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Claire Condemine Piron: « Les grands sportifs lisent dans le corps de l’autre » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Médecin du sport et observatrice de ce milieu depuis des années, le Dr Claire Condemine Piron en connaît toutes les vertus. Tous les vices aussi. Et les ruses, essentielles pourtant aux jeux de duels. De l’art d’être sur le fil, dans cette autre dimension sportive…

Du noir ou du blanc. Lorsqu’on parle de sport, on semble ne disposer que de ces deux tons. Comme si le sport n’était qu’une activité quasi angélique, nourrie d’héroïsme, de sacrifices, de fraternité. Ou, tout au contraire, l’écrin rêvé pour les tricheries, les mensonges, les corruptions, les petits arrangements et le dopage. Pour Claire Condemine Piron, médecin et spécialiste de la ruse en compétition, le sport mérite toute une palette de couleurs au lieu d’être réduit à cette pauvre vision bicolore. A ses yeux, la complexité qu’incarne la ruse en compétition n’est ni du côté du bien ni du côté du mal. Elle est le plus juste indicateur de la limite jusqu’à laquelle peut nous conduire le bon usage de notre intelligence.

Bio express

  • 1997: Doctorat en médecine et maîtrise en philosophie, à Lyon.
  • 1998: Etudes approfondies en physiologie de l’exercice.
  • 1999: Assure la direction médicale de l’équipe cycliste Festina.
  • 2001-2009: Suivi médical des sportifs en filière de haut niveau du Creps, à Montpellier.
  • 2003-2017: Responsable de l’antenne médicale de prévention du dopage (CHU de Montpellier).
  • Depuis 2019: Dirige l’Institut d’hygiologie.

« La compétition sportive peut être considérée comme une expérience de sociabilité articulée entre les projets de suprématie et les règles du vivre-ensemble », écrivez-vous. Le sport trancherait-il le dilemme entre l’impératif respect d’autrui et une exigence d’efficacité?

Oui. Chaque match, chaque performance sportive, est l’occasion de la mise en scène de cette problématique: les individus qui l’effectuent sont à la fois dans la motivation de faire au mieux pour gagner et retenus par des considérations morales qui relèvent du respect d’autrui, des règles sportives et de certaines conventions sociales. Le sport – et c’est une des raisons pour lesquelles les spectacles sportifs ont tellement de succès – est une mise en scène, en temps réel, d’un drame qui se reproduit toujours de manière différente puisque chaque nouvelle confrontation est l’occasion de renouveler ce dispositif de conflit éthique.

Le sport est la mise en scène en temps réel d’un drame qui se reproduit toujours de manière différente.

Le sport rendrait donc visible une réalité qui se cache dans la vie de tous les jours sous les règles de la politesse. Joue-t-il un rôle d’exutoire?

Il peut l’être mais sa mission principale est d’être un lieu pour travailler en situation de réalité les principes qui guident nos actions dans la vie de tous les jours. Et de le faire sur un temps ramassé, court, à travers des actions simples, qui mettent en évidence l’enjeu de ce qui est en train de se passer, tant pour les spectateurs que les sportifs. Dans la vie réelle, dans notre travail, dans nos relations familiales, il y a des enjeux moraux, souvent invisibles et implicites et dont on n’a pas toujours conscience parce que la manière dont s’exposent les choses est très dérivée par rapport aux enjeux bruts: la nécessité de réussir et celle de respecter autrui. Si, dans votre travail, vous rencontrez des difficultés avec un collègue, il n’est pas simple de démêler ce qui, dans votre opposition à lui, relève de vos sentiments personnels, d’une approche objective des faits, de vos craintes éventuelles, d’aspects sociaux, psychologiques ou moraux. La vie quotidienne rend difficile la mise en évidence de la dimension réelle de ces conflits, écartelés entre les valeurs majeures de notre société: d’une part, des valeurs humanistes, qui portent sur les droits et le respect d’autrui et, d’autre part, la nécessité pour chacun de faire de son mieux, d’atteindre ses objectifs, d’être efficace.

Est-ce pour cette raison que le sport est un puissant outil éducatif pour les jeunes?

Tout à fait. Dans les arts martiaux, par exemple, on voit arriver deux catégories de jeunes: certains qui ont besoin d’apprendre à se défendre, à développer et affirmer leur caractère et ainsi à libérer une certaine inhibition ; d’autres, à l’inverse, plus agressifs, qui n’ont pas encore bien intégré le principe du respect d’autrui. Avec les arts martiaux, ils apprendront le contrôle de soi, le respect du partenaire, la modération d’aspects psychologiques qu’ils n’ont parfois pas encore digérés.

Le sport partage certaines caractéristiques avec la guerre: on gagne toujours malgré l’autre. Mais dans un conflit guerrier, contrairement au sport, il n’y a ni transparence des règles, ni symétrie d’informations pour les deux camps, ni égalité des chances…

C’est ce qui fait du sport une activité foncièrement sociale et socialisée, intégrée à la société. Dans les conflits armés, même si de nombreux traités internationaux fixent des balises pour encadrer les dispositifs de guerre, on sait qu’on est vite dans une zone grise. Les institutions sportives, en revanche, font le maximum pour contenir les débordements possibles des pratiquants.

Certains boxeurs, comme Mohamed Ali à son époque, sont particulièrement forts en technico-tactique. La ruse est un de leurs atouts.
Certains boxeurs, comme Mohamed Ali à son époque, sont particulièrement forts en technico-tactique. La ruse est un de leurs atouts.© getty images

Comment définiriez-vous la ruse dans le sport (1)?

C’est un dispositif moteur qui combine la simulation et la dissimulation de manière à conduire l’adversaire à commettre une erreur.

Quand on parle de sport, on évoque a priori des compétences comme l’endurance, la résistance à la fatigue, la vitesse, la force physique, l’agilité. On pense peu ou pas à la ruse. A vos yeux, elle fait pourtant partie intégrante du sport.

Certains sports sont assez peu concernés par la ruse parce qu’ils consistent à rassembler des individus qui, chacun, déploient parallèlement une performance, que l’on compare ensuite. C’est le cas des nageurs dans des lignes d’eau ou des coureurs, chacun dans son couloir. Dans ces cas-là, il n’y a pas véritablement de confrontation à autrui, chacun fait, de son côté, du mieux qu’il peut. Mais dans les sports de jeux ou de duels, la ruse est essentielle. C’est-à-dire que l’essentiel de la performance sportive ne tient pas à des critères physiologiques simples comme l’endurance, la vitesse ou la puissance, même s’il en faut, mais que ces compétences techniques sont complètement intégrées dans des dispositifs technico-tactiques, dont la ruse.

Un bon sportif doit être imprévisible.

Les sportifs s’entraînent donc à ruser, en plus de tout le reste?

En football comme en boxe, l’entraînement comporte une grande partie d’exercices technico-tactiques, notamment de ruse. Dans un art martial, vous allez aussi vous entraîner à produire une fausse attaque, suivie d’un retrait, suivie d’une autre attaque, le but étant d’automatiser ces enchaînements moteurs pour pouvoir les mettre en oeuvre dans l’action, de la façon la plus limpide possible.

Quel est le poids de la ruse dans une victoire?

Chez les boxeurs, par exemple, certains sont connus pour écraser leur vis-à-vis grâce à leur puissance, tandis que d’autres, comme Mohamed Ali, tournent autour de l’adversaire, cherchent l’ouverture, essaient de provoquent chez lui différents états mentaux ou de le déconcentrer pour pouvoir placer des attaques. Cela correspond à des styles différents. Il y a vraiment des sportifs très forts en technico-tactique. Il en est d’autres qui ont un physique très avantageux, qui leur permet la plupart du temps de faire la différence, jusqu’à ce que quelqu’un les dépasse en misant sur la ruse. Ou l’inverse: Mohamed Ali a pu être dominé par des adversaires qui l’ont écrasé par leur puissance. La ruse ne l’emporte pas forcément sur les atouts physiques. C’est là toute la complexité du jeu sportif. Même des équipes qui s’affrontent souvent vivent chaque fois une aventure différente.

En quoi la ruse sportive suscite-t-elle la créativité et accentue-t-elle le côté ludique de la confrontation?

Parce qu’elle provoque de l’incertitude, elle en crée. Elle introduit de l’inattendu et de la surprise. Si, en boxe, votre adversaire anticipait systématiquement votre direct du droit chaque fois que vous avez l’intention de porter ce coup, le spectacle serait très ennuyeux, très plat, et tout se jouerait assez vite. Quand des joueurs préparent un match, ils regardent les vidéos des prestations précédentes de leurs adversaires, pour connaître cette équipe au mieux: comment se placent les joueurs, quelles sont leurs recettes, quels sont leurs points faibles, etc. Ainsi, ils peuvent plus facilement trouver la faille par laquelle ils pourront surprendre ou étonner l’équipe adverse. Plus les sportifs travaillent la dimension technico-tactique, plus ils ont la possibilité de créer de l’inattendu. Un bon sportif doit être imprévisible dans les situations de jeux et de duels. Ça lui permet aussi d’économiser bien des efforts.

Pourquoi affirmez-vous que le cyclisme sur route est un faux sport d’endurance?

Le cyclisme est, de fait, présenté comme un sport d’endurance, surtout par les médias: on valorise le fait que les cyclistes parcourent des centaines de kilomètres par jour, réussissent l’ascension de cols épouvantables et prolongent leur effort parfois pendant plusieurs semaines. En réalité, ce qui se joue dans une course, sur chaque étape et sur la durée, c’est de la stratégie et de la ruse. On assiste, par exemple, à de fausses attaques et échappées qui ne visent qu’à épuiser les concurrents parce qu’une équipe a prévu d’emmener son chef de file au sprint de fin d’étape. Il y a aussi des manières de bordurer (2) des adversaires, etc. La dimension tactique est très importante pour les cyclistes et pour les vrais connaisseurs, qui s’intéressent surtout à cette dimension de jeu dans le cyclisme.

Claire Condemine Piron:
© Renaud Callebaut

Comment la ruse se glisse-t-elle dans les interstices des règles, souvent strictes, élaborées pour chaque discipline, sans en pervertir l’esprit?

Il faut différencier la ruse intégrée au sport, qui se déroule à l’intérieur des règles, et ce que j’appelle « la ruse perfide ». La première fait participer l’adversaire à un dispositif. Lorsque vous feintez en boxe, l’adversaire croit qu’il pourra profiter de la situation que vous avez créée pour essayer de prendre le dessus… même si vous le surprenez avec le coup suivant, qu’il n’a pas vu venir. Dans la ruse sportive, le dupé est l’objet d’une illusion, de la mauvaise interprétation qu’il a faite des faits. La cause de sa défaite, c’est son erreur de jugement. En revanche, lorsque le joueur de football Ronaldinho profite d’un arrêt de jeu pour traverser le terrain et aller demander à boire au gardien de l’équipe adversaire, puis, qu’une fois le jeu relancé, il tire avantage de sa position pour faire une passe décisive et permettre un but, c’est une ruse perfide: il abuse de la bonne foi du portier. Dans ce cas de figure, il n’y a pas de réciprocité dans la volonté de vaincre puisque le gardien, durant cet arrêt de jeu, offre à boire à Ronaldinho non pas en tant que gardien, mais en tant qu’humain. De la même façon, lorsque des supporters viennent chanter la nuit sous les fenêtres de joueurs, la veille d’un match, pour les épuiser, ceux-ci sont de pures victimes. Ils ne participent en rien au dispositif mis en place. C’est tout le travail réalisé en amont qui permet aux sportifs de prendre conscience de la limite entre ces deux types de ruse. C’est là toute la finesse du jugement dans le sport entre ce qu’on peut faire ou ne pas faire à l’intérieur des règles et ce qui est hors des limites. C’est plus facile à faire dans le sport que dans la vie! Mettre du sel sur ses gants de boxe pour brûler la plaie au visage de son adversaire, ce n’est pas du tout la même chose que de le frapper après avoir feinté. Dans le premier cas, la manoeuvre est immorale, irrespectueuse et contrevient aux règles. La deuxième est de bonne guerre. Même si les deux font mal.

Lors des tirs au but, le joueur de football tente souvent de faire croire au gardien qu’il va tirer dans un sens alors qu’il tire dans l’autre. La ruse est-elle une technique de contre-communication?

Parfaitement. Elle n’est pas basée sur des dispositifs verbaux mais sur des dispositifs moteurs. Les sportifs ont l’habitude de lire le corps d’autrui. Un sportif aguerri peut déduire certaines choses d’un port de tête, d’un placement de pieds, d’un positionnement d’épaules. Il lit dans le corps de l’autre. Dès lors que le corps parle, il est aussi possible de le faire mentir.

Pour fonctionner, la ruse doit-elle saturer les facultés de discernement de l’adversaire?

Il ne s’agit pas de le bombarder de quantités d’informations pour le paralyser. Ce qui est en jeu ici, c’est sa capacité de rapidité de traitement de l’information. Face à votre adversaire, vous devez décider très vite de l’action à entreprendre, en fonction des signaux qu’il envoie et que vous interprétez. L’ entraînement permet justement d’automatiser et d’accélérer les gestes. L’idée sous-jacente à la ruse, c’est « mon adversaire va gober le truc ». Parce que ça va très vite et qu’il est obligé de réagir tout de suite. Avec une fraction de seconde supplémentaire, il aurait peut-être choisi une autre solution.

Les spectateurs aiment-ils être dupés eux-mêmes?

Les spectateurs « superficiels » ne comprennent pas les finesses de certaines actions. En revanche, ceux qui connaissent vraiment un sport et discernent ce qui se déroule dans une action de jeu se régalent. Cela participe du plaisir du spectateur et de l’amusement qu’il a de voir les effets de surprise qui s’opèrent devant lui.

Des procédés peu élégants sont parfois utilisés pour déstabiliser l’adversaire: supporters hurlant sous les fenêtres pendant la nuit précédant un match, douches glacées, menaces… Ces manoeuvres relèvent-elles plutôt de la guerre psychologique?

Des faits de ce genre m’ont été rapportés. C’est une guerre psychologique, oui: on essaie de diminuer son adversaire. Ce qui n’est pas le cas dans la ruse sportive, où l’on fait avec l’excellence de son adversaire. On peut, certes, tenter de déborder ses capacités en poussant loin le bouchon de la ruse, mais on ne les diminue pas. Pas plus, d’ailleurs, que l’on n’augmente artificiellement les siennes.

L’entorse à la règle est une tentation inhérente au sport. On risque pourtant beaucoup. Alors pourquoi?

Lorsque la ruse n’est pas conforme aux règles sportives, comme le dopage qui constitue une tricherie, ceux qui y recourent mettent dans la balance les risques qu’ils encourent et les bénéfices qu’ils escomptent. Et, oui, certains franchissent ce pas-là.

Quel tort la ruse perfide occasionne-t-elle au sport et au contrat de confiance passé avec le public?

Le sport en tant que spectacle intéresse les gens dès lors que dans leurs croyances, les compétiteurs vont donner le meilleur d’eux-mêmes pour produire le meilleur spectacle possible. Tout ce qui entrave ce principe appauvrit le spectacle. Quand l’ Américain Lance Armstrong, cycliste dopé de manière très supérieure à ses adversaires, domine la compétition de la tête et des épaules, il aplanit les possibilités pour les autres de s’exprimer. Le spectacle sportif est alors moins intéressant. Lorsque les spectateurs savent en outre que le jeu est truqué, il perd de son intérêt. Et ils peuvent se sentir grugés et trompés.

(1) « La ruse dans le sport: la créativité face aux règles », chapitre signé par Claire Condemine Piron dans l’ouvrage Rusé comme un homme, sous la direction de Michel Pretalli et André Didierjean, Mardaga, 192 p.

(2) En cyclisme, le terme désigne un groupe de coureurs qui ne parviennent pas à réintégrer le peloton placé en éventail, et qui se retrouvent à l’arrière, en file indienne, sur le bord de la route opposé au vent. A cette place, ils ne peuvent pas bénéficier de l’effet coupe-vent de ceux qui les précèdent et doivent, pour tenir l’allure du groupe, fournir un effort plus important.

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