En rue comme ailleurs, on assisté à une forme d'obéissance à une norme très contraignante en matière de comportements, relève Aude Lejeune. © BELGAIMAGE

Coronavirus: « Le discours de responsabilisation des citoyens explique sans doute leur obéissance »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour Aude Lejeune, chargée de recherches en sociologie au CNRS, à Lille, le caractère inédit de la pandémie, sa couverture médiatique et la formation surprise d’un gouvernement fédéral ont également forcé l’adhésion de la population au mot d’ordre de confinement généralisé.

Avec le recul, on peut s’étonner de la docilité avec laquelle la population a accepté de se soumettre à un confinement inédit et bouleversant pour sa vie quotidienne. Pourquoi, selon vous, a-t-on appliqué cette décision gouvernementale sans réflexion critique, même à considérer qu’il n’y avait pas de solution alternative ?

C’est en effet interpellant de constater à quel point il y a eu une forme d’obéissance à une norme très contraignante en matière de comportements, de lieux que l’on pouvait visiter, de personnes que l’on pouvait rencontrer, toutes règles qui touchaient intimement à notre vie privée. Aux Etats-Unis, en revanche, on a vu naître nombre de mouvements de revendications qui ont explicitement mis en cause l’idée des normes de confinement : pour eux, les entreprises et les individus devaient pouvoir décider en leur nom propre et l’Etat ne pouvait pas les contraindre à arrêter leurs activités. Chez nous, il y a certes eu des pratiques de contournement du confinement mais il n’y a pas eu de politisation ou de débat public sur ces pratiques de désobéissance. Personne n’a ouvertement contesté cette norme ni expliqué au nom de quel principe il la contestait. On en est pour l’instant réduit aux hypothèses sur le sujet car les diverses recherches socio- logiques en cours sur les raisons de la désobéissance n’ont pas encore livré leurs résultats.

Il y a eu une construction du danger et d’une psychose collective autour de cette maladie, avec un décompte journalier des hospitalisations, des décès et des entrées en soins intensifs.

La peur de la mort, menace extrême, pourrait-elle expliquer que les Belges, d’habitude frondeurs, soient devenus dociles ?

Dans ce cas, pourquoi les Belges auraient-ils eu plus peur que les Américains, par exemple ? Le caractère inédit de la pandémie et l’absence de recul par rapport à sa survenance, tant pour la population que pour les gouvernants, ont certainement joué. Mais il y a aussi eu un discours politique particulier en Belgique, qui a essentiellement misé sur la responsabilisation individuelle. Le gouvernement insistait sur l’idée qu’en restant chez soi, on préservait sa santé et celle des autres. En France, on a assisté à un discours beaucoup plus discriminant sur ceux qui ne respectaient pas les règles et risquaient ainsi de mettre la santé collective en péril. Etonnamment, avec des discours diamétralement opposés, on a observé un respect quasi similaire du confinement dans les deux pays. Il est d’autant plus difficile de comprendre pourquoi les citoyens se sont conformés à ces règles extrêmement contraignantes.

A Sacramento, en Californie, des manifestants refusent le confinement au nom de la liberté inscrite dans la Constitution et réclament une réouverture de l'économie.
A Sacramento, en Californie, des manifestants refusent le confinement au nom de la liberté inscrite dans la Constitution et réclament une réouverture de l’économie.© BELGAIMAGE

La situation politique belge au début de la pandémie était également particulière…

Oui. Revenons à l’exemple des Etats-Unis. Les mouvements anticonfinement y contestent l’efficacité de la mesure comme stratégie de lutte contre la pandémie mais estiment aussi que l’Etat n’a pas à interférer dans le monde des affaires et que la liberté individuelle doit primer. En Belgique, on a assisté quasiment à la situation inverse. C’est-à-dire qu’au début de la pandémie, après une longue incertitude politique et un premier Conseil national de sécurité à haut risque, une sorte de consensus s’est cristallisé. L’émergence d’un accord entre points de vue politiques généralement opposés et la formation d’un gouvernement, au-delà des clivages qui traversent le pays, ont de facto contribué à légitimer à la fois le contenu du message et ceux qui le portaient.

La couverture de la pandémie assurée par les médias peut-elle expliquer, au moins pour partie, la relative facilité avec laquelle le confinement a été accepté par la population ?

De fait, il y a eu une construction, notamment médiatique, autour de cette pandémie. Si la presse rapportait tous les jours les cas de cancers enregistrés dans le pays, ce sujet pourrait être bien plus préoccupant qu’il ne l’est actuellement. Donc oui, il y a eu une construction du danger et d’une psychose collective autour de cette maladie, avec un décompte journalier des hospitalisations, des décès et des entrées en soins intensifs. Dans la mesure où ce virus est très contagieux, il y a, sinon une culpabilisation forte du citoyen qui ne resterait pas chez lui, au moins une responsabilisation. D’autant qu’on peut identifier qui a contaminé qui. Les médias ont également joué un rôle très fort d’analyse et d’explication sur la maladie. Comme avec le concept du  » silo de confinement  » ou des quatre personnes que l’on pouvait rencontrer. La presse a alors traduit des décisions qui ne paraissaient pas claires aux citoyens.

Le suivi des règles de confinement ne doit-il pas beaucoup à la présence médiatique très forte des experts, supposés politiquement neutres ?

Au début de la pandémie, les experts et les politiques partageaient une même stratégie, présentée comme seule solution possible face à l’inconnue complète de cette situation, en s’appuyant les uns sur les autres. Une brèche s’est ouverte lorsque les experts ont expliqué que les politiques n’avaient pas suivi leur programme et avaient opté pour une autre vision du déconfinement, en prenant en compte d’autres critères que strictement médicaux. Cela a créé chez les citoyens une espèce d’incompréhension sur les principes supérieurs qui guidaient la décision : il y avait donc plusieurs stratégies possibles et plus une seule.

Dans une situation aussi inédite et menaçante, les populations aspirent-elles à un pouvoir fort ?

C’est difficile de savoir si elles aspirent à un pouvoir politique fort ou à une médecine forte, qui n’aurait qu’une seule vérité. En temps normal, la science est capable d’énoncer des vérités mais ici, la pandémie et sa médiatisation au jour le jour ont au contraire mis en évidence tous les tâtonnements de la médecine, la complexité de ses essais cliniques et de ses expérimentations. Ce serait intéressant d’investiguer, en fonction des caractéristiques sociales et psycho- logiques des citoyens, pour voir lesquels ont davantage douté de l’autorité de la médecine et lesquels considèrent, au contraire, que ce sont les politiques qui ont échoué à traduire cette incertitude en un seul message cohérent et clair.

Aude Lejeune.
Aude Lejeune.

Face aux citoyens, experts de la santé et politiques n’ont de toute façon pas le même rôle…

Ils ne portent pas le même message, en tout cas. Les scientifiques sont toujours restés en retrait par rapport à la mise en pratique de leurs suggestions, sur le port du masque, les tests, etc. On a assisté au fil de la pandémie à plusieurs revirements de situation : parfois, on avait l’impression que les médecins anticipaient la décision des politiques, et parfois, au contraire, les premiers critiquaient a posteriori les choix des seconds. On est passé plusieurs fois, entre les uns et les autres, de la légitimation à la contestation. On le voit à présent avec le questionnement sur le retour massif des enfants à l’école…

Ces revirements n’ont-ils par rendu le discours d’autant plus difficile à comprendre pour les citoyens, et donc les règles de confinement plus difficiles à admettre et à appliquer ?

A ma connaissance, aucun gouvernement n’a eu un discours clair et univoque depuis le début. Tout le monde a à peu près accepté l’idée d’une nécessaire flexibilité face à l’incertitude. Mais plus les normes paraissent illégitimes ou contradictoires, plus on peut se demander dans quelle mesure les gens ont toujours le désir de s’y conformer, ou non. Il serait intéressant de voir, en fonction de leurs caractéristiques sociales, quels groupes revendiquent le droit de décider pour eux-mêmes à quel moment les normes sont perçues, ou non, comme légitimes, et quels autres groupes ne les remettent pas en cause.

En début de confinement, on a beaucoup dit que la situation serait explosive dans certains quartiers, suspectés d’emblée de ne pas être prêts à respecter le confinement. Or, il n’y a pas eu d’explosion sociale et guère d’incidents.

On dit souvent que ça va chauffer dans les quartiers populaires, sur plein de sujets. Je ne dispose pas de statistiques mais il me semble que les contrôles de police ont été plus fréquents dans certains quartiers que dans d’autres. Il y a eu une espèce de stigmatisation, qui ne s’est pas révélée fondée.

Ces dernières semaines, des citoyens mécontents de certaines règles de confinement ont menacé d’attaquer l’Etat belge en justice, notamment pour obtenir le droit de retourner dans leur résidence secondaire. Cette attitude constitue-t-elle une forme de désobéissance ?

Quand ces citoyens-là sont tentés de désobéir, ils ne contournent pas les règles mais ils sont en mesure de les faire changer de manière à rester dans les normes. Ce sont des arrangements avec le droit et la justice qui permettent aux groupes dominants de plier le droit en fonction de leurs intérêts. Tout le monde ne peut mobiliser des ressources de cette manière pour obtenir gain de cause. Mais on sait – le gouvernement ne s’en cache d’ailleurs pas – que certains lobbys ont pesé dans la balance pour déconfiner, à leur profit. Une chose est de soulever les incohérences des décisions gouvernementales ; c’en est une autre de défendre en priorité ses propres intérêts économiques, ce qui revient à critiquer la légitimité du pouvoir. Pour l’instant, on ignore comment la population l’a pris et qui a été scandalisé par l’ordre du déconfinement. Mais ce serait intéressant de le savoir.

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