Comment certains huissiers s’enrichissent indûment sur les redevances de stationnement (dossier)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Contester ses redevances de stationnement reste un véritable casse-tête pour le citoyen lambda. Pourtant, les irrégularités existent bien. Plongée dans les méandres des perceptions.

Vous l’avez tout de suite repérée, coincée entre les pubs et la facture d’électricité. Dans la lettre qu’il vous adresse, l’huissier réclame le montant impayé d’une redevance forfaitaire de stationnement, majoré de
frais de rappels. Quelle redevance ? Quels rappels ? Vous êtes certain d’être dans votre bon droit mais, angoissé à l’idée d’avoir affaire à lui, vous payez la note. Vous auriez pourtant tout intérêt à vérifier que les montants qu’on vous réclame sont bien dus et que la procédure n’est entachée d’aucune erreur ou irrégularité. C’est ce qu’a fait une conductrice pugnace qui, au terme d’une longue procédure, a finalement obtenu la condamnation de l’étude d’huissiers et de la société en charge de la gestion du stationnement.

En mai 2019, elle reçoit un courrier lui demandant de s’acquitter d’une redevance forfaitaire de 21 euros,
soit le tarif en vigueur dans la commune où son véhicule a été contrôlé. Redevance à laquelle s’ajoutent
19,96 euros de frais liés à une première lettre de sommation et 15,10 euros de droit d’encaissement. Soit
un total de 56,06 euros. Le hic ? La conductrice a la certitude de n’avoir vu aucun papillon sur son parebrise, ni aucun rappel dans sa boîte aux lettres. Elle se lance alors dans une série de vérifications. Auprès de la Direction pour l’immatriculation des véhicules (DIV) tout d’abord, qui lui apprend que la société en charge de la gestion des parkings a mené des recherches le jour suivant le constat de stationnement. Elle n’a donc pas attendu l’envoi d’un premier rappel, ce qui est contraire au principe de « minimisation des données » que les communes, les sociétés concessionnaires ou les régies autonomes doivent observer. Une règle qui les oblige à ne consulter que ce qui est nécessaire, lorsque c’est nécessaire. Ce qui, en l’espèce, n’était pas le cas.

La conductrice s’adresse alors à ladite société ainsi qu’à l’étude d’huissiers pour exiger la preuve de l’existence de la redevance initiale, qu’elle n’a jamais vue, et celle du premier rappel, qu’elle n’a jamais reçu. Choses qu’ils n’ont pas pu fournir. Elle porte plainte auprès de l’Autorité de protection des données (APD) qui, en décembre 2020, condamne la société de gestion du stationnement à 50 000 euros d’amende et l’étude d’huissiers à 15 000 euros (cette dernière condamnation a été annulée en appel).

L’ APD a également été appelée à trancher dans un autre dossier relatif à la consultation de données
dans le cadre d’une affaire de stationnement. Cette fois, c’est la Ville de Courtrai et le SPF Mobilité qui
ont fauté. Alors qu’elle n’était plus compétente pour la politique de stationnement, en raison de la dissolution de la société autonome en charge de la gestion, la Ville a consulté la base de données de la DIV pour obtenir l’identité d’un contrevenant. Là aussi, les deux parties ont été condamnées. « D’autres
dossiers de ce type sont soit en cours, soit clôturés
. Mais ils ne sont pas forcément du ressort de la chambre des contentieux. Il peut s’agir de simples demandes d’information », précise-t-on à l’ APD.

Cas isolés ou abus répétés ? Combien d’autres irrégularités passent sous le radar ? Impossible à déterminer.

Cas isolés ou abus répétés ? Combien d’autres irrégularités passent sous le radar ? Impossible à
déterminer. Rares sont les personnes suffisamment outillées pour contester la légalité d’une redevance
et capables de s’y retrouver dans les méandres du système.

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Traque aux couacs

Les subtilités des réglementations, les petites failles et les entorses à la loi sont le quotidien de Me Vincent Dusaucy. Installé à Charleroi, l’avocat défend de nombreux dossiers en lien avec le stationnement géré par la Régie communale autonome (RCA) mandatée par la Ville. « Je me suis penché sur la légalité de son mode d’action. En effet, lors de sa constitution, elle n’avait pas publié par voie d’affichage le règlement communal qui instaurait ses statuts. Les tribunaux ont estimé que pour la période allant de 2012 à 2017, elle n’avait effectivement pas de personnalité juridique opposable aux usagers. »

L’avocat est ensuite revenu à la charge avec un autre motif d’annulation. Cette fois, c’est la scan-car qui était dans le viseur. Ce véhicule équipé de la technique ANPR permet, par reconnaissance automatique des plaques minéralogiques, de contrôler les tickets ou les abonnements en un temps record, jusqu’à 1 200 véhicules par heure. Autant dire qu’elle rapporte gros aux communes qui l’utilisent. C’est le cas de Charleroi, mais aussi de La Louvière et de la plupart des communes bruxelloises.

Là où ça coince, c’est que son utilisation est soumise à une réglementation très stricte que les communes n’ont pas toujours suivie à la lettre. La « loi caméra », entrée en vigueur le 25 mai 2018, stipule en effet que les caméras de surveillance fixes ou mobiles doivent être identifiables grâce à un pictogramme. « La justice de paix du premier canton, qui est suivie par les autres justices de paix de l’arrondissement de Charleroi, a considéré que pour la période allant du 25 mai 2018 au 19 janvier 2020, l’usage de la scancar
n’était pas légal étant donné que le véhicule n’était pas équipé de pictogramme », retrace Me Dusaucy.

Parking.brussels a été condamné : sa technologie ne permet pasde contrôler la présence de certaines cartes de stationnement pour les personnes handicapées.

Depuis, la régie a régularisé la situation. Quant au couac de pictogramme, il a été réglé en janvier 2020. Tout roule, alors ? Pas sûr… L’avocat carolo a flairé d’autres pistes, inspiré par un problème de timing soulevé lors d’un conseil communal à Schaerbeek.

« Il existe un autre problème, concernant cette fois l’avis positif du conseil communal qui est nécessaire pour faire usage de la scan-car. A Charleroi, le véhicule est utilisé depuis 25 mai 2017 mais le conseil communal n’a donné son feu vert qu’en avril 2020. Or, il aurait fallu qu’il le fasse avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi caméra. Pour moi, l’usage du scan pendant cette période a été fait en parfaite irrégularité. »

Les ennuis du bolide ne feraient-ils que commencer ? D’autres dossiers ont mis en évidence des problèmes de logiciel. Le 2 mai dernier, le tribunal de première instance a condamné parking.brussels, qui vérifie le stationnement dans plusieurs communes bruxelloises, au motif que la technologie utilisée ne permet pas un contrôle efficace de la présence des cartes européennes de stationnement pour les personnes handicapées. Le conducteur concerné, défendu par Unia et par le Collectif accessibilité Wallonie-Bruxelles (Cawab), avait ainsi reçu neuf demandes de redevances en l’espace de onze mois.

Par principe

La très grande majorité des conducteurs ne conteste pas les sommes dues pour la simple raison qu’ils admettent être en tort. Mais un petit nombre a fait du refus de s’acquitter de la redevance une question de principe, comme le confirme cet autre avocat. « Ces dossiers sont exclus du champ d’application de la garantie de protection juridique, c’est donc au client à payer les frais d’avocat pour une redevance de 25 euros. Quand on donne à ceux qui viennent nous trouver une idée de nos honoraires, ils renoncent souvent, expose Christophe Redko, dont le cabinet se situe à La Louvière. Exceptionnellement, des compagnies d’assurances interviennent parce que la personne a souscrit une protection juridique étendue, mais c’est de l’ordre de deux ou trois dossiers par an. Généralement, les avocats des sociétés de gestion du stationnement concernées renvoient la cause au rôle général devant le tribunal pour qu’on ne plaide pas le dossier. Elles préfèrent encore ne pas avoir de jugement plutôt que d’en avoir un qui remettrait leur système en question. »

Autres cas de figure, et ce sont malheureusement les plus courants : les mauvais payeurs. Ceux qui ont laissé pourrir la situation ou sont déjà surendettés et qui se voient assignés en justice. « Le nombre de dossiers qui sont traités par la justice de paix est énorme, assure Christophe Redko. L’ avocat vient parfois avec trente ou quarante dossiers sous le bras pour une audience. » Une incurie qui peut coûter très cher, jusqu’à six cents ou sept cents euros, pour une simple redevance impayée.

« C’est la faute de l’huissier qui s’en met plein les poches ! », entend-on dire souvent. Il est clair que son rôle de messager ou d’exécutant de décisions judiciaires a fait de lui un personnage particulièrement
impopulaire
. A raison ? Vérifier le montant des frais des huissiers de justice n’est en vérité pas très compliqué puisque les tarifs sont fixés par les arrêtés royaux du 30 novembre 1976 et du 23 août 2015. L’ huissier est aussi tenu de respecter à la lettre les principes de procédure et de déontologie, y compris en ce qui concerne la consultation des données. Mais là, les règles sont moins précises.

Depuis septembre 2018, il est possible de saisir l’ombudsman en cas de problème avec un huissier, mais ses avis ne sont nullement contraignants. Chacune des parties reste donc libre de porter le différend devant les instances judiciaires ou disciplinaires. En 2020, l’ombudsman a reçu 465 dossiers, parmi lesquels des plaintes mais surtout des demandes d’information et de médiation. Dans 27 % des cas, un accord a été trouvé.

Etrangement, les plaintes relatives aux amendes de stationnement concernent presque exclusivement Bruxelles « où le recouvrement est en grande partie entre les mains d’une seule étude d’huissiers de justice », décrit Arnout De Vidts, qui gère le service de médiation depuis 2018. « Je ne reçois pas de plaintes à ce sujet de la part de la Flandre ou de la Wallonie. C’est apparemment un problème typique de Bruxelles, j’ignore pourquoi. La plainte la plus fréquente est que l’on n’a rien reçu alors que plusieurs mises en demeure ont été envoyées. Il arrive aussi souvent que le conducteur indique avoir payé, mais c’est généralement après que l’huissier a envoyé une dernière sommation. Entre-temps, de nouveaux frais peuvent être facturés. »

En l’absence de consensus, les deux parties peuvent actionner des leviers différents, notamment ceux qui les conduiront devant le juge. On entre alors dans une autre dimension. Combien de dossiers relatifs à de potentiels abus de la part d’huissiers dans la perception des redevances ouverts ces dernières années?

Au parquet de Bruxelles, où les plaintes sont les plus nombreuses, on répond que « la manière dont les
dossiers sont encodés dans notre système informatique ne permet pas de faire ressortir spécifiquement
ces chiffres ». On confirme néanmoins que « des enquêtes sont en cours » à l’encontre de l’étude d’huissiers Leroy, en charge de la gestion de très nombreux dossiers en Région bruxelloise.

Réforme en vue

La profession dispose par ailleurs de son propre organe de contrôle. La commission disciplinaire de la
Chambre nationale des huissiers de justice (CNHB) examine toutes les demandes en lien avec d’éventuelles transgressions des règles déontologiques, légales ou statutaires. En 2021, la CNHB a ouvert cinquante dossiers. Huit ont été classés sans suite, 23 ont été envoyés en commission disciplinaire.
Un système d’autorégulation efficace mais qui pose problème en matière de transparence. C’est
du moins ce qu’estime Quentin Debray qui préside l’organe depuis mars dernier et qui plaide en faveur
de l’externalisation du contrôle disciplinaire pour remédier à un déficit d’image dont souffre depuis trop
longtemps la profession.

« On présente systématiquement l’huissier de façon négative. Mais cette représentation est inexacte. »

« On veut avancer sur la question de la transparence parce qu’à force de lui taper dessus, notre profession a eu tendance à se refermer sur elle même. Dans les médias, on présente systématiquement l’huissier de façon négative. Mais cette représentation est inexacte. D’ailleurs, aucun métier n’est autant surveillé que le nôtre. »

Le nouveau président admet néanmoins qu’une tranche de la profession, principalement la plus âgée, est opposée aux réformes et à sa modernisation. Mais la nouvelle génération, soutient-il, est « prête à faire basculer le métier dans le XXIe siècle ». Les choses devraient d’ailleurs évoluer prochainement. Un projet de réforme est en cours auprès du SPF Justice. L’ objectif est de professionnaliser davantage la procédure disciplinaire et de créer un conseil national indépendant pour les huissiers et les notaires, nous confirme-t-on au SPF Justice.

De son côté, la CNHB travaille sur un code de conduite pour baliser davantage l’accès aux bases de données dans les dossiers de recouvrement de créances. « Nous organisons déjà des contrôles aléatoires axés sur la consultation des fichiers comme la DIV, le registre national ou le fichier central des avis de saisies, mais nous souhaitons aller beaucoup plus plus loin. Je veux plus de clarté sur les bases légales et sur les sanctions en cas de poursuites. » Il a également été demandé aux études de passer par les serveurs de la Chambre lorsqu’ils effectuent des recherches afin de faciliter les contrôles. Mais certaines s’y refusent.

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