une coïncidence que personne n’ait été condamné à une amende dans ce quartier blanc et riche de Bruxelles ? J’ai entendu exactement les mêmes remarques à Anvers. »

Les stéréotypes

Quels sont les groupes les plus souvent touchés par les amendes Corona ? Au Royaume-Uni, la question a fait l’objet d’une enquête par la police elle-même. Entre le 27 mars et le 25 mai, un peu plus de 17 000 amendes ont été infligées. Une enquête sur les antécédents des citoyens sanctionnés a révélé un « déséquilibre racial » évident. Les hommes noirs et asiatiques âgés de 18 à 34 ans étaient particulièrement surreprésentés dans les statistiques : ils étaient deux fois plus nombreux que leurs homologues blancs.

© Belga

Bien sûr, cela peut aussi vouloir dire que les jeunes hommes noirs et asiatiques sont moins enclins à respecter les mesures de sécurité. Mais cela peut aussi indiquer une certaine tendance de la police à profiler sur le plan ethnique ou social. Ce genre de profilage, s’il en est un, ne date pas du Corona. Le professeur de criminologie Stefaan Pleysier (KU Leuven) fait référence aux études des criminologues écossaises Susan Mc Vie et Lesley McAra. Leurs recherches montrent que les jeunes issus de quartiers défavorisés et de familles monoparentales sont beaucoup plus susceptibles d’entrer en contact avec la police que les jeunes issus de quartiers plus aisés ou de familles biparentales. Les jeunes défavorisés sont souvent les victimes de stéréotypes, selon les professeurs. Mais le fait qu’ils traînent plus souvent dans la rue joue également un rôle.

Ce dernier facteur peut également être pertinent dans le sujet qui nous concerne. Comme l’a déjà souligné le Centre de soutien à la médiation de dettes : rester dans son « kot » est beaucoup moins difficile pour ceux qui ont une grande maison et un jardin.

« C’est effectivement aussi un problème de pauvreté », dit Yassine Boubout. « Et bien sûr, la police ne peut pas résoudre ce problème. Mais elle peut en tenir compte. Au lieu d’infliger immédiatement une amende, rien n’empêche de prévenir ou de sensibiliser. Dans la grande majorité des cas qui m’ont été soumis, il n’y a pas eu d’avertissement préalable ».

Pour l’ancien juge de paix Jan Nolf, c’est clair. « Les amendes Corona sont le prototype de la justice de classe. Vous imposez une somme d’argent très élevée, sans tenir compte des revenus et des circonstances. » « De plus », dit Nolf, « c’est surtout le citoyen le moins riche qui pourra le plus difficilement contester les amendes. En fait, il s’agit d’un copier-coller de la législation sur les amendes locales. C’est une législation conçue pour faciliter les sanctions et compliquer toutes contestations. Le résultat est là. Environ une amende de ce type sur mille est contestée. Pas vraiment surprenant lorsqu’on sait qu’on risque une indemnité de procédure de 1400 euros si on est débouté. »

Une oreille attentive

Il y a encore une autre raison pour laquelle, ces dernières touchent principalement la couche inférieure de la société, selon Nolf. Les personnes qui reçoivent ces amendes sont souvent celles qui ne lisent pas les journaux, ne comprennent pas les règles ou sont un peu perdues. Rien de surprenant. Au début, les masques ont été découragés, car il n’y en avait pas assez pour le secteur de la santé. Ils sont désormais obligatoires. Pour certains lorsqu’ils quittent leur domicile, leur première préoccupation n’est tout simplement pas de savoir s’ils ont pris leur masque. Une chose qu’on ne peut pas dire des étudiants du Collège d’Europe. Eux savaient pertinemment qu’elles étaient les règles. C’est justement en ne leur infligeant pas d’amende que vous envoyez un mauvais signal. Vous confirmez aux jeunes « qui occuperont bientôt les plus hautes fonctions », l’idée que la loi ne le concerne pas : « Les sanctions sont là pour la plèbe. Pour vous, il y a une largesse qui n’existe pas pour les autres ».

Les amendes, dit Nolf, ont, en premier lieu, une fonction éducative. Or, dans ce cas précis, on semble indiquer que l’un peut faire plus que l’autre. C’est le principe de « taxez les pauvres, ils sont plus nombreux » (burden the poor, they are more). C’est d’autant plus cynique que cela crée des embouteillages au niveau des tribunaux de police et que la justice risque d’être encore plus expéditive.

Cela nous amène à la question peut-être la plus essentielle. Depuis le mois de mars, plus de 100 000 amendes de ce type ont été infligées dans notre pays. Mais toutes ces amendes ont-elles eu un effet quelconque ? Ont-elles contribué, d’une manière ou d’une autre, à la santé publique ? « Je crains qu’elles aient été particulièrement contre-productives », déclare Nolf. « Le problème de la santé ne légitime pas tout. Si vous voulez conserver le soutien de la population, vous devez vous montrer éducatif. Seule cette voie est durable. Une justice aveugle et cruelle sape le soutien et est contre-productive. Elle crée une amertume dans ce que l’on appelle la couche inférieure de la société. Soit les personnes qui ne s’y retrouvent pas dans la masse d’informations sur Internet, ce qu’on appelle un peu trivialement les analphabètes numériques, mais aussi ceux qui ne comprennent pas les règles ou qui n’ont tout simplement pas vu (ou compris) le panneau indiquant que l’on devait se masquer la bouche. Ce sont souvent aussi des personnes qui ne sont jamais loin du désespoir. Elles se sont déjà ramassé tant de portes que le énième coup ne fait qu’augmenter l’amertume. Je pense que nous savons tous où mène ce genre de répression aveugle », conclut Nolf.

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