Traite d’êtres humains sur un chantier à Anvers: pourquoi cette enquête est cruciale

Eglantine Nyssen
Eglantine Nyssen Journaliste au Vif, multimedia editor

L’enquête en cours pour traite d’êtres humains sur un chantier à Anvers est particulière. Ses victimes sont d’origine philippine ou bengali, très rare en Belgique.

Anvers. Juillet 2022. Des faits de traite d’êtres humains sont découverts par l’auditorat du travail sur un chantier de construction de l’entreprise chimique Borealis, aux abords du port. 55 hommes d’origine philippine ou bengali auraient perçu un salaire mensuel d’à peine 650 euros pour travailler six jours sur sept. « La pointe de l’iceberg », selon le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD).  En Belgique, 23.000 personnes vivent dans des conditions d’esclavage moderne selon les chiffres du Global Slavery Index. La très grande majorité passe sous les radars.

« Ce qui m’interpelle dans ce dossier, c’est de voir un aussi grand nombre de victimes en même temps qui ne prennent pas la fuite, c’est rare. Pour vous donner un ordre d’idée, cela correspond au nombre de places d’accueil pour les trois centres belges d’accueil des victimes de traite des être humains », analyse Christian Meulders, directeur du centre liégeois Sürya, spécialisés dans l’acceuil des victimes de traite. Koen Dewulf, le directeur du centre fédéral migration (Myria), est lui interpellé par leur nationalité. « Des dossiers avec plusieurs dizaines de personnes, ça n’arrive déjà pas tous les jours. Mais les nationalités des personnes exploitées (Philippines, Bangladesh) sont très peu retrouvées dans ce genre de dossier. C’est peut-être aussi une pointe de l’iceberg à ce niveau-là. L’enquête sera cruciale pour reconstituer la chaîne de responsabilités, pour savoir comment ils ont été engagés et si ce sont des constructions courantes en Belgique. »

L’enquête justement. Ce mercredi, il ressortait d’un document que nos confrères de la Gazet van Antwerpen ont pu consulter, que l’entreprise Borealis était au courant des abus sociaux sur son chantier depuis mai. Les auditions des travailleurs avancent mais prendront encore plusieurs jours selon la Justice. Le travail d’audition est intensif, dû au recours obligatoire à des interprètes. « Les entretiens sont un travail très délicat. Ils prennent du temps et nécessitent du personnel qualifié. Pour augmenter l’efficacité de la lutte contre la traite d’êtres humains, il est nécessaire d’augmenter la détection et donc les moyens humains et matériels tout en s’assurant de la capacité des personnes engagées, insiste le directeur de Myria. C’est un travail très délicat. D’où l’importance des équipes spécialisées qui sont en sous-effectifs. » « La justice va devoir trancher si c’est bien un dossier de traites des êtres humains économiques. Ils pourraient être victimes de trafic aggravé également avec un enrichissement de la personne qui les a fait venir. Avec autant de personnes, il y a une structure derrière. On a quelque chose de bien rôdé », ajoute le directeur de Sürya.

L’inspection sociale flamande va vérifier les permis de travail de 314 autres travailleurs étrangers actifs sur le site de Borealis. Le ministre flamand de l’Economie et de l’Emploi, Jo Brouns (CD&V), veut attendre les résultats de l’enquête, mais se dit prêt à retirer les permis si nécessaire. « Les gens doivent pouvoir travailler dans des conditions honnêtes et correctes et si cela ne se produit pas, nous sommes prêts à prendre des mesures supplémentaires. » Ce mercredi soir, l’entreprise chimique Borealis a suspendu « jusqu’à nouvel ordre » son contrat avec l’entrepreneur IREM-Ponticelli, qui gérait le chantier du port d’Anvers où l’on a découvert 55 victimes potentielles de traite des êtres humains. Les travaux sur le chantier concerné vont être mis à l’arrêt durant trois jours, ajoute l’entreprise

La construction, un secteur propice

Les exploitations économiques dont la police a connaissance et pour lesquelles une enquête a été ouverte ont majoritairement lieu à Bruxelles, Liège et Anvers, selon le dernier rapport de Myria. Principalement dans le secteur de la construction. La concurrence et le besoin de main d’œuvre important du secteur peuvent l’expliquer mais pas seulement, analyse Koen Dewulf: « Pour ce type de chantier, les entreprises peuvent faire appel à des compagnies qui sont établies dans un autre pays de l’UE. Elles peuvent venir effectuer des travaux avec leur propre personnel et faire des travaux sans autorisation d’emploi, étant donné qu’il y a des déclarations tant sur le chantier que auprès de l’ONSS qui sont nécessaires, mais pas de contrôle préalable. C’est un secteur à risque en ce qui concerne la traite. »

Christian Meulders parle, lui, d’hypocrisie politique. « On a l’air de se demander comment en on est arrivé là. On en arrive là parce qu’il y a un manque de main d’œuvre criant dans la construction en Belgique. On en est arrivé là parce que ces métiers ne sont pas favorisés. Donc on a recours à une main d’œuvre avec des salaires moins élevés et des conditions qui ne sont pas acceptées chez nous. Et cela arrange tout le monde. Aujourd’hui la seule façon pour une entreprise de construction pour tenir le coup, c’est avoir recours à une main d’œuvre étrangère sans la payer correctement. Si elle veut bien gagner sa vie, elle peut économiser sur la main d’œuvre. Ce n’est pas nouveau. Il faut arrêter de jouer à la personne bien-pensante. »

Sous le radar

Pour diminuer les exploitations qui justement passent sous le radar, un point de contact vient d’être lancé. Via le site www.stoptraite.be, vous pouvez en apprendre plus sur la traite des êtres humains et signaler des faits de traite, que ce soit en tant que victime ou témoin. Cela peut se faire de manière simple sans remplir de déclaration à la police. D’ici quelques mois, un numéro de téléphone central sera également disponible, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour aider et orienter les victimes.

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