© Renaud Callebaut

Edouard Gardella, sociologue: « Il y a des tensions entre intimité, intégration et violences »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Le sans-abrisme, en progression, constitue un casse-tête pour les élus. Le respect de l’autonomie des personnes sans abri implique de leur permettre de vivre en rue. Mais le respect de leur dignité impose de les en faire sortir. Trouver l’équilibre dans ce conflit de valeurs n’est pas simple…

Al’automne dernier, la Fondation Roi Baudouin, associée à la KULeuven et à l’ULiège, a entrepris de recenser le nombre de personnes sans abri à Arlon, Liège et Gand, ainsi que dans la province de Limbourg. Louvain et la région de Bruxelles-Capitale se sont jointes au mouvement. Objectif: mieux cerner le phénomène pour mieux s’y attaquer. Comme partout en Europe, la tendance est à l’augmentation du sans-abrisme. A Bruxelles, par exemple, on recense 27% de plus de personnes sans abri qu’en 2018. Sans tenir compte du sans-abrisme caché, qui voit nombre d’adultes, jeunes et enfants dormir chez des tiers ou dans un véhicule, sans disposer de vrai logement. On peut désormais stocker les documents d’identité et administratifs des sans-abri dans le cloud. Mais ils continuent à vivre dans la rue. Plongée dans ce monde parallèle, avec Edouard Gardella, sociologue spécialiste de la question.

BIO EXPRESS

  • 1981: Naissance à Auxerre.
  • 2007: Master en sociologie à l’Ecole normale supérieure de Cachan.
  • 2016: Chargé de recherches au CNRS.
  • 2014: Obtention de sa thèse de sociologie: « L’urgence sociale comme chronopolitique. Temporalités et justice sociale de l’assistance aux personnes sans abri en France depuis les années 1980 ».
  • 2018: Publication du rapport « Le sans-abrisme comme épreuves d’habiter » (avec Amandine Arnaud).

Quelles explications peut-on apporter à cette augmentation du sans-abrisme, un peu partout en Europe?

Il faut d’emblée souligner que l’on manque d’outils pour cerner objectivement le phénomène et le chiffrer. Des statistiques fiables devraient d’ailleurs être collectées au niveau européen: il faut des chiffres précis pour proposer des réponses précises. Cela dit, les mécanismes qui expliquent cette mise à la rue sont connus des associations actives sur le terrain: loyers trop élevés, manque d’offre de logements sociaux, manque de places dans les hébergements sociaux. Les causes du sans-abrisme, visible ou invisible, sont macrosociales. Le secteur associatif et public manque de moyens: cela relève du discours connu mais il est réel. Une autre cause majeure du sans-abrisme depuis quinze ans, ce sont les flux migratoires. C’est ce qui explique que l’on rencontre davantage de femmes et d’enfants vivant dans la rue. Le problème, c’est que la politique d’accueil n’est pas à la hauteur pour héberger les demandeurs d’asile. Il n’y a pas assez de places pour eux et encore moins pour les personnes déboutées, qui se retrouvent en situation irrégulière. Celles-ci relèvent alors de l’urgence sociale mais là encore, les acteurs de terrain dénoncent un manque de moyens.

Plus les flux migratoires vont s’intensifier, plus la question du sans-abrisme va se poser au niveau européen.

Dès lors qu’il est acquis qu’on ne devient pas SDF par choix, c’est bien la responsabilité de l’Etat qui est questionnée par rapport à cette population?

Oui. C’est une évolution historique majeure depuis la fin du XIXe siècle en Europe occidentale. A l’époque, les « vagabonds » ou « clochards » étaient considérés comme responsables de leur situation et désignés comme étant la cause de leur absence d’ancrage dans une ville, une communauté, un quartier. A l’époque, soit l’Etat menait à leur égard des politiques répressives en les envoyant en prison, soit il les obligeait à travailler en échange d’une assistance. Les choses ont bien changé: une grande partie de la société et l’Etat considèrent aujourd’hui que les SDF ne le sont pas par choix mais sont victimes de différents processus (chômage, logements trop chers, problèmes de famille…). C’est donc la solidarité nationale qui doit répondre aux problèmes qu’ils rencontrent. Les réponses vont dans le bon sens, estiment de nombreuses associations, mais elles sont insuffisantes.

Edouard Gardella, sociologue:
© Renaud Callebaut

Les SDF sont supposés disposer des mêmes droits que tout le monde et les voir garantis par l’Etat. Un sans-abri pourrait-il attaquer l’Etat en justice au motif que ce n’est pas le cas?

En France, en droit, un SDF peut attaquer l’Etat en justice si celui-ci ne lui fournit pas un logement pour lequel il est reconnu prioritaire, ou un hébergement. Dans ce cas, l’Etat peut être condamné à se payer une amende… à lui-même. Entre 2009 et 2015, des associations de défense des personnes sans abri ont d’ailleurs fait condamner l’Etat. Puis il y a eu un retournement de jurisprudence: les juges ont eu tendance à considérer que les préfectures fournissaient suffisamment de places et que s’il en manquait tout de même, la faute n’en incombait pas aux pouvoirs publics. Depuis cinq ou six ans, on est ainsi passé d’une obligation de résultat pour l’Etat à une obligation de moyens. Que l’Etat doive fournir des logements en suffisance n’est pas acquis.

Puisque l’Etat est censé veiller sur les personnes sans abri, comment expliquer la floraison, dans l’espace public, de mobilier anti-SDF, pensé pour les empêcher par exemple de s’y allonger?

Il faut voir la société comme tiraillée entre différents courants. Il est intéressant, d’un point de vue sociologique, de relever que les dispositifs anti-SDF existent mais qu’ils sont dénoncés par certains groupes sociaux qui les jugent indignes d’une ville hospitalière pour ceux qui n’ont pas accès au logement. Par exemple, en France, depuis quelques années, le groupement d’avocats intitulé le Barreau des rues essaie de monter des actions pour défendre le droit des SDF à être installés dans l’espace public et à disposer d’affaires personnelles qui ne soient pas systématiquement enlevées par la police.

La situation est cornélienne pour les élus: soit ils rendent l’espace habitable pour les SDF, ce qui revient à installer durablement la pauvreté dans l’espace public, soit ils ne font rien, ce qui plonge les SDF dans l’indignité…

C’est là la dimension politique du sujet. Plusieurs normes de justice se bousculent. La première, d’égale dignité, pose qu’il est juste de tenir compte de la parole des SDF et de leur autonomie. D’un point de vue moral, ils sont identifiés comme égaux aux autres citoyens, donc ils ont le droit de vouloir s’installer dans l’espace public. Mais une autre norme de justice entre parfois en conflit avec la première. Elle stipule que notre société doit sortir de la rue les personnes sans abri et les faire accéder à des habitats décents. On peut voir cette tension comme un conflit de dignités.

Les SDF refusent parfois de quitter la rue parce qu’elle incarne non seulement leur lieu de vie mais aussi l’écrin de leurs liens. Un logement plus confortable leur paraît donc moins attractif parce qu’ils considèrent qu’ils y seraient perdants sur le plan relationnel?

Il y a une tendance à considérer que les sans-abri sont désocialisés dès lors qu’ils sont perçus comme victimes de processus d’exclusion. Mais c’est aller trop loin si la désocialisation évoquée est considérée comme équivalent à une rupture de liens sociaux. De mes enquêtes, il ressort que les SDF sédentarisés dans l’espace public sont intégrés dans des groupes sociaux: ils sont en contact avec d’autres groupes de pairs, des passants avec qui ils discutent, des commerçants ou des voisins. Certains de ceux-ci vont jusqu’à lancer des pétitions pour maintenir des SDF dans l’espace public dont ils sont menacés d’expulsion par les forces de l’ordre. Donc non, les personnes sans abri ne sont pas désocialisées. Elles refusent peut-être de vivre en hébergements sociaux parce qu’ils ne sont pas de bonne qualité mais surtout en raison de la qualité des liens qui leur manqueraient là-bas.

Quelle est la position des habitants des villes par rapport aux SDF?

Mon travail montre que la société civile, dans sa grande majorité, partage les idéaux de justice, de respect et de dignité à l’égard des personnes sans abri. Ça se voit dans l’engagement bénévole de bon nombre de citoyens: avec la crise du coronavirus, davantage de gens s’investissent dans les maraudes pour apporter de la nourriture aux SDF et leur proposer des formules d’accueil. Pourquoi pas, si cela convient aux principaux concernés? Le problème, c’est comment concilier leur intégration dans l’espace public et leur intégration dans un habitat décent. C’est la question à laquelle se heurtent les travailleurs sociaux. La réponse passe par plusieurs solutions: il faut d’abord plus de moyens mais il faut aussi réfléchir à la prise en compte des relations que les SDF nouent en vivant dans la rue. C’est une erreur de considérer qu’on peut les déplacer d’un point à un autre sous prétexte qu’ils n’auraient aucun lien.

Quand les personnes sont respectées dans leur dignité, elles sont davantage disposées à sortir de la rue.

Vous prônez la création de lieux d’accueil familiers, qui permettraient aux sans-abri de maintenir leurs liens sociaux et d’en nouer de nouveaux. Ça vous paraît possible?

C’est possible et c’est d’ailleurs déjà le cas un peu partout en Europe. On voit les travaux d’humanisation des hébergements sociaux qui sont entrepris pour transformer de vastes dortoirs en espaces plus personnels et plus individualisés. C’est la même logique qui prévaut avec le principe du housing first, c’est-à-dire l’attribution d’un logement dans la durée, garant d’intimité et d’autonomie, préalablement à toute réintégration sociale. Dans ce contexte, les anciens sans-abri peuvent accueillir des visiteurs chez eux et maintenir leurs liens d’avant. J’ai rencontré des ex-SDF désormais hébergés qui recevaient chez eux des amis de rue, tout en retournant parfois dormir avec eux dehors certaines nuits, avant de rentrer chez eux. Ce n’est pas utopique. L’idée est de prolonger la réflexion dans cette direction afin de pouvoir adapter les moyens aux principes de justice en vertu desquels les SDF doivent être respectés, émancipés, et à l’abri des dégradations physiques liées à la vie en rue. Cette vie est en effet marquée par les violences, au point que, en France, l’âge auquel décèdent les sans-abri ne dépasse pas 49 ans en moyenne.

Edouard Gardella, sociologue:
© getty images

Peut-on considérer que les SDF dérangent parce qu’ils s’approprient un espace public qui est censé n’appartenir à personne? Ou parce qu’ils exposent une précarité insupportable pour une partie de la société?

Je ne sais pas. Ceux qui demandent aux pouvoirs publics de déplacer des SDF invoquent un argument d’hygiène, se disent importunés par la mendicité, ou avancent que leur présence peut faire fuir les clients des commerces. On observe en tout cas que certains espaces publics sont plus réticents que d’autres à accueillir des SDF. Plus le lieu est investi au niveau symbolique et économique par les pouvoirs publics, plus il est hostile à l’installation des SDF. Il n’y a pas du tout de SDF devant les banques d’affaires, par exemple, ni devant les lieux de pouvoir. Ou s’il y en a, ils sont vite évacués.

Pour les SDF, est-il plus intéressant de se rendre visibles ou invisibles?

Se rendre visible, c’est pouvoir accéder à la mendicité, donc recevoir de l’argent ou de la nourriture. C’est aussi favoriser les échanges avec les passants et l’intégration dans le quartier. Mais on s’expose alors à des violences et à un manque d’intimité. Ces risques de violences conduisent les SDF à choisir des lieux plus en retrait dans les villes pour être moins visibles (NDLR: ce que confirme l’enquête de la Fondation Roi Baudouin. A Bruxelles, les personnes sans abri se déplacent nettement du centre-ville et des pourtours des trois principales gares pour s’éparpiller dans des communes moins centrales). Loin de la foule, il est peut-être plus facile d’aménager des baraquements et de s’assurer une certaine intimité mais en même temps, il y a là aussi un risque de violences parce qu’on est parfois plus protégé quand on est sous les regards. Il y a donc des tensions entre intimité, intégration et violences. Il n’y a pas de solution magique.

A Bruxelles, des infirmières de rue veillent sur les sans-abri, des maraudes sont organisées et des douches mobiles leur sont proposées. Certains se demandent si c’est le meilleur moyen de convaincre les SDF de quitter la rue…

Comment aménager la rue en protégeant les SDF contre la dégradation physique, morale et psychique, c’est la question que se posent sans cesse les professionnels. Le raisonnement qu’ils suivent est que plus les personnes sont respectées dans leur dignité, plus elles seront disposées à sortir de la rue. Même si cela peut paraître contre-intuitif. Le raisonnement inverse établit que moins on leur donnerait, plus elles manqueraient de ressources et plus elles bougeraient vers des hébergements. Ça ne marche pas comme ça.

Comment agir préventivement pour lutter contre le sans-abrisme?

Il y a peu de travaux là-dessus, à ma connaissance. Mais quand on se penche sur la trajectoire des personnes qui arrivent à la rue, on observe au niveau statistique qu’une grande proportion des SDF ont été placés en institutions pendant leur enfance. Dans la population globale, 3% des gens en sont passés par là. Parmi les SDF de 18 à 35 ans qui ont été interrogés, cette proportion est de l’ordre de 25%. C’est un véritable enjeu: accompagner les jeunes à la fin de leur prise en charge par les services sociaux de protection de l’enfance. Là encore, les moyens manquent. En dehors des flux migratoires, c’est l’un des principaux pourvoyeurs de sans-abrisme. Il y a aussi les expulsions de logements sociaux qui jouent mais dans ce cas, il existe davantage de dispositifs pour éviter que ceux qui en sont victimes aillent directement à la rue.

La Fondation Abbé Pierre a conçu une déclaration des droits des sans-abri. C’est efficace? Symbolique?

Symbolique, mais ça peut être efficace aussi, y compris au niveau européen. Car plus les flux migratoires vont s’intensifier, plus la question du sans-abrisme va se poser à ce niveau.

Vous défendez l’idée d’un droit à habiter. En quoi différerait-il d’un droit au logement?

Le droit au logement n’est pas accessible aux sans- papiers. Or, la norme de secours doit être inconditionnelle. Le droit à habiter mérite donc réflexion. Les personnes sans abri auraient le droit de s’installer dans des habitats décents à long terme, garantissant leur intimité, et cela quel que soit le statut de l’habitat, en logement ou en hébergement social.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire