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Intimidation, harcèlement sexuel et discrimination: le malaise au sein de la sécurité de l’État est complet

Kristof Clerix
Kristof Clerix Rédacteur Knack

Les services de renseignement belges jouent un rôle crucial dans la sécurité de notre pays. Mais qu’en est-il de leur cuisine interne ? Une enquête menée auprès du personnel de la sécurité de l’État montre une image peu flatteuse du service de renseignement.

Le service de renseignement militaire, soit le Service Général du Renseignement et de la Sécurité (SGRS) connait de nombreux problèmes internes depuis 10 ans. Les tensions entre civils et militaires n’ont pas été résolues et continuent à plomber durablement l’ambiance. On apprend aujourd’hui que ce n’est pas le seul service de renseignement à connaître quelques remous. A la Sûreté de l’État, aussi, le malaise est grand. C’est ce que montre un rapport de 408 pages que Knack a pu consulter.

Le « Rapport d’évaluation des risques psychosociaux pour les VSSE  » date du 19 mars 2018. il a été commandé par la Sécurité d’État et réalisé par le Groupe IDEWE, un service externe de prévention et de protection au travail. Sur la base d’un questionnaire standard, IDEWE a examiné le bien-être psychosocial des employés de la sécurité publique. Ils pouvaient partager leurs expériences de manière anonyme, ce qui permettait d’obtenir une vue d’ensemble claire du service de renseignement. Pas moins de 328 des 641 salariés ont répondu au questionnaire, ce qui permet de généraliser les résultats à l’ensemble du secteur de la sécurité de l’État (la marge d’erreur n’est que de 4%).

UNE ANALYSE DES RISQUES AUX CONCLUSIONS INQUIÉTANTES

3 employés sur 4 considèrent que les canaux d’information au sein de la Sûreté de l’État ne sont pas bien développés.

La moitié du personnel a indiqué qu’il lui manque régulièrement ou presque toujours les ressources nécessaires pour mener à bien son travail.

Une personne sur 6 déclare être victime de discrimination, au moins occasionnellement, en raison de son sexe, de son âge, de la couleur de sa peau, de son origine ou de son orientation sexuelle.

Un sur 10 disent qu’ils ont déjà été  » intimidés sexuellement  » à travers des gestes, des déclarations, des courriels, des SMS ou encore des photos.

Neuf sur 10 se sentent insuffisamment impliqués dans la restructuration.

Les résultats surprennent. Bien sûr, on retrouve partout des employés insatisfaits, mais ici c’est pire qu’ailleurs. Le rapport a comparé les réponses des employés de la Sûreté de l’État à celles de l’employé belge moyen – ce que l’on appelle l’employé référence. Il est apparu que, au sein de la Sûreté de l’État, la pression psychosociale est beaucoup plus lourde que la moyenne. A l’exception des absences pour cause de maladie, tous les indicateurs de bien-être sont nettement inférieurs au niveau de référence « , conclut IDEWE. Ces références sont les réponses d’un employé type en Belgique. « En matière de comportements déplacés au travail, plusieurs aspects attirent l’attention. L’intimidation, le harcèlement sexuel et la discrimination sont significativement pires que la norme de référence », observe encore le rapport. « En matière de comportements déplacés, plusieurs aspects attirent l’attention. L’intimidation, le harcèlement sexuel et la discrimination sont significativement pires que la norme de référence », observe encore le rapport.

Inquiétant lorsqu’on sait que, selon diverses sources bien placées dans le monde des 007, le bien-être des employés est d’une importance capitale pour le bon fonctionnement d’un service de renseignement. Certains gadgets technologiques facilitent l’espionnage, mais au bout compte, il s’agit surtout de travailler avec des informateurs et d’analyser les différentes pièces d’un puzzle, soit un travail basé essentiellement sur l’humain. De plus, les fonctionnaires insatisfaits et frustrés sont une cible classique des services de renseignement étrangers.

Ressources insuffisantes

A peine 34 % des employés de la Sûreté de l’État se sont déclarés (très) satisfaits de leur travail. Ce qui fait que 2 sur 3 sont donc insatisfaits ou neutres. Cela signifie que la Sûreté de l’État se situe bien en dessous de la moyenne de l’employé belge (ou on relève un taux de satisfaction de 52%). Avec des agents de renseignements ayant de 11 à 15 ans d’expérience, à peine 1 sur 6 est (très) satisfait. Et ce n’est pas tout. Pas plus de 4 employés sur 10 indiquent qu’ils ont l’intention de rester à la Sûreté de l’État. Et ce alors que le départ d’agents de renseignements expérimentés signifie que beaucoup de connaissances, de contacts et de compétences sont perdus. De même, pour les indicateurs « stress », « épuisement émotionnel » et « burn-out », le score est pire que pour le salarié belge moyen.

Autre fait surprenant: 70 % des personnes interrogées ne sont pas ou pas du tout d’accord avec l’affirmation selon laquelle la manière dont l’organigramme de la sûreté de l’État est construit et structuré de façon à garantir un fonctionnement optimal. 3 employés sur 4 considèrent que les canaux d’information au sein de la Sûreté de l’État ne sont pas bien développés. Et cela précisément pour un service où la bonne circulation de l’information est parfois littéralement une question de vie ou de mort. Autre constat inquiétant de l’enquête : la moitié du personnel a indiqué qu’il manque  » régulièrement  » ou  » (presque) toujours  » de ressources pour mener à bien son travail. Un résultat que les politiciens en charge du budget de la Sûreté de l’État ne peuvent ignorer.

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Comportement indésirable

Pas moins de 84 employés ont été victimes d’au moins une forme de harcèlement au sein même du ministère. Une personne interrogée sur 6 déclare avoir été victime de discrimination au moins occasionnellement au cours des 6 derniers mois (avant l’enquête) en raison de son sexe, son âge, la couleur de sa peau, son origine ou son orientation sexuelle. Pour l’employé belge moyen, ce n’est que 1 sur 10. Un agent de renseignements sur 5 ressent occasionnellement, mensuellement, hebdomadairement ou quotidiennement l’impression d’être reluqué ou « déshabillé des yeux ».

Un sur 10 dit qu’il a déjà été  » approché sexuellement  » par des gestes, des déclarations, des courriels, des messages texte ou des photos. Et 16 membres du personnel disent avoir subi des attouchements. Dans les cas de comportements indésirables, il s’agissait principalement de personnes en interne.

Restructuration sous le feu des critiques

En 2015, la Sûreté de l’État s’est engagée dans une réforme radicale de son organisation. Le programme pluriannuel pour le changement, VSSE2021, vise à moderniser le service selon deux axes. Premièrement, il veut contrôler la croissance – soit l’augmentation des données disponibles, des menaces, du taux de roulement du personnel.Il met également l’accent sur la spécialisation. Le 24 janvier 2018, le syndicat indépendant Sypol a déclaré dans Knack qu’il était  » en colère  » à propos de la manière dont la Sécurité de l’Etat a introduit le nouveau modèle de recherche et  » inquiet  » des résultats. Le projet VSSE2021 est lui aussi repris dans le rapport IDEWE. Près de 90 % du personnel ne sont  » pas du tout  » ou  » pas du tout  » satisfaits de la communication autour de cette restructuration. Et un nombre tout aussi important se sentent insuffisamment impliqués. En outre, 7 sur 10 indiquent que l’objectif du VSSE2021 n’est pas suffisamment clair.

Le chien de garde n’en savait rien

Knack a présenté les conclusions du rapport à la Commission I, qui est en charge du monitoring des services d’information belges. Serge Lipszyc, président depuis septembre 2018, a réagi avec surprise à ce rapport qui ne leur a pas été transmis. « Certes,nous ne l’avons pas non plus demandé de façon formelle. Mon prédécesseur, Guy Rapaille, avait discuté de la situation générale au sein de la sécurité de l’État avec son administrateur général Jaak Raes. On lui a alors assuré qu’ils étaient au courant des problèmes internes et qu’ils les régleraient. Nous n’avons pas non plus reçu de plaintes de la part d’employés du Département de la sécurité de l’État concernant des cas de harcèlement ou autres. Les syndicats n’ont pas non plus déposé officiellement de plainte, bien qu’ils aient parlé d’un malaise. Le Comité I n’a pas réagi, dans l’attente du rapport IDEWE. Il va sans dire que nous allons maintenant le demander à la Sûreté de l’État et que nous allons également vérifier si des mesures ont été prises entre-temps. En attendant, dix mois ont été perdus et je le regrette ».

Ce qui n’empêche pas Lipszyc d’être limpide sur le fond de l’affaire:  » Les résultats que Knack m’a donnés sont inquiétants. En particulier, les chiffres sur le burnout, l’harcèlement sexuel et la démotivation générale sont catastrophiques. Je suis choqué. Nous en informerons le Parlement et le ministre de la Justice. »

Quelles mesures ont été prises entre-temps ?

IDEWE a conseillé au Service de sécurité de l’État de mettre en place des mesures  » pour optimiser le bien-être psychosocial des salariés « . Un diagnostic sans traitement n’a guère de sens, prévient le service. Cela peut même aggraver la situation au sein de l’organisation, car les employés seront déçus si aucune mesure n’est prise.

A l’initiative de la direction, l’agence externe a présenté les résultats au personnel », déclare Ingrid Van Daele, porte-parole. Dans la foulée un groupe de travail interne a été mis sur pied avec pour but d’affiner les résultats et de proposer des pistes de travail pour y répondre le plus adéquatement possible à travers des propositions concrètes et pratiques, qui seront d’abord soumises à la direction. Ensuite, tout cela sera intégré dans un plan d’action. En ce moment, ce processus bat son plein. Les psychologues du département, le conseiller en prévention des aspects psychosociaux et la direction font partie de ceux qui le supervisent ».

M. Van Daele souligne encore que le rapport contient une analyse complexe « qui peut difficilement se résumer en une vingtaine de points. De plus, les chiffres que vous citez sont des données brutes et vous devez garder à l’esprit que seulement 51 % du personnel a répondu au sondage. En outre, le travail dans le domaine de la sécurité de l’État est très spécifique et une comparaison avec le travailleur belge moyen n’est pas toujours concluante. En ce qui concerne les comportements indésirables au travail, nous pouvons signaler qu’aucune plainte formelle n’a été déposée. Comme dans d’autres entreprises, il existe des personnes de confiance, des psychologues et des conseillers en prévention qui peuvent toujours être contactés par les employés sur les aspects psychosociaux.

Sieghild Lacoere, porte-parole du ministre de la Justice en affaires courantes Koen Geens (CD&V), confirme que la mise en place de tels groupes de travail. Il est clair que les agents de la Sûreté de l’État travaillent dans un contexte spécifique. Ils peuvent plus rapidement se retrouver dans des situations qui peuvent être ressenties comme stressants. L’analyse qui a été effectuée et son suivi permettront d’évaluer de près leur bien-être. En outre, nous continuerons d’investir dans des ressources adéquates pour la sécurité de l’État. Les efforts nécessaires ont été faits pour le personnel, mais il y a aussi des personnes qui s’en vont et nous devons donc rester vigilants. Un appel a récemment été lancé pour trouver de nouveaux inspecteurs. Une réserve de recrutement est toujours utile ».

Rien d’essentiel n’a changé

Le syndicat Sypol n’est pas impressionné par la manière dont la direction de la Sûreté de l’État aborde les problèmes. « Nous soupçonnons qu’il ne s’agisse que d’un palliatif pour donner l’impression qu’il se passe quelque chose. La réalité est que, depuis notre appel à l’aide dans Knack et le sondage interne, rien de substantiel n’a changé. Il n’y a toujours pas eu d’amélioration de la loi et il n’y a toujours pas de nouvelle base de données interne. C’est vraiment un point délicat. Une organisation à but non lucratif travaille sur les TIC de la sécurité de l’État depuis des années. Le temps presse, car les licences de notre ancienne base de données expirent. Notre personnel a également des questions sur la sécurité de la coopération avec cette organisation à but non lucratif. De plus, le VSSE2021 a encore réduit le moral du personnel. Personne n’a de perspective d’avenir, nous ne savons pas où nous allons. La confiance dans la direction est perdue. Et la jeune génération ne tolère plus tous ces dysfonctionnements.

Rien de bien neuf

Les problèmes internes de sécurité de l’État ne sont pas nouveaux. Il y a vingt ans, le Comité I s’était déjà penché sur le problème. L’organe de contrôle a alors été  » affecté par le climat de démotivation générale « . La situation risquait même de devenir  » incontrôlable et donc explosive « . Il y a dix ans, même refrain. Un audit a montré que le climat de travail n’y était en général pas positif et que la gestion du personnel était  » absente ou du moins gravement déficiente « .

Jaak Raes pourrait-il renverser la vapeur ? Il a pris ses fonctions d’administrateur général de la sûreté de l’État le 1er avril 2014 pour un mandat de cinq ans. Il avait impressionné le comité de sélection par ses compétences en gestion, entre autres choses.

Raes a bien sûr hérité du malaise, et tout le monde comprend qu’on ne peut pas résoudre ce genre de problème du jour au lendemain « , déclare le député Stefaan Van Hecke, spécialiste de l’information chez Groen. « Mais un an après le rapport d’IDEWE, on pourrait s’attendre à ce que les gens sur le terrain remarquent une différence. »

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