S’il advenait qu’il soit jugé et déclaré coupable, Didier Reynders ne risque pas de séjourner en prison. © Getty Images

L’ancien ministre Didier Reynders est inculpé: voici les détails de l’enquête (info Le Vif)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Réinterrogé par la justice, Didier Reynders a été officiellement inculpé pour «blanchiment» d’argent. Ses justifications sur l’origine de ses fonds en cash ne sont pas concluantes aux yeux des enquêteurs. Exclusif.

Selon les informations du Vif et de ses partenaires Le Soir, De Standaard et Follow the Money, l’ancien vice-Premier ministre, ministre des Finances et ministre des Affaires étrangères a été inculpé, dans la foulée d’un interrogatoire, le 16 octobre dernier, par le conseiller-instructeur à la Cour d’appel de Bruxelles Olivier Leroux. Outre le blanchiment, le magistrat a retenu une ou plusieurs autre(s) infraction(s), mais nous ignorons la(les)quelle(s). L’épouse de Didier Reynders, l’ancienne juge liégeoise Bernadette Prignon, a également été longuement interrogée, mais n’a pas été inculpée à ce stade de l’enquête.

L’instruction judiciaire a été ouverte en toute discrétion en 2023. Le couple Reynders avait déjà été entendu une première fois en décembre dernier par les enquêteurs. L’inculpation de l’ancien ministre semble indiquer que ses justifications sur l’origine de son argent cash n’ont jusqu’ici convaincu ni les enquêteurs de la police judiciaire ni, surtout, le conseiller Leroux. Sollicités pour réagir à nos informations, les avocats des époux Reynders, André Renette pour Didier, Adrien Masset pour Bernadette Prignon, ont répondu d’une voix commune en indiquant que leurs clients n’avaient «des commentaires à faire qu’à la justice». Ils ajoutent que «le secret de l’instruction est là, notamment, pour garantir l’exigence fondamentale de la présomption d’innocence qui est due à leurs clients d’une part et, d’autre part, pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire». Le Parquet général, quant à lui, s’est refusé à tout commentaire.

Rappelons que l’instruction a été ouverte à la suite d’une dénonciation de la Loterie nationale et de la Ctif, la cellule belge antiblanchiment. Didier Reynders, qui était encore commissaire européen à la Justice, est alors suspecté par la justice de s’être livré à des activités de blanchiment via l’achat de billets de Loterie. Une perquisition a été menée début décembre 2024 à son domicile d’Uccle et dans sa maison de campagne dans le hameau de Vissoul (commune de Burdinne) en province de Liège. On sait aujourd’hui qu’à partir de la mi-2018 et jusqu’en 2023, lui et son épouse ont acheté, avec de l’argent cash, des e-tickets de la Loterie pour une valeur de 200.000 euros. Ces billets électroniques étaient reliés à deux comptes joueurs, l’un ouvert au nom de monsieur, l’autre au nom de madame.

Un renvoi devant un tribunal nécessitera une demande préalable de levée d’immunité parlementaire.

Joueur addictif?

Les enquêteurs apprendront également, dans le sillage de la dénonciation de la Loterie, que l’ancien ministre a versé près de 700.000 euros en cash sur un compte de la banque ING, auxquels il faut ajouter ses gains de la Loterie. Ces versements se sont étalés sur dix ans, entre 2008 et 2018. C’est lorsque la banque commencera, très tardivement, à lui poser des questions gênantes sur ces opérations suspectes que Didier Reynders se mettra à jouer de manière massive, chaque semaine, à la Loterie. Face aux enquêteurs, il a d’abord tenté de se justifier en expliquant être un joueur addictif. Mais cela n’a pas paru convaincre les policiers. Il a aussi évoqué de nombreux achats et ventes d’œuvres d’art et d’antiquités, qui étaient réglés en cash. On sait qu’en suivant cette piste, les hommes de la Police judiciaire fédérale ont mené plusieurs perquisitions.

D’abord chez l’antiquaire et revendeur d’œuvres d’art Olivier Theunissen, dans sa galerie de la rue de la Régence près de la place du Sablon, à Bruxelles, comme l’a révélé le média indépendant National4 en juin dernier. Olivier Theunissen entretient, selon ses propres dires, de «bonnes relations» avec Didier Reynders. Il est plutôt proche de ses opinions politiques, puisqu’il fut conseiller communal MR à Lasne dans les années 2010. Le Vif, Le Soir, De Standaard et Follow The Money ont révélé, en juillet dernier, que les enquêteurs de la PJF ont également perquisitionné le domicile de Jean-Claude Fontinoy, à Mozet, en province de Namur. Le nom de Fontinoy est indissociable de celui de Reynders. Les carrières des deux hommes s’entrelacent sur plusieurs décennies. Jean-Claude Fontinoy n’a pas voulu commenter cette perquisition judiciaire. Idem pour Olivier Theunissen qui a juste déclaré n’avoir jamais vendu ou acheté des œuvres à Didier Reynders, ajoutant «regretter que la presse de gauche raconte n’importe quoi».

L’ancien commissaire européen libéral est, bien entendu, présumé innocent. Inculpation ne signifie pas culpabilité et ne débouche pas non plus d’office sur un procès. Par ailleurs, l’enquête portant sur une période où il était ministre fédéral puis membre de l’exécutif européen, il jouit toujours d’une immunité qui empêche notamment la justice de le priver de liberté (sauf s’il s’était agi d’un flagrant délit ou d’un acte commis hors de ses fonctions publiques). Si le parquet décide, in fine, de le renvoyer devant un tribunal, cela nécessitera une demande préalable de levée de son immunité parlementaire à la Chambre des représentants. En décembre dernier, la justice belge a toutefois attendu qu’il ait tout juste quitté son poste de Commissaire européen pour lancer ses perquisitions à Uccle et à Vissoul. S’il avait encore été en exercice, le collège des 27 commissaires, dont faisait partie Didier Reynders, aurait dû être prévenu. Le principal concerné aurait ainsi eu vent de l’enquête en cours et des perquisitions à venir.

La justice belge la joue plutôt finement depuis le début.

La charge de la preuve

Lors des perquisitions de décembre, 7.000 euros cash ont été découverts par les policiers chez les Reynders. Il s’agissait, pour une bonne partie de la somme, de billets de 500 euros, une coupure sulfureuse, d’ailleurs surnommée «Ben Laden», qui n’est plus émise depuis 2019 et est progressivement retirée de la circulation pour des raisons d’utilisation à des fins illégales telles que le financement du terrorisme, la fraude fiscale ou encore le blanchiment d’argent.

La justice belge la joue plutôt finement depuis le début. Jusqu’ici, elle semble s’être contentée principalement d’une enquête du chef de blanchiment d’argent contre l’ancien leader libéral et son épouse. Comme l’ont confirmé la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’homme, ce n’est pas au parquet de prouver l’origine illicite des fonds, mais à la personne suspectée de démontrer qu’ils sont d’origine licite. En l’occurrence, l’ancien président du MR doit expliquer des virements, dépôts cash et mises de jeux de hasard pour un montant d’au moins 900.000 euros. Dans ce genre de dossier, il suffit au ministère public de démontrer qu’il y a absence d’origine légale des fonds pour établir l’infraction.

Même si d’autres faits délictueux peuvent être imputés, il est plus confortable de poursuivre uniquement pour blanchiment, un délit passible d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison, des amendes et, surtout, la confiscation des fonds blanchis. Les peines de prison étant souvent prononcées avec sursis dans ce genre de dossier, ce sont les coups portés au portefeuille qui sont les plus douloureux. S’il advenait qu’il soit jugé et déclaré coupable, Didier Reynders ne risque donc pas de séjourner en prison, comme son ami et ancien président français Nicolas Sarkozy qui l’a décoré de la Légion d’honneur en 2013, très peu de temps après que le trio kazakh ait pu signer la transaction pénale qui leur épargnait un procès (lire par ailleurs)

Dans cette affaire de blanchiment, un mystère demeure: comment l’ancien Commissaire UE –qui fut, par le passé, le ministre en charge de la Loterie nationale– a-t-il pu penser qu’il passerait entre les mailles du filet? Et ce, alors même que «l’environnement de la Loterie nationale n’est pas attractif pour les milieux cherchant à blanchir de l’argent», prévient celle-ci, précisant au passage que «dans les cas rares où un tel comportement est tenté, la cellule Forensic de la Loterie le détecte et rapporte les faits auprès des autorités compétentes»… Idem pour les sommes en cash versées sur ses comptes bancaires. Etonnant de la part de l’ancien ministre des Finances qui, le 14 mars 2003, tenait lui-même un exposé lors d’un colloque international sur «dix ans de lutte contre le blanchiment d’argent en Belgique». Mais l’attitude d’ING pose furieusement question.

Le rôle de la banque ING

En effet, la banque au lion n’a interrogé pour la première fois son client Reynders sur ses dépôts de cash qu’en 2018, soit dix ans après les premiers versements, et elle n’a dénoncé les faits à la Ctif qu’en 2023, alors que l’enquête judiciaire avait déjà démarré à la suite de la dénonciation de la Loterie nationale. L’ancien ministre libéral y a tout de même déposé sur son compte à vue près de 700.000 euros d’argent liquide en une décennie. Il était, en outre, ce qu’on appelle une personne politiquement exposée (PPE). Les PPE, comme le relève la Banque nationale (BNB), «sont exposées à des risques particuliers en raison des fonctions publiques importantes (politiques, juridictionnelles ou administratives) qu’elles exercent ou ont exercées». L’article 41 de la loi antiblanchiment prévoit que les institutions bancaires soient davantage vigilantes envers ces PPE qu’elles ont comme clients, mais aussi à l’égard des membres de leur famille et des personnes qui leur sont étroitement associées. Toute opération suspecte doit être immédiatement signifiée à la Ctif. On ne peut pas dire qu’ING Belgique ait respecté ces prescrits.

Le parquet de Bruxelles a d’ailleurs ouvert une information judiciaire contre la banque pour des faits potentiels de «trafic d’influence», ainsi que l’a révélé Le Soir fin août dernier. Autrement dit, la banque est soupçonnée d’avoir fermé les yeux sur les dépôts suspects de son client PPE, voire d’avoir couvert ses agissements alors qu’il était encore ministre des Finances en 2008 et aurait pu avoir usé de son influence envers son banquier. Le trafic d’influence est une forme particulière de corruption qui, selon le code pénal (art.247) «a pour objet l’usage par la personne qui exerce une fonction publique de l’influence réelle ou supposée dont elle dispose du fait de sa fonction, afin d’obtenir un acte d’une autorité ou d’une administration publiques ou l’abstention d’un tel acte». Ce volet de l’enquête, confiée au parquet de première instance, pourrait venir alourdir le dossier de Didier Reynders. Des responsables de l’institution bancaire ont déjà été auditionnés par le procureur.

«Toute cette histoire Reynders laisse un sentiment bizarre.»

Mi-septembre, ils sont également venus à la Chambre, avec des confrères d’autres banques, pour répondre aux questions des parlementaires de la commission des Finances sur le mystère de la non-dénonciation de l’ancien homme fort du MR. Un responsable d’ING a assuré que leur officier en chef antiblanchiment travaillait en toute indépendance et qu’il n’y avait «pas de consultation avec le management avant notification à la Ctif». Dans le milieu des banquiers, on doute néanmoins que le patron d’ING n’aurait pas été à tout le moins averti du cas Reynders. Tout en soulignant avoir près de 2.100 PPE à surveiller, le chef de la conformité de la banque a, lui, expliqué que la lutte antiblanchiment «dépend aussi d’un facteur humain». Le problème, ici, est que le «facteur humain» est resté le même durant dix ans. Egalement entendus au Parlement, des spécialistes de la question à la BNB ont déploré que des déclarations de soupçons étaient envoyées trop tardivement par certaines banques. Sans être citée, ING était visée.

Sur les bancs de l’opposition à la Chambre, le socialiste Khalil Aouasti a cité l’exemple d’une petite asbl de stérilisation pour chats à laquelle il est lié au deuxième degré mais qui a tout de même été inscrite comme PEP à la banque, avec ce que cela suppose comme tracasseries. «Comment peut-on avoir une petite asbl de ce type contrôlée de près et un Didier Reynders qui dépose pendant dix ans 700.000 euros en liquide sans que la banque ne bouge?, a-t-il demandé. On a l’impression qu’il n’y a pas de critériologie de ces PEP.» «Toute cette histoire Reynders laisse un sentiment bizarre», a assené la députée Sofie Merckx (PTB) aux représentants d’ING. Quoi qu’il en soit, si l’ancien ministre ne parvient pas à prouver l’origine licite de l’argent déposé sur son compte, cela risque de barder pour la banque néerlandaise en Belgique.

Origine du cash: le mystère demeure

Lorsqu’on parle argent, le lien sulfureux entre Didier Reynders et Jean-Claude Fontinoy refait surface. Jusqu’ici, Didier Reynders a dit et répété aux enquêteurs, comme à son banquier, que l’argent liquide provenait d’achats et ventes d’œuvres d’art. Mais ses explications n’ont visiblement pas été convaincantes. On ne peut dès lors s’empêcher de s’interroger sur d’autres origines éventuelles, au vu d’affaires déjà évoquées par les médias. On sait que Didier Reynders et Jean-Claude Fontinoy entretiennent des relations étroites depuis plus de 25 ans. Le premier a placé le second au conseil d’administration de la SNCB –dont il deviendra vite le président– mais aussi à la Régie des bâtiments qui gère le patrimoine immobilier de l’Etat. Dans le magazine Médor, les anciens chauffeurs de «Fonti» ont relaté au journaliste Philippe Engels que, pendant quinze ans, ils ont emmené leur patron «partout où il y avait des enjeux d’argent», notamment chez Luc Bertrand, PDG d’Ackermans & van Haaren, Georges Forrest, très actif en Afrique, et, surtout, le milliardaire Albert Frère.

Ils ont aussi évoqué des transports d’enveloppes remises par le chauffeur particulier de l’avocat André Tossens, auquel Didier Reynders faisait souvent appel notamment dans l’important dossier du Berlaymont. Tossens est un nom qu’on retrouve dans le Kazakhgate, puisque Jean-François, le fils d’André, fut l’avocat de Patokh Chodiev et d’Alexander Mashkevitch, deux membres du fameux trio à l’origine de cette grosse affaire de corruption à la tête des Etats français et belge. Or, Reynders apparaît avoir pu jouer un rôle dans ce scandale qui n’a toujours pas trouvé d’issue judiciaire en France (en Belgique, les poursuites se sont éteintes suite au décès d’Armand De Decker, le principal inculpé).

Des éléments que Le Vif et De Standaard ont révélés indiquaient qu’il était, en tout cas, loin d’être étranger à l’affaire: il s’agissait d’une lettre que Catherine Degoul, avocate principale de Chodiev, lui avait adressée en avril 2012, en même temps qu’à l’ancien ministre français Claude Guéant et Armand De Decker, concernant un problème lié aux honoraires qu’elle réclamait au milliardaire kazakh. Les enquêteurs avaient aussi trouvé dans l’agenda de l’avocate, à la date du 2 février 2012, un rendez-vous «Bruxelles ADD + DR», donc Armand De Decker et Didier Reynders. Devant la commission d’enquête parlementaire sur le Kazakhgate, ce dernier avait reconnu avoir eu des contacts avec l’avocate française, mais, selon lui, c’était pour parler du sort de l’ancien vice-président de RDC Jean-Pierre Bemba, détenu par la Cour pénale internationale.

On sait aussi qu’une valise contenant cinq millions d’euros a été confiée, en 2011 dans un hôtel de Zurich, à Degoul par Chodiev. C’est du moins ce que l’avocate a affirmé à la justice française. Or, cette valise contenait des liasses de billets de 500 euros qui ont été acheminées dans de grandes enveloppes kraft par un homme de main de Degoul, qui aurait pris la direction de Paris et/ou Bruxelles et non celle de Nice où demeurait Catherine Degoul, comme l’ont démontré Le Soir et Médiapart. Autre révélation, à l’époque: les liens entre Jean-Claude Fontinoy et Jean-François Etienne des Rosaies, l’un des principaux protagonistes français du Kazakhgate, dans le cadre d’un projet d’anoblissement de Georges Forrest, juste après la conclusion des déboires judiciaires du trio kazakh.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire