Faut-il limiter le temps d’accès aux jeux vidéo à vos jeunes?
L’exemple chinois fait peu des cas des lieux d’achanges et d’évasion qu’ils constituent pour les jeunes.
Pierre-Yves Hurel, chercheur à l’ULiège: « Fortnite est le nouveau skatepark, le jeu vidéo un support d’échanges »
Trois heures d' »opium mental » maximum par semaine… L’Etat chinois veut sevrer la jeunesse des jeux vidéo en ligne. La thèse officielle d’une lutte contre l’addiction peut mener à pathologiser une pratique riche en contacts, souligne Pierre-Yves Hurel, chercheur à l’ULiège et auteur d’un doctorat sur le jeu vidéo amateur.
Depuis septembre, enfants et ados chinois ne peuvent pratiquer le jeu vidéo en ligne plus de trois heures par semaine: Pékin prend-il une sage décision pour la santé mentale de la jeunesse?
L’ addiction au jeu vidéo est une problématique âprement débattue au sein de la communauté scientifique. Le « gaming disorder » a été intégré en 2019 dans la liste des maladies reconnues par l’Organisation mondiale de la santé (NDLR: dans le cadre de la onzième révision de la classification internationale des maladies, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2022). Ce type de décision est cependant très contesté, notamment par des psychologues de terrain qui préfèrent parler d’usage problématique du jeu vidéo. Ce que l’on qualifie d’addiction serait lié non pas au jeu vidéo en soi mais aux circonstances qui peuvent conduire un individu à se réfugier de manière excessive dans le monde virtuel, par exemple lors d’épisodes dépressifs dont les causes sont autres. L’ enjeu est important car il s’agit d’une des premières addictions que l’on fait reposer sur un comportement et non sur une substance, ce qui peut ouvrir la voie à une pathologisation des pratiques culturelles.
On ne fait pas que jouer en solitaire « collé » à son écran mais on échange, on partage, on se renseigne.
Chez nous, bien des parents applaudiraient à tout rompre si un gouvernement imitait les autorités chinoises…
Vraisemblablement. Le jeu vidéo reste un média particulièrement clivé entre joueurs et non-joueurs, la fracture entre eux est assez nette. Nombreuses sont les familles où les parents ne le pratiquent pas et gardent, par conséquent, des a priori négatifs par méconnaissance de la grande diversité des contenus qui existe aujourd’hui. Il est plus facile de recommander ou non un film à ses enfants quand on regarde soi-même des films. C’est le propre de tout nouveau média de susciter la peur, d’avoir du mal à être reconnu comme support de développement de pratiques culturelles. La radio et la télé n’ont pas échappé à cette mauvaise réputation. Le jeu vidéo reste dans l’imaginaire collectif un nouveau média, facilement accusé d’une bonne partie des maux de la société, de pousser à confondre réalité et fiction, d’être addictogène et d’isoler socialement les joueurs. En 2016, une enquête du ministère français de la Culture reléguait le jeu vidéo en bas de classement des activités considérées par les Français comme relevant du domaine culturel, juste au-dessus de la téléréalité.
Encadrer la pratique du jeu vidéo en fonction de l’âge est-il dénué de sens?
La question liée à l’âge est sensible. Le jeu vidéo est-il bon ou mauvais pour un enfant? Jouer à 5 ans à Fortnite avec des inconnus n’est sans doute pas ce qu’il y a de plus indiqué. Une norme européenne existe en la matière mais elle n’est qu’indicative et n’a pas force de loi. On peut le regretter. L’industrie du jeu s’autorégule et cette absence d’un regard porté par les pouvoirs publics nous dit quelque chose sur la perception du jeu vidéo dans nos sociétés – sans, bien sûr, aller jusqu’à adopter une politique aussi frontale et à prendre une mesure aussi radicale que celle décidée par les autorités chinoises. On peut tenter de cadrer l’industrie du jeu, on doit aussi pouvoir agir sur l’information sans pathologiser pour autant le jeu vidéo. Recourir à des messages préventifs tels que ceux diffusés à propos de la consommation d’alcool ou de tabac reviendrait à mettre le doigt dans l’engrenage d’une pathologisation d’une pratique culturelle, ce qui serait problématique.
Le plaisir vidéoludique reste perçu comme fondamentalement malsain…
Je dirais plutôt comme un plaisir un peu vide, superficiel, peu légitimé. Très longtemps, le jeu vidéo a été conçu comme un jouet sans importance et, même parmi les joueurs, rares sont ceux qui reconnaissent leur pratique comme une activité culturelle. La situation évolue, mais doucement. On trouve encore très peu le jeu vidéo dans les musées, les expos, les écoles.
Par contre, il existe désormais en Belgique francophone une formation universitaire qui lui est spécifiquement dédiée. N’est-ce pas un beau début de reconnaissance?
Le jeu vidéo, par sa complexité et l’intérêt qu’il suscite, est devenu l’un des médias les plus étudiés depuis quelques années. Le Liège Game Lab de l’ULiège (NDLR: un collectif de chercheurs sur le jeu vidéo, en partenariat avec la Haute école de la Ville de Liège et le Digital Lab de la Province de Liège) est le premier à organiser et à délivrer, depuis 2021, un certificat universitaire entièrement dédié à la culture vidéoludique et à son utilisation à des fins professionnelles. Mais entre la recherche académique et le passage à l’enseignement, il reste une grande différence.
Qu’est-ce qui peut vraiment inquiéter le gouvernement chinois dans le jeu vidéo en ligne?
Un jeu vidéo porte une vision du monde, comme tout outil de communication. Il peut produire, de manière plus ou moins explicite, des messages de nature idéologique mais les contenus me paraissent assez peu subversifs. L’industrie du jeu ne se fait d’ailleurs pas prier pour décréter ce que doit être un « bon » ou un « vrai » jeu vidéo, elle calibre certains contenus selon les marchés ciblés, ce qui peut être considéré comme une forme d’autocensure. Par ailleurs, certains jeux sont aussi des plateformes sociales qui favorisent les contacts et les discussions, des supports où on ne fait pas que jouer en solitaire « collé » à son écran mais où on partage, on se renseigne. On peut comparer la pratique du jeu à la lecture. Lire, ce n’est pas seulement se confronter à une page remplie de signes écrits. Le grand lecteur fréquente les librairies, il lit les critiques. Fortnite est devenu le nouveau skatepark, dit-on: on pratique, on s’y retrouve, on échange.
Olivier Servais, anthropologue (UCLouvain): « Des lieux d’évasion pour des jeunes que plus rien d’autre ne fait rêver »
L’ anthropologue Olivier Servais (UCLouvain), spécialiste de l’univers des gamers (1), relève que la Chine n’est pas le seul Etat que la pratique du jeu vidéo en ligne ne laisse pas indifférent.
Limiter l’accès des mineurs d’âge aux jeux vidéo en ligne pour lutter contre l’addiction: le gouvernement chinois se montre-t-il bien inspiré?
Je ne suis pas convaincu de l’effet favorable d’une telle décision sur l’addiction des jeunes au jeu, au contraire. Limiter le temps consacré au jeu vidéo en ligne risque d’enfermer encore plus sur eux-mêmes ceux qui s’y adonnent, en les privant de contacts avec d’autres joueurs, et ce au profit des jeux vidéo non connectés, pratiqués de manière individuelle et sur lesquels les possibilités de contrôle sont encore plus restreintes. Cette décision chinoise se fonde sur un imaginaire du jeu qui ne correspond pas à la réalité, à savoir que la pratique du jeu vidéo en ligne permet de déployer une sociabilité.
Le jeu vidéo en ligne ne nuirait-il pas à la santé mentale?
Je ne dis pas qu’il ne faut rien faire. Il existe une frange de joueurs qui pratiquent ces jeux vidéo de manière intensive, pathologique. Lorsque le jeu devient la première activité d’un individu durant une journée, la situation est problématique. Durant les confinements liés à la crise sanitaire, le jeu vidéo est devenu le meilleur baby-sitter au monde, le temps qui y a été consacré a explosé. Mais les parents devraient se poser les bonnes questions: à quoi les enfants jouent-ils, comment jouent-ils, etc. Des interrogations au moins aussi importantes que celle du temps passé à jouer.
Les parents sont-ils suffisamment armés pour appréhender ces questions?
Nous vivons dans des sociétés où l’on n’éduque pas assez à la pratique des jeux vidéo. On s’étripe sur les « cours de rien » ou les cours de citoyenneté dans l’enseignement mais à l’heure des fake news et des jeux vidéo, il serait temps de réserver dans les écoles une heure d’éducation aux médias, y compris aux plateformes de jeu vidéo, qui deviennent de véritables réseaux sociaux. Il y a là un réel déficit d’éducation dans le chef des parents comme des enseignants, ce qui débouche sur un libéralisme total, source de dérives. C’est regrettable car le jeu vidéo peut se révéler un formidable outil d’apprentissage, parfois plus puissant que certains autres supports, et gagnerait donc à être intégré dans une pédagogie.
L’ armée américaine a développé son propre jeu vidéo en ligne comme levier de recrutement et moyen d’améliorer son image.
Le jeu vidéo continue de pâtir d’une mauvaise réputation. Les doutes sur les bienfaits de sa pratique restent nombreux.
C’est exact mais, depuis cinq ou six ans, le regard porté sur le jeu vidéo en ligne évolue positivement avec l’émergence d’une première génération de parents gamers, socialisés par sa pratique. La culture vidéoludique n’est plus forcément dramatisée, l’e-sport bénéficie désormais d’un statut reconnu. Parmi d’autres choses, le jeu vidéo connecté peut aider à développer les compétences de négociations et les relations sociales. Les entreprises du jeu l’ont d’ailleurs compris en mettant au point des structures de jeu constitutives de sociabilité.
Est-ce cela qui inquiète en réalité les autorités chinoises dans le jeu vidéo en ligne? Un journal gouvernemental l’a qualifié d’ « opium mental ».
Les jeux vidéo en ligne sont aussi des lieux d’évasion pour des jeunes que plus rien d’autre ne fait rêver, et c’est le cas sous le régime chinois comme dans nos sociétés occidentales. Le jeu vidéo peut être subversif comme peut l’être Internet. Faut-il voir dans la décision des autorités chinoises une intention cachée de cibler les jeunes déviants ou critiques du système? Ce n’est pas impossible mais aucun élément ne permet d’étayer cette hypothèse. Accepter l’immixtion autoritaire d’un Etat contrôlant serait aux antipodes de nos valeurs et imposer des règles non contrôlables n’aurait d’ailleurs aucun sens. Mais il ne faut pas pointer particulièrement la Chine pour trouver des exemples d’utilisation du jeu vidéo par l’Etat. L’armée américaine a développé son propre jeu vidéo en ligne, America’s Army (NDLR: jeu vidéo de tir tactique multijoueur sorti dans sa première version en 2002) comme un levier de recrutement et un moyen d’améliorer son image.
(1)Jeu vidéo, opium du peuple?, par Olivier Servais, éd. Karthala, 158 p.
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