Au tribunal de la famille de Bruxelles, la plupart des juges sont plutôt réfractaires à l'utilisation des calculateurs des contributions alimentaires. Ce n'est pas le cas partout. © belga image

Faut-il défédéraliser la justice, comme dans d’autres pays? « La Belgique a ses spécifités »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La N-VA agite à nouveau le spectre d’une défédéralisation de la justice. La Fédération Wallonie-Bruxelles et/ou la Région wallonne seraient-elles capables d’assumer cette compétence? Décryptage avec Christian De Valkeneer, magistrat (président du tribunal de Namur).

La perspective d’hériter de la justice n’enchante pas les francophones qui préfèrent éluder le sujet. Bonne stratégie?

Une défédéralisation de la justice est dans l’air, du moins en Flandre où la ministre de la Justice, Zuhal Demir (N-VA), a commandité une étude à ce sujet, tandis que l’Association syndicale des magistrats lui consacrera un colloque en octobre. Les temps sont-ils mûrs pour l’envisager?

Si les esprits mûrissent à ce sujet, c’est lentement. Je n’ai pas le sentiment qu’il s’agisse d’un gros thème de discussion en ce moment, en tout cas du côté francophone. La justice intéresse-t-elle d’ailleurs tant que ça le monde politique? L’impact d’une régionalisation sur d’autres matières comme celles liées à la sécurité sociale l’intéresse beaucoup plus. Si la justice devait être scindée, ce serait plutôt entre trois et quatre heures du matin au château de Val Duchesse, quand tout le monde autour de la table des négociations est bien fatigué…

L’organisation judiciaire actuelle est-elle encore adaptée aux réalités institutionnelles de la Belgique?

Globalement, oui. La justice applique un droit, notamment pénal et civil, dont la production reste très majoritairement fédérale.

Selon l’étude des professeurs Sottiaux et Rochtus, la justice belge sous sa forme unitaire fait pourtant quasi exception parmi les Etats fédéraux, hormis la Russie et la Malaisie…

Ce n’est pas parce que la justice est autrement organisée à l’étranger qu’il faudrait nécessairement l’imiter. La Belgique a ses spécificités, on ne le sait que trop bien. Une justice davantage défédéralisée fonctionnerait-elle mieux et servirait-elle plus efficacement le justiciable qu’aujourd’hui? Voilà la question centrale qui mérite d’être posée. Personnellement, je n’en suis pas certain, sans avoir encore d’intime conviction à ce stade.

Jusqu’où défédéraliser la justice si tel devait être néanmoins le cas?

On se trouve en présence d’une fusée à plusieurs étages. On peut se limiter à un transfert aux entités fédérées d’un budget justice et à chacun de se débrouiller avec cette enveloppe. On peut envisager d’y ajouter le transfert de l’organisation judiciaire, ce qui permettrait, par exemple, à la Flandre de supprimer le juge d’instruction si elle le souhaite. On peut enfin défédéraliser des pans importants du droit pénal et civil, voire les établissements pénitentiaires. On peut donc pousser la logique très loin, pourvu que l’on soit attentif à conserver des systèmes judiciaires très cohérents car tout est lié. La criminalité organisée ne prospère pas dans sa bulle, elle se nourrit de la criminalité locale, ce qui donne tout son sens à conserver un continuum entre polices locale et fédérale sous peine d’aller à l’encontre de l’efficacité policière. Si chaque entité se met à développer en toute autonomie ses propres systèmes informatiques, je ne suis pas sûr que cela simplifiera le fonctionnement de la justice Il faut donc se garder des visions théoriques, car on pourrait en arriver à deux Etats quasiment séparés.

La façon de rendre justice serait déjà différente entre nord et sud du pays. Cela ne plaide-t-il pas en faveur d’une scission significative de l’appareil judiciaire?

Il m’est difficile de dire, au-delà des discours politiques tenus à ce sujet, si cet argument est réellement fondé. Le droit de sanction des mineurs, déjà communautarisé, est en tout cas un bon exemple de ce que cela ne soulève pas de problèmes particuliers.

La Fédération Wallonie-Bruxelles et/ou la Région wallonne seraient-elles en capacité d’assumer le financement d’un système judiciaire? Est-ce une des raisons du refus francophone d’envisager sa défédéralisation?

Ce type d’enjeu comporte toujours une problématique budgétaire. Quelle clé de répartition des moyens entre entités fédérées faudrait-il retenir? Le critère des cadres de la magistrature, de la population, de la mesure de la charge de travail? Dans ce dernier cas, on observe un surplus de magistrats à Bruxelles et un manque à Anvers. La réflexion politique liée à une éventuelle défédéralisation de la justice est très discrète du côté francophone mais l’inquiétude qu’elle peut susciter est le plus souvent de nature financière. Je n’ai pourtant pas l’impression que les maisons de justice soient sorties appauvries de leur communautarisation.

Comment s’y prendre pour concevoir une justice à l’échelle bruxelloise?

Je vois mal deux procureurs du roi de Bruxelles, l’un néerlandophone, l’autre francophone.

Si l’enjeu est une question d’efficacité, ne serait-il pas indiqué de rapatrier au fédéral les compétences communautarisées en matière de justice?

Je n’y crois pas, même si je considère que le maintien des maisons de justice dans un cadre fédéral aurait été plus indiqué sous l’angle de l’efficacité. L’exercice de compétences morcelées entre niveaux de pouvoir reste tributaire des bonnes volontés.

Au fait, les acteurs du monde judiciaire sont-ils plutôt preneurs d’une défédéralisation?

Côté francophone, non, on en parle d’ailleurs très peu, à l’inverse sans doute des magistrats néerlandophones. Mais le sujet est sensible.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire