Jaak Raes © HATIM KAGHAT

Extrême droite en Belgique : « Un petit groupe s’arme pour la guerre civile »

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

Jaak Raes, administrateur général de la sécurité de l’État, s’inquiète du danger que représente l’extrême droite. Dans son rapport annuel de 2020, que Knack a pu consulter, l’extrémisme de droite y est plus d’une fois cité. Mais le rapport revient aussi sur d’autres dangers. Rare interview d’un homme qui se doit d’être discret.

En tant que chef de la sécurité de l’État, Jaak Raes doit faire preuve de la plus grande discrétion, mais Knack a réussi à le convaincre de donner une interview d’une heure et demie sur son dernier rapport annuel.

Monsieur Raes, le terme « extrême droite » et ses variantes apparaissent 72 fois dans votre rapport annuel. Cela semble inquiétant.

Jaak Raes : Je suis très inquiet à ce sujet, comme le sont mes collègues des pays voisins. Ils y sont d’ailleurs encore davantage confrontés que nous. Le fait que, par exemple, le mouvement identitaire en France réussit à mobiliser les jeunes pour arrêter les réfugiés dans les Pyrénées « parce qu’ils veulent garder leur identité française » et pour mettre fin à la soi-disant surpopulation n’a rien d’anodin.

Craignez-vous des actions similaires ici ?

Il n’y a pas encore eu d’attaque d’extrémistes de droite, mais la probabilité que ces idées radicales gagnent du terrain augmente chaque jour.

Le rapport annuel mentionne un groupe d’une vingtaine de Belges qui s’arment et s’entraînent à l’étranger dans des camps spéciaux.

Nous connaissons ces participants. Ils s’entraînent, entre autres, dans des camps à l’étranger. Il s’agit parfois de camps d’entraînement légaux qui sont également utilisés par le personnel de sécurité, par exemple. Leur comportement n’est cependant pas encore très inquiétant, mais, bien sûr, nous les gardons à l’oeil.

Qui sont ces gens ?

Ce sont, entre autres, des citoyens qui se sont radicalisés pendant les confinements. Ils pensent que c’est la faute du gouvernement, que ce dernier leur a pris leur liberté, etc. Certains prétendent même que le gouvernement a injecté des puces en même temps que le vaccin pour les surveiller. Du grand n’importe quoi.

Dans votre rapport annuel, vous écrivez que « la tendance à l’armement s’inscrit dans le cadre de la préparation à ce qu’ils considèrent comme une guerre civile ou une guerre raciale inévitable ». C’est une déclaration pour le moins audacieuse.

Ce sont leurs mots. Ils pensent qu’ils doivent se préparer physiquement et s’entraîner à l’utilisation des armes et de la violence, car le gouvernement les abandonne et ne fait rien contre la soi-disant surpopulation. Ils en concluent qu’ils « doivent le faire eux-mêmes ». Ils polarisent et opposent les gens les uns aux autres. Cela s’est produit à Bilzen (où un incendie a été allumé dans le centre d’asile) ou encore pendant la pandémie en prétendant que les confinements sont la faute des musulmans parce qu’ils ne se font pas vacciner. Ils sèment en permanence et très délibérément la méfiance dans la société.

Que faites-vous à ce sujet ?

Nous continuons à les surveiller attentivement et, si nécessaire, nous prenons des « mesures de perturbation », comme le partage des informations avec d’autres services ou autorités gouvernementales.

Et c’est tout ?

Dans certains cas, nous isolons ces personnes en les invitant pour une « bonne conversation ». Nous leur disons qu’ils sont surveillés, et nous leur disons ce que nous savons d’eux. En d’autres termes, on leur montre qu’ils sont démasqués. Une telle conversation dite de sensibilisation suffit parfois à modifier leur comportement.

Cela arrive-t-il souvent ?

(sec) Régulièrement.

Le passage sur les camps d’entraînement étrangers fait penser à la prise d’assaut du Capitole à Washington par les partisans de l’ancien président américain Donald Trump.

Effectivement. Certaines personnes étaient tellement radicalisées qu’elles ne pouvaient plus penser clairement et cela a encore été renforcé par l’hystérie de masse. Nous ne connaissons, pour l’instant, rien de tel en Belgique. Les États-Unis sont en avance sur nous sur ce point, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas un tel terreau ici.

Gardez-vous un oeil sur un groupe comme « Schild & Vrienden » autour de Dries Van Langenhove (Vlaams Belang) ?

(long silence) Dois-je répondre à cette question ? Je ne peux pas vous donner d’informations concrètes à ce sujet, mais en tant que service de renseignement, nous devons remplir un certain nombre de missions légales. C’est ce que nous faisons. Je ne veux pas vivre ce que certains de mes collègues étrangers ont vécu. Je n’aimerais pas avoir à expliquer devant la prochaine commission d’enquête parlementaire que nous n’étions pas au courant de l’existence d’un groupe de personnes qui s’armaient, s’entraînaient, appartenaient à un mouvement d’extrême droite et échangeaient des messages sur des forums autour du fait qu’un jour, ils prendraient le pouvoir pour ramener l’ordre dans ce pays.

Avez-vous déjà invité un politicien d’extrême droite pour une « bonne discussion » ?

(riant) Ha, c’est la question que j’attendais. Mais je peux vous dire avec une certitude absolue que la Sécurité d’État ne suit aucun politicien ou parti politique. C’est interdit, d’ailleurs. Ce que nous faisons, c’est protéger les hommes politiques s’ils sont menacés ou s’ils sont utilisés par des tiers pour influencer certaines décisions politiques ou économiques. Cela arrive plus souvent qu’on ne le pense. Parce que Bruxelles compte tant d’institutions internationales, il y a beaucoup d’espionnage et de lobbying ici. Ce sera notre principale priorité dans les années à venir.

Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Lorsque j’ai pris mes fonctions en 2014, j’ai dit au Conseil national de sécurité que nous ne pouvions pas avoir 50 priorités. La lutte contre le terrorisme était alors la priorité numéro un. Cette menace n’a pas disparu, mais j’ai convenu avec l’actuel ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD) de réorganiser quelque peu les priorités et d’accorder plus d’attention à l’espionnage et à l’ingérence.

L’extrême droite est-elle principalement un problème flamand, comme le prétendent certaines personnes en Wallonie ?

C’est une illusion de penser ainsi. Le mouvement identitaire français, que je viens de mentionner, a également des adeptes en Wallonie. Mais, c’est vrai que sur les réseaux sociaux, on voit l’extrémisme de droite apparaître davantage en Flandre qu’en Wallonie. Il y est aussi présent, mais de façon plus souterraine.

Dans le rapport annuel, vous écrivez également que l’extrême droite unit ses forces.

Cela nous inquiète. Nous trouvons dangereux ceux qui se préparent à la bataille et se mobilisent pour elle. L’extrémisme de droite se concentre fortement sur le nationalisme, les demandeurs d’asile et les réfugiés et ne fait guère de distinction entre l’activisme contre les demandeurs d’asile et l’activisme contre l’Islam. Toute personne dotée d’un peu d’esprit critique peut voir clair dans leur jeu, mais les gens ne se demandent pas toujours si un discours est factuellement correct. Et, ai-je malheureusement remarqué, certains membres de la presse ne sont pas trop critiques non plus.

L’extrême gauche est à peine évoquée dans votre rapport. L’extrémisme des anarchistes radicaux et des communistes révolutionnaires est-il négligeable ?

Il s’agit d’un très petit groupe, mais nous suivons tous les extrémismes qui luttent contre notre État constitutionnel démocratique, quel que soit le nombre d’adhérents. Un petit groupe d’anarchistes a commis des actes de vandalisme et allumé des incendies. Pensez au vandalisme sur le chantier de la prison de Haren. Des antennes GSM ont également été incendiées, car on pense qu’ils sont utilisés pour manipuler le comportement des gens, etc.

Il est frappant de constater que les « écologistes radicaux » sont considérés comme une menace d’extrême gauche.

Nous ne traquons pas systématiquement les militants écologistes, mais certains extrémistes de gauche considèrent l’État capitaliste comme le grand responsable de la détérioration de notre environnement. Lorsque la violence fait surface dans les actions environnementales, elle peut devenir dangereuse.

La militante Anuna De Wever n’a pas encore été invitée à une « bonne conversation » ?

Non (rires). Ce n’est pas mon travail de suivre les personnes qui manifestent légitimement pour le climat. Mais il est de mon devoir de veiller à ce que ce mouvement ne soit pas infiltré par des agitateurs extrémistes de gauche qui veulent faire dérailler des manifestations pacifiques.

Quel regard portez-vous sur l’affaire Conings ? L’approche et le traitement par le SGRS (Service général du renseignement et de la sécurité) ont été fortement critiqués.

Conings est un exemple de quelqu’un qui a déraillé. Toute organisation est vulnérable à cet égard. Je ne peux jurer qu’il n’y a pas ce genre de personnes parmi ceux qui travaillent ici. Vous ne pouvez que garder un oeil sur les signes extérieurs de déraillement, et c’est ce que nous faisons. Si Conings est devenu ce qu’il était, il doit y avoir eu des facteurs de radicalisation autour de lui. Je suis prudent lorsque je dis que l’extrême droite en tant que phénomène peut s’épanouir dans certains milieux militaires. L’armée n’est qu’une partie de la société, n’est-ce pas ? Lorsqu’un soldat enlève son uniforme après sa journée de travail, il est un civil et devient, pour ainsi dire, notre affaire. Vous ne pouvez donc pas continuer à diviser le travail en une partie militaire et une partie civile.

Votre collègue allemand s’inquiète de la radicalisation des anti-vax. Sont-ils surveillés dans notre pays aussi ?

Les anti-vax ne veulent pas être vaccinés, et c’est leur droit. Tant qu’ils ne menacent pas notre sécurité nationale, ils ne portent qu’une lourde responsabilité pour leur propre vie. C’est d’un autre ordre que la menace du terrorisme ou de l’islamisme.

Ne constituent-ils pas une menace pour la santé publique en général ?

(laconique) La santé publique ne figure pas sur la liste de nos missions démocratiquement établies.

Récemment, le député conservateur britannique David Amess a été assassiné. En 2019, un néo-nazi a assassiné le politicien chrétien-démocrate allemand Walter Lübcke. Les politiciens belges sont-ils en danger ?

Depuis la pandémie, il y a eu un certain, euh, échauffement en ligne. Nous avons évidemment des techniques et des mécanismes pour protéger un politicien dont la vie est menacée. L’Unité de coordination pour l’évaluation des menaces (Ocam) évalue les risques, entre autres sur la base des informations que nous fournissons. Si une protection physique est nécessaire, les mesures de sécurité sont partagées avec les services de police fédéraux ou locaux par l’intermédiaire du Centre de crise. Un certain nombre de personnes ont déjà été relocalisées parce que la menace était si grave qu’elles ne pouvaient plus rester dans leur propre environnement.

Y compris les politiciens ?

Non.

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