Sleeping by the Lion Carpet, Lucian Freud, 1995 -1996, (228,6 cm × 121,3 cm). © Lewis Collection - debby termonia

Derrière le flipper de Bernard Hislaire

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Bernard Hislaire, dessinateur et scénariste, auteur de la saga Sambre.

De leur belle demeure, on aurait dit jadis :  » Sans doute une maison d’architecte.  » Plus Art déco que Waterloo, c’est un bâtiment tout en angles, dont le style intérieur oscille entre boiseries et verreries, ciment au sol et briques argentées. Initialement, Bernard Hislaire (à la ville) ou Yslaire (son nom d’auteur) et son épouse comptaient s’installer à San Francisco avant de battre en retraite face aux prix du marché et de se replier sur Barcelone, sa petite soeur européenne. Finalement, ça fait vingt ans qu’ils habitent à Waterloo, précise l’auteur de bande dessinée, toujours très amusé des vingt kilomètres qui le séparent de Bruxelles, son point d’origine. Récemment, signale-t-il, la maison a été agrandie ; des transformations qu’il a dessinées lui-même et qui accentuent ce doux mélange entre passé et modernité. C’est chic, mais plein de vie : il y a des tartes sucrées sur la table haute, du vin probablement entamé durant le week-end et qui fera gentiment sa semaine, des bijoux, un miroir à maquillage et des paires de lunettes posées à côté de tablettes de chocolat.

Occupé à préparer un café, Bernard Hislaire confie s’être torturé, la veille, durant toute la soirée, pour sélectionner ses oeuvres d’art préférées. Finalement, il s’est résigné : il les a toutes gardées.  » On verra ce qu’il en reste lorsqu’elles seront passées au tamis de cette conversation, je vous laisse faire le tri « , lâche-t-il tout sourire, en s’installant face au jardin. Plus qu’une interview, c’est une conversation que nous offre le père de Sambre et de Bidouilleet Violette, entre autres. Un dialogue, souvent monologue en fait, qui prend vite des allures d’une partie de flipper. Il suffit de tirer sur le lance-bille pour démarrer le jeu, rarement pour le relancer tant le dessinateur et scénariste sait faire durer une partie avec une seule boule. Les trous du plateau du jeu, c’est comme les tiroirs de sa réflexion : il en ouvre un, part dans l’autre, revient sur son chemin, emprunte à l’histoire, avant de finir par atterrir sur la religion, l’amour et la philosophie. Puis de commencer une nouvelle partie.

En tout cas, c’est vraiment très difficile de choisir, répète-t-il :  » Les oeuvres d’art, c’est comme la vie. Vous découvrez des choses, vous les aimez, vous en désaimez ensuite certaines avant d’en découvrir de nouvelles et d’aimer à nouveau.  » Le jeu commence, le plateau s’allume, la bille s’élance et atterrit dans la case  » enfance  » d’Hislaire-Yslaire.

Warhol : tilt

S’il fallait commencer quelque part, ce serait sans doute avec Rubens, le peintre affectionné par ses parents. Un souvenir d’une Descente de croix aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, un cauchemar pour un gosse, d’autant plus pour un gamin malheureux dans son enfance. Bernard Hislaire partage l’opinion du philosophe Bernard-Henri Lévy sur le fait qu’il n’y a fondamentalement que deux sortes d’artistes : des gosses, comme Brasse-Bouillon élevé par des mères Folcoche, du nom de la marâtre de Vipère au poing, le roman autobiographique d’Hervé Bazin, et des enfants chéris. Des extrêmes, dont les meilleurs exemples pour le dessinateur sont à trouver en littérature dans les personnes de Michel Houellebecq et BHL justement. Soit des gens omnipotents parce que gavés d’amour ou, au contraire, des hommes avec le coeur en charpie, des écorchés vifs mais qui ont réussi à faire quelque chose de leur souffrance. Une certaine forme de résilience qui leur permet alors de faire des allers-retours entre leur douleur intérieure et les  » autres « . Un peu à l’inverse des aliénés ou des fous de l’art brut, ajoute-t-il, un art magnifique mais où on se rend très bien compte de l’impossibilité de l’artiste de communiquer avec le monde ; le fou reste seul, prisonnier de son coffre-fort personnel, enfermé dans son labyrinthe intérieur.

Bing, la bille croise un bumper et file dans le trou de l’adolescence. Bernard Hislaire poursuit sur sa scolarité qui l’a mené très rapidement à la BD. Brillant élève, couronné chaque année, il s’évade néanmoins en faisant du dessin dans lequel il se plaît à raconter des histoires. Au point de poursuivre ses secondaires à l’école artistique Saint-Luc, à Bruxelles. Le grand écart, entre le classicisme hérité de sa famille et le petit vent de révolution qui souffle depuis Mai 68. Il découvre la vie, monte un groupe de rock et découvre, grâce à un de ses profs, l’art non officiel, celui qu’on n’enseigne jamais et dans lequel Andy Warhol tient déjà la place.  » Warhol, c’est le fossoyeur de l’art moderne. J’éprouve des sentiments mitigés à son égard : c’est un monstre et un génie. Il a véritablement prophétisé ce qu’allait devenir la société. C’est intéressant parce qu’à l’époque, le monde culturel se partageait entre Warhol, le diable, et Lennon, l’ange.  » Pour Bernard Hislaire, le père du pop art américain n’était à la base qu’un  » mec qui se faisait prendre en photo avec des célébrités avant de décliner à l’infini le même produit sur des tas de photos, de couleurs différentes. En abolissant la représentation « unique » ou singulière du sujet, Warhol a tué l’art. Après ça, que pouvait-il en rester à part le marketing et le célèbre quart d’heure de célébrité ?  »

Freud : extra ball

Mais à tout fossoyeur, un sauveur. Et pour Bernard Hislaire, c’est le peintre Lucian Freud :  » Si Warhol détruit l’idéal, Freud réintroduit la vérité de l’homme à travers la représentation de son corps dans ce qu’il a de plus touchant, de plus pesant mais, surtout, de plus vivant ; Freud, c’est l’une des expressions les plus ultimes de cette part d’humanité.  » Très en verve, le papa de Sambre explique que, de la même manière que la figuration disparaissait des radars après 1945, la représentation du nu – exercice phare de l’art du dessin- avait été complètement bannie de  » l’art officiel « . Véritablement traumatisé par les images des corps nus et décharnés retrouvés dans les camps de concentration, les gens n’étaient plus capables d’appréhender un nu sans y voir le spectre de la Shoah. Or, estime Bernard Hislaire, le nu est l’un des plus beaux genres en soi et le fondement de l’académisme et de l’apprentissage du dessin.  » Après l’alunissage, la redécouverte du nu est sans doute la plus belle aventure du xxe siècle. Si, dès 1968, l’art se ré-érotise, avec Lucian Freud, il renoue enfin avec la « représentation », l’art de « re-présenter » et de rendre à nouveau présent l’homme pour l’homme.  »

Un arrêt par le stopper, 500 points, et la bille rebondit sur la représentation, l’image et le talent de rendre compte du monde. Et si l’art n’était finalement que cela ? Bernard Hislaire secoue son grand corps et s’expédie dans les tréfonds de sa pensée. S’il est vrai que l’art est une image qui, au départ, visait à représenter Dieu, puis les bourgeois, avant les batailles et le nu, c’est néanmoins beaucoup plus que ça, assure-t-il alors :  » L’art nous dit en réalité beaucoup plus de choses qu’il ne nous montre. Sinon, clairement, ce ne serait que de la publicité. C’est exactement ce que disait Nietzsche : « L’art est la seule chose qui nous sauve de la vérité. » Je trouve cette phrase fabuleuse. Elle exprime bien le fait que l’art vit dans l’interstice qui se niche entre la réalité et le mystère.  »

Révolution bolchévique : game over

Fou d’histoire, Bernard Hislaire y recourt souvent dans ses bandes dessinées, comme la très célèbre Sambre, un drame historique qu’il dessine et scénarise depuis trente ans et dont le 9e tome vient de sortir ( Celle que mes yeux ne voient pas, Glénat, 72 p.). L’auteur saute soudain sur la révolution bolchévique et l’échec cuisant de la belle utopie qu’était le communisme. L’échec des rouges, selon lui, c’est de n’avoir gardé de Nietzsche que  » Dieu est mort  » et ne pas avoir entendu cette autre maxime du philosophe :  » L ‘humain est un fil tendu entre l’animal et l’invisible.  »  » On ne peut réduire l’homme à des calculs mathématiques et rationaliser le matériel pour déterminer ce dont il a besoin, l’humain est au-delà de ça. C’est ce nihilisme qu’on observe dans la peinture de Malevitch qui, finalement, n’est plus de l’art mais une représentation politique de ce principe.  »

Mais Dieu mort (déjà dans les tranchées en 1914, rapporte Bernard Hislaire, qui vient de terminer un ouvrage sur le sujet), c’est aussi l’explosion de la multiplicité des points de vue. Comme il n’y a plus personne au sommet, il n’y a plus d’élitisme non plus ! tonne-t-il.  » Or, l’élitisme n’a rien à voir avec la démocratie. La démocratie, c’est la théorie politique de l’égalité mais, transposée à l’art, celle-ci aboutit à « tout vaut tout », à condition que l’artiste exprime une pensée. Du genre l’art minimal où on finit par faire tout et n’importe quoi !  »

Ce n’est pas que Bernard Hislaire trouve qu’il y ait des genres plus nobles que les autres mais il faut bien admettre, dit-il, que s’il n’y a pas de hiérarchie dans les arts, il est cependant de grands artistes ou non. Des hommes comme Rembrandt par exemple, qui toute leur vie ont creusé le sillon de leur être, parcourant les voies de la découverte de soi pour atteindre leur véritable singularité. Hislaire-Yslaire, lui, avoue être  » toujours en chemin « .

Lucian Freud (1922 – 2011)

Fuyant les nazis, ce petit-fils de Freud émigre à Londres dès les années 1930. A contre-courant des modes de son temps (le surréalisme, le modernisme ou l’abstraction), il se distingue toute sa vie pour ses grandes oeuvres figuratives. Peintre du réalisme cruel, il travaille inlassablement  » la chair humaine « , n’hésitant pas à la représenter dans toute sa séduction et sa fragilité.

Sur le marché de l’art : C’est le peintre allemand le plus cher, après Richter. Il vient de rejoindre le club très sélect des artistes ayant dépassé, pour une vente, les 50 millions de dollars avec Benefits Supervisor Sleeping, en 2015. Une précédente version s’était déjà vendue à plus de 19 millions d’euros en 2008. Un repère ? 100 euros investis en Freud en 2000 en valent désormais 525.

Autoportrait, Andy Warhol, 1986, (203,2 cm × 203,2 cm).
Autoportrait, Andy Warhol, 1986, (203,2 cm × 203,2 cm).© Tate Modern – photo News

Andy Warhol (1928 – 1987)

 » Good business is the best art.  » Une simple phrase mais qui résume la pensée du père du pop art américain. Désacralisant l’oeuvre d’art qu’il étend à tous les objets et sujets issus de la culture populaire, Warhol dénonce la dérive de la société de consommation américaine. Enfant de la pub, il est également connu pour son travail de plasticien, de producteur (The Velvet Underground), de réalisateur avant-gardiste et de fondateur de la Factory, à New York, un des premiers lieux collectifs de création artistique.

Sur le marché de l’art : Considéré comme l’un des artistes les plus chers du marché. Après avoir littéralement perforé le marché en 2007, puis en 2014, avec son Triple Elvis (73 millions de dollars), la cote de Warhol ne cesse pourtant de dégringoler depuis, accusant jusqu’à 13 % de perte en 2018.

Autoportrait aux deux cercles, Rembrandt, 1661 (114 cm × 94 cm).
Autoportrait aux deux cercles, Rembrandt, 1661 (114 cm × 94 cm).© Kenwood House Londres – getty images

Rembrandt van Rijn (1606 – 1669)

Né en Hollande, pays ô combien protestant, le peintre ne peut – comme ses confrères vivant dans des pays catholiques – bénéficier de commandes d’Eglise ou de son souverain, nettement plus porté sur la guerre que sur la peinture. Qu’à cela ne tienne ! Il se professionnalise dans le portrait de bourgeois et rencontre rapidement la gloire. Caractère difficile, collectionneur très dépensier, il mène une vie rythmée par des périodes de grande flamboyance et de catastrophes en série. Pourtant, il est sans conteste l’un des plus grands virtuoses du clair-obscur et capable d’exprimer  » la vérité de la vie « .

Sur le marché de l’art : Beaucoup d’oeuvres disponibles pour cette star des musées. Des peintures peinent à trouver acquéreur à 10 000 euros tandis que d’autres se chiffrent jusqu’à 30 millions.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire