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La délation, symptôme d’un État policier (débat)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour Vanessa Codaccioni, auteure de La société de vigilance, les Etats, au nom de la lutte contre le terrorisme, ont transformé les citoyens en auxiliaires de la répression. Conséquence: une banalisation de la délation, comme le démontre la gestion des confinements liés à la crise sanitaire.

Vanessa Codaccioni (Paris 8): « Oui à la surveillance au service de la population, non à l’auto-surveillance »

Maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université Paris 8, Vanessa Codaccioni publie La société de vigilance (La société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, par Vanessa Codaccionni, Textuel, 158 p.). Elle y décrypte les dangers de l’autosurveillance promue par un Etat ébranlé par la violence terroriste.

La prévention de l’extrémisme violent après les attentats de ces dernières années est-elle à l’origine de la frénésie de la surveillance et de l’autosurveillance?

Le 11-Septembre est l’événement déclencheur de cette société de vigilance. Il a ouvert une réflexion sur l’incapacité des services de renseignement et, en particulier, de la surveillance technologique à éviter les attentats. Les pouvoirs publics ont considéré qu’ils avaient besoin de la population pour débusquer les terroristes. A partir de là, aux Etats-Unis mais pas seulement, ils vont appeler les citoyens à se servir de leurs yeux et de leurs oreilles pour déceler, dans un premier temps, des comportements suspects et, ensuite, des processus de radicalisation.

Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en sciences politiques à l'université Paris 8.
Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université Paris 8.© H. ASSOULINE

Est-ce dans ce sens que vous évoquez l’exploitation sécuritaire des populations?

En réalité, une double surveillance se met en place, celle de l’Etat contre la population (à travers la surveillance massive, le fichage, la récolte de données, la reconnaissance faciale, les empreintes génétiques, etc.) et celle, mutuelle et horizontale, des citoyens entre eux. Le corps du citoyen devient à la fois source directe d’informations et vecteur de recherche d’informations.

La frontière entre la dénonciation, censée aider l’Etat, et la délation, qui sert les intérêts du délateur, est-elle de plus en plus floue?

Officiellement, les pouvoirs publics font la distinction. Ils favorisent la dénonciation comme un acte patriotique, civique et qui permet de sauver des vies. Et ils délégitiment la délation en disant qu’elle renvoie aux pires heures de l’histoire. En réalité, dans le domaine sécuritaire, la frontière entre les deux apparaît de plus en plus floue tant se multiplient les accusations calomnieuses et les fausses dénonciations.

Assiste-t-on à une banalisation de la délation, comme on a semblé le percevoir dans la crise sanitaire actuelle?

Dans de très nombreux pays, en Italie, au Royaume-Uni, en France, etc. les autorités, et en particulier la police, ont appelé les gens à dénoncer leurs concitoyens. Mais on a aussi vu des citoyens, sans qu’on le leur demande, signaler aux autorités des personnes qui ne respectaient pas les gestes barrières ou les consignes de confinement. La crise du coronavirus est un bon exemple de banalisation de la délation. Ce qui me paraît le plus exemplaire de cette banalité, c’est le signalement en ligne. Il est devenu, selon la modalité la plus rapide et la plus simple, une pratique ordinaire associant la population à la répression.

Cette pratique est-elle appelée à être de plus en plus répandue?

Elle s’accentue en tout cas à chaque événement critique. Un attentat ou une crise sanitaire.

Cette banalisation peut-elle avoir des conséquences morales sur le citoyen et la société?

Elle a d’abord des conséquences très fortes sur les personnes dénoncées, des poursuites judiciaires, le repli sur soi… De manière plus générale, cette tendance alimente une forme d’insécurité mutuelle où tout le monde se méfie de tout le monde et peut dénoncer tout le monde pour se faire justice. Sous couvert d’assurer la sécurité de la population, on va au contraire l’insécuriser de manière permanente.

La société de vigilance favorise-t-elle une forme de soumission du citoyen?

Dans cette société, tout est soumis aux questions sécuritaires. Les tenants de la société de vigilance veulent que l’on se surveille les uns les autres et, de ce fait, que l’on arrête de regarder ce que font l’Etat, ses agents, sa police… Ils veulent ainsi affaiblir la vigilance populaire. Mais aussi diviser la population. Et si vous êtes divisés et obsédés par les questions sécuritaires, vous en oubliez les autres enjeux, politiques, économiques, sociaux…

Comment résiste-t-on aux dérives de cette société de vigilance?

C’est très compliqué parce qu’une partie de la population est en demande de cette répression et accepte tout à fait de se soumettre à cette société de vigilance, estimant qu’elle n’a rien à se reprocher et qu’elle ne risque rien. C’est un leurre. Ces personnes peuvent, elles aussi, être l’objet, un jour ou l’autre, de la surveillance de l’Etat voire de sa répression. Il faut aussi que l’on réfléchisse à nos manières de penser et à nos comportements. Que fait-on quand, sur un réseau social, on réclame la prison pour certains hommes ou femmes politiques? Il faudrait aussi se réapproprier une autre forme de vigilance, l’attention aux autres, la solidarité, la surveillance des actions de l’Etat et de ses agents etc. Oui à la surveillance au service de la population, non à la surveillance de la population.

Les choses ne sont-elles pas moins binaires que cela? Dénoncer aux autorités une personne qui va commettre un attentat, n’est-ce pas aussi servir la population?

Ce cas est très différent. Vous observez un crime en train de se commettre. Si vous dénoncez sa préparation, vous évitez un attentat et des morts. C’est comme dénoncer quelqu’un en train de battre sa femme ou ses enfants. Ces exemples relèvent du bon sens et de l’assistance à des personnes en danger. Moi, je fustige les dénonciations malveillantes et le fait d’incriminer des personnes qu’on ne connaît pas et contre lesquelles on n’a pas l’ombre d’un début de preuve de la commission d’un crime.

Sophie Jassogne (UCLouvain): « La délation, c’est l’antiparole, l’anticonfiance »

Pour Sophie Jassogne, de l’Institut de recherche santé et société de l’UCLouvain, les dénonciations trouvent un terreau fertile dans la peur. Celle-ci se nourrit du clivage entre les « bons » et les « mauvais » citoyens, accentué, même à leur corps défendant, par certains politiques et experts.

La recrudescence apparente des dénonciations à la faveur de cette crise sanitaire vous surprend-elle et vous inquiète-t-elle?

Elle ne me surprend pas quand on connaît les mécanismes qui poussent à la délation. Et elle ne m’inquiète pas non plus parce que nous vivons dans une société en paix et démocratique. La délation est beaucoup plus répandue comme un élément de contrôle social dans les dictatures ou dans des contextes de désorganisation sociale ou de violences, notamment pendant les guerres. Actuellement, le phénomène me paraît encore relativement restreint et condamné par une large partie de la population. Du fait de la pandémie, celle-ci est confrontée à un dilemme à propos de sa sécurité : ne dois-je pas dénoncer mon voisin en ces temps de Covid pour mon bien et pour celui des autres, tout en sachant qu’il s’agit d’un comportement pas très reluisant, réprouvé et qui ne va pas de soi? Tout se passe comme s’il y avait, d’un côté, ceux qui respectent les règles et ,de l’autre, ceux qui risquent de ne pas les respecter ou ne les respectent pas. On a créé en quelque sorte deux groupes, « eux » et « nous ». Quand la sécurité, notre vie, notre santé, celle de nos enfants sont en danger, tout peut être justifiable. La pandémie a levé en partie les interdits, les inhibitions. La délation est d’une certaine manière encouragée. Elle est perçue comme non répréhensible.

La délation, symptôme d'un État policier (débat)
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L’autorité publique a-t-elle une responsabilité dans ce phénomène?

Le clivage entre « eux » et « nous » est renforcé par la peur. La peur d’être contaminé, de l’avenir, de ne plus vivre comme avant. Dans ce contexte, n’importe qui peut devenir un ennemi en puissance qui nous met en danger. Il est alors plus facile de passer à l’action et d’appeler la police pour dénoncer son voisin. Celui-ci n’est pas un ennemi. Mais il est perçu comme un ennemi. Dans la crise sanitaire que nous connaissons, certains politiques ou certains experts, sans le faire nécessairement exprès, nourrissent le clivage entre ceux qui respectent les règles et ceux qui mettent en péril les efforts consentis. La délation est aussi plus courante avec des gens que l’on connaît. Elle est d’autant plus « facile » quand, sur des raisons idéologiques, politiques ou sanitaires, se greffent des raisons personnelles. La proximité sociale avec celui que l’on cible entraîne encore plus de violence et de haine.

La pandémie a levé en partie les interdits, les inhibitions. La délation est d’une certaine manière encouragée.

Que dit cette propension à la délation de notre société et de notre vie en société?

Les grandes philosophes comme Hannah Arendt l’ont souligné: c’est un comportement humain. Dans la délation, on trahit l’autre de façon anonyme. On ne se cache pas pour protéger l’autre, pour diminuer sa souffrance, pour dénoncer un enfant qui est martyrisé par ses parents. L’objectif dans la délation est que l’autre soit potentiellement puni et que cette démarche rapporte quelque chose au dénonciateur, un gain financier ou le bénéfice d’une vengeance. Je crois que cette inclination sommeille en chacun de nous. Elle peut plus facilement ressortir pendant les moments de peur collective ou de grande émotion. Dans les sociétés démocratiques, on est confronté à cette dialectique entre la pulsion de délation et des sentiments considérés comme beaucoup plus nobles, comme l’échange, la parole, la confiance… La délation, c’est l’antiparole et l’anticonfiance.

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