Décoré de la Légion d'honneur peu avant les élections françaises de 2012, Didier Reynders a-t-il trempé dans le Kazakhgate pour son ami Nicolas Sarkozy? Un scénario de plus en plus plausible. © BELGAIMAGE/Eric Lalmand

Kazakhgate: Le rôle de plus en plus apparent de Didier Reynders

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Selon des pièces de l’enquête française que Le Vif/L’Express et De Standaard divulguent, le vice-Premier ministre libéral et son bras droit Jean-Claude Fontinoy auraient bien eu des contacts avec les protagonistes du Kazakhgate, Catherine Degoul, l’avocate de Chodiev, et Etienne des Rosaies, homme de l’ombre de Sarkozy.

Didier Reynders a-t-il joué un rôle dans le Kazakhgate ? Un rôle déterminant ? Des éléments indiquant que le ministre MR est loin d’être étranger à ce scandale d’Etats entre la Belgique et la France ont déjà été publiés dans la presse française et belge. Le Vif/L’Express et De Standaard apportent de nouvelles pièces selon lesquelles Reynders et son bras droit Jean-Claude Fontinoy étaient bien en contact avec les protagonistes de cette affaire.

De quelles pièces s’agit-il? 1. Une lettre de Catherine Degoul, l’avocate française de Patokh Chodiev, adressée en avril 2012 au ministre belge des Affaires étrangères. 2. L’indication, à la même période dans l’agenda de Degoul, d’un rendez-vous avec « ADD » (Armand De Decker?) et « DR » (Didier Reynders?). 3. La déposition de l’ancienne secrétaire personnelle de Jean-François Etienne des Rosaies, homme de l’ombre de l’ex-président français Nicolas Sarkozy, à propos d’une clé USB contenant des mails échangés avec Fontinoy.

D’abord, un petit rappel chronologique pour bien suivre. En octobre 2012, Le Canard enchaîné dévoile le Kazakhgate, à travers une « note très confidentielle » d’Etienne des Rosaies adressée, le 28 juin 2011, à Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur de Sarkozy. Dans cette note, l’auteur se félicite du succès de l’opération destinée à sortir Chodiev et ses associés kazakhs (Ibragimov, Mashkevitch) de leur bourbier judiciaire en Belgique, lié au dossier de corruption Tractebel.

Il évoque la fameuse transaction pénale conclue le 17 juin 2011 à Bruxelles, qui a permis au trio d’échapper à un procès public. Il souligne l’imminence du salon du Bourget où devait être signé un juteux contrat entre la France et le Kazakhstan. Contrat en échange duquel l’Elysée aurait organisé le sauvetage en Belgique de Chodiev, ami intime du président kazakh. Il souligne le rôle de l’avocate Degoul et le « soutien déterminant » d’Armand De Decker qui a acquis « l’adhésion » de trois ministres belges, dont celui des Finances qui était alors Didier Reynders. Les mêmes éléments se retrouvent dans un mail adressé par des Rosaies à Guéant, le 19 juin 2011, avec, en outre, le numéro de gsm de De Decker pour que le ministre français l’appelle personnellement.

A la publication du Canard enchaîné, Reynders, comme De Decker, avait balayé ce qu’il qualifiait d’élucubrations de la part de des Rosaies. Mais, dès janvier 2013, Le Vif/L’Express et De Standaard s’interrogeaient sur le rôle du ministre libéral dans l’adoption très précipitée de la transaction pénale élargie aux délits financiers, si précieuse pour les Kazakhs. A ce sujet, le témoignage de la députée VLD Carina Van Cauter était interpellant: « Un membre du cabinet de Didier Reynders est venu me voir alors que je siégeais dans la commission abus sexuels, nous disait-elle. Il savait que je défendais un projet de transaction pénale depuis 2009. Il m’a suggéré la tactique de l’amendement pour aller plus vite. Je n’y ai rien vu d’anormal. »

Par téléphone entre Guéant et Reynders

En juin 2015, Le Monde citait, à son tour, le nom de Reynders dans le Kazakhgate, révélant l’audition de Guy Vanden Berghe, un ingénieur belge qui a aidé Catherine Degoul pour ses montages financiers offshore avec l’argent reçu des Kazakhs. Interrogé sur l’avocate, celui-ci a expliqué aux enquêteurs: « Elle disait qu’elle s’occupait de l’affaire Chodiev. Elle allait voir les bureaux d’avocats, des ministres pour faire avancer la loi sur le compromis pénal (ministère de la Justice, des Finances, le Sénat, le Parlement). Elle allait voir le lobbyiste De Decker, qui lui ouvrait toutes les portes. Ce dernier était son principal interlocuteur. Il me semble qu’elle était mise en relation avec De Decker directement de Paris à Bruxelles par téléphone entre homologues du même niveau, Guéant pour la France et Reynders pour la Belgique. Elle avait des réunions très régulières y compris le dimanche avec des interlocuteurs belges. » Réagissant à l’article, Didier Reynders avait parlé d' »affabulation complète » et nié « tout contact », dans cette affaire, avec Degoul et Guéant.

Le Vif/L’Express et De Standaard ont mis la main sur un document qui tend à montrer le contraire. Il s’agit d’une lettre de Catherine Degoul, datée du 4 avril 2012 à Nice, adressée à Damien Loras. Cet ancien conseiller diplomatique de l’Elysée est désigné par des Rosaies, dans ses mails, comme « le pilote du dossier Chodiev ». C’est lui qui, pour Guéant, aurait mis sur pied et suivi l’équipe chargée de sauver le trio kazakh en Belgique.

La lettre de Degoul est envoyée en copie – comme l’indiquent les « CC » en bas du courrier – à trois personnalités politiques: « Monsieur le Ministre de l’Intérieur de la République française Claude Guéant », « Monsieur le Ministre des Affaires Etrangères du Royaume de Belgique Didier Reynders » (NDLR: qui est passé des Finances aux Affaires étrangères, en décembre 2011) et « Monsieur le Ministre d’Etat auprès du Ministre des Affaires Etrangères et Ministre d’Etat en charge des Relations spéciales avec le Palais Royal du Royaume de Belgique Armand De Decker » (sic).

« Rendre compte aux autorités du Nord »

Dans sa missive, Me Degoul évoque un problème lié aux honoraires qu’elle réclame à Chodiev. Elle fait état d’une réunion que Loras lui propose et stipule que celle-ci ne peut « se tenir hors la présence d’une haute personnalité du Royaume de Belgique », soit plus que probablement De Decker ou Reynders, en copie de la lettre. C’est Damien Loras qui a remis ce courrier de Degoul aux enquêteurs français au cours de son interrogatoire, en juillet 2016. Avec ce document, il voulait étayer son récit selon lequel Catherine Degoul et Etienne des Rosaies auraient fait pression auprès de Chodiev et de lui-même à l’Elysée, dès 2010 et jusqu’en 2012, pour obtenir davantage d’argent.

D’après Loras, ils auraient même proféré des menaces. « Au début du mois de février 2012, a-t-il raconté aux policiers, le préfet des Rosaies m’a indiqué que mon nom avait été cité au cours d’une audition devant le parquet belge et que je serais mis en cause par la justice belge si monsieur Chodiev et ses associés ne payaient pas à elle-même (NDLR: Me Degoul) ce qu’elle estimait lui être dû. » Damien Loras a ensuite reçu un mail de l’avocate, le 3 février 2012 (également remis aux enquêteurs), dans lequel celle-ci se dit « contrainte de rendre compte de ses problèmes aux autorités du Nord ». Ajoutant: « Ce que j’ai fait! » Ensuite arrivera la lettre du 4 avril 2012, avec Reynders, De Decker et Guéant en copie.

A propos de cette mise en copie de trois personnalités politiques, Loras dira au juge qui l’interroge, en insistant lourdement: « La lettre de madame Degoul était soi-disant communiquée à monsieur Guéant, au ministre des Affaires étrangères belge et au ministre d’Etat De Decker. Je ne crois pas que c’était exact. Je pensais que cela participait de sa volonté d’exercer des pressions sur moi. » Vrai? Faux? Loras a-t-il cédé aux pressions de Degoul et des Rosaies? Ou bien leur a-t-il résisté, comme il l’affirme aux enquêteurs? Didier Reynders et Armand De Decker sont-ils intervenus auprès de lui pour débloquer la situation?

En tout cas, selon son propre témoignage, Damien Loras a réuni Chodiev et Degoul dans son bureau, à au moins une occasion fin 2011, pour tenter de résoudre le litige financier entre les deux, invitant chacun à respecter ses engagements. Par ailleurs, on observe qu’au cours de son interrogatoire, il tente systématiquement de minimiser son rôle dans le Kazakhgate, qu’il réduit à une simple mise en contact de Catherine Degoul avec Chodiev, lequel entretient avec lui des relations quasi amicales. On se souvient des montres luxueuses offertes par le Belgo-Ouzbek à Damien Loras et sa femme à l’occasion de leur mariage, comme l’avaient révélé Le Vif/L’Express et De Standaard en 2013. On sait aussi que les Loras ont passé leurs vacances d’été 2012 sur le yacht de Chodiev.

« ADD + DR » dans l’agenda de Me Degoul

Quant à la lettre du 4 avril 2012, envoyée collectivement à plusieurs personnalités, dont Reynders, il apparaît, selon Loras, que c’est la dernière envoyée et qu’après celle-ci, la situation se soit apaisée. Même si Catherine Degoul a simplement voulu mettre la pression sur Damien Loras, pourquoi s’adresse-t-elle à Didier Reynders, à côté de De Decker et Guéant? Quel rôle jouait le ministre des Affaires étrangères belge dans cette affaire pour qu’elle le mentionne aussi directement à Loras, dans ce qui peut apparaître être une menace? Quel lien existe-t-il entre Reynders et Loras? Et entre Reynders et Degoul? Se sont-ils rencontrés? Il semble que oui, à la lecture d’un des agendas de l’avocate, que les policiers français ont saisis. C’est la deuxième pièce étonnante que Le Vif/L’Express et De Standaard révèlent.

En effet, dans l’agenda 2012 de l’avocate, les enquêteurs ont relevé un rendez-vous interpellant, à la date du 2 février: « Bruxelles ADD + DR ». ADD pour Armand De Decker et DR pour Didier Reynders? C’est très probable. ADD est évoqué à de nombreuses reprises dans l’agenda 2011 de l’avocate, ce qui semble normal vu son rôle dans l’affaire Chodiev. Quel autre « DR » que Didier Reynders pouvait être mentionné à côté d’ADD? En outre, cette période correspond à la crise entre Degoul, des Rosaies et Chodiev, évoquée par Loras. Le 2 février 2012, c’est la veille de l’envoi du mail du 3 février au conseiller diplomatique. En outre, un autre rendez-vous est fixé dans l’agenda de Degoul trois jours plus tôt, le 31 janvier 2012, à… l' »Elysée ». Un autre aussi, toujours à l' »Elysée », le 15 février.

Bref, les indications de l’agenda tendent à confirmer la thèse selon laquelle Catherine Degoul était bien en contact avec Reynders et que, par ailleurs, des tractations avaient lieu avec l’Elysée. Des rendez-vous sont également indiqués en janvier 2012 avec ADD. A cette époque, il y a déjà plusieurs mois que la transaction pénale du trio kazakh a été réglée à Bruxelles. Or, en 2012, l’agenda et les courriers de Me Degoul révèlent de nombreux contacts avec De Decker, l’Elysée, Loras et Reynders. Interpellant.

Fontinoy et des Rosaies

Une autre pièce, que Le Vif/L’Express et De Standaard révèlent, évoque les liens entre Jean-Claude Fontinoy et Jean-François Etienne des Rosaies. Selon les appréciations, Fontinoy est l' »âme damnée » ou l' »homme lige » de Didier Reynders. Outre son poste de président de la SNCB, il est expert au cabinet de vice-Premier de Reynders. Les deux hommes sont très liés, depuis de nombreuses années. Ils se connaissent et s’apprécient, comme de vieux associés.

En novembre dernier, Le Vif/l’Express et De Standaard évoquaient un contact entre Jean-François Etienne des Rosaies et Jean-Claude Fontinoy, à la fin de l’automne 2013. C’était dans le cadre du projet d’anoblissement de l’homme d’affaires George Forrest, pour qui a aussi travaillé des Rosaies. Lequel est intervenu auprès de beaucoup de monde pour que Forrest soit anobli. La RTBF a ensuite révélé deux mails que des Rosaies a envoyés au grand chancelier de l’Ordre de Malte, dont un en 2013 dans lequel il évoque les liens qui le lient « tout particulièrement » à Fontinoy. Au Vif/L’Express, ce dernier a fermement démenti tout contact avec Etienne des Rosaies.

Or, d’après la déposition auprès des policiers français de l’ancienne secrétaire personnelle d’Etienne des Rosaies, il apparaît que les deux hommes ont bien été en contact. Arlette Henon – c’est la secrétaire – a remis aux enquêteurs une clé USB sur laquelle elle sauvait les courriers et les mails de des Rosaies. Pour permettre une recherche plus rapide, ces correspondances, établies entre 2011 et 2014, étaient triées par dossiers nominatifs.

Il y en avait dix en tout, selon Arlette Henon qui les nomme de mémoire aux policiers: « La banque Delubac, un dossier au nom de son fils Cyril, de sa femme Virginie, la légion étrangère, l’Ordre de Malte, CG (pour Claude Guéant), Fontinoy (président de la SNCF belge), Forrest, avocat Sorin, Jean-Pierre Mazery (ou JPM, Grand Chancelier de l’Ordre de Malte). » Sur les dix, tout un dossier était donc consacré aux échanges épistolaires avec Jean-Claude Fontinoy…

Aujourd’hui, à la lumière de ces nouveaux éléments, il devient de plus en plus difficile pour Didier Reynders de nier avoir joué un quelconque rôle dans le Kazakhgate et pour Fontinoy de n’avoir jamais été en contact avec des Rosaies. Les pièces que nous révélons figurent dans le dossier judiciaire français. Selon nos informations, elles n’ont pas été communiquées à la justice belge qui enquête sur Armand De Decker et n’ont donc pas pu être exploitées. Elles sont sans doute entrées dans la procédure après la commission rogatoire belge à Paris du 19 mai dernier.

Depuis l’ouverture d’une enquête sur l’avocat général de Bruxelles Jean- François Godbille, qui a reçu 25.000 euros via la fondation de la princesse Léa, le dossier a quitté Bruxelles, où il faisait l’objet d’une simple information judiciaire, pour être mis à l’instruction au parquet général de Mons. Ce dernier a visiblement toute latitude pour investiguer, comme il l’entend, sur le Kazakhgate. Il pourrait se montrer intéressé par les pièces que nous divulguons.

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