14-18, l’amer centenaire des anciens « Boches »

Ils sont entrés en guerre sous le casque à pointe de l’envahisseur prussien. Ils en sont sortis vaincus, puis décrétés belges malgré eux. Les germanophones abordent le centenaire de la Grande Guerre avec un héritage lourd à porter.

Ils passent pour être « les derniers Belges », et ils en sont plutôt fiers. Un siècle plus tôt, ils étaient allemands. Et tout aussi fiers de l’être. En bons et loyaux sujets du Kaiser, casque à pointe sur la tête, ils ont fondu sans états d’âme particuliers sur la pauvre petite Belgique honteusement agressée.

2014-2018 : gros centenaire en vue. La Grande Guerre sera sous les feux de la rampe, durant quatre ans, aux quatre coins du pays. Les Flamands sont à l’offensive depuis longtemps (Le Vif/L’Express du 01/04/2011), Wallons et Bruxellois se mettent en ordre de bataille. A l’Est, rien de nouveau : les germanophones se hâtent lentement, l’arme souvent au pied. « Toujours rien de tangible ne se manifeste de leur côté », observe-t-on au sein du comité organisateur qui supervise les grandes man£uvres en cours autour des commémorations.

Eviter tout risque de fraternisation « L’Histoire reste l’Histoire. Jusqu’en 1920, les cantons de l’Est ont fait partie de la Prusse. En communauté germanophone, c’est à des soldats morts sous l’uniforme allemand que nous rendons hommage. C’est la Brabançonne que nous jouons devant nos monuments aux morts, alors que ce n’était pas l’hymne national sous lequel ces soldats sont partis à la guerre. Ces perturbations historiques ne sont pas simples à vivre », soupire Karl-Heinz Lambertz (PS). Le ministre-président de la Communauté germanophone assume l’héritage, au nom des quelque 70 000 Belges qui le sont depuis près de cent ans. « Les soldats de ces régions sont morts aussi pour des guerres inutiles. » Ils n’en sont pas moins partis au combat, d’humeur belliqueuse et en vrais patriotes. « Quand la guerre éclate en août 1914, rien ne distingue les habitants de ces régions frontalières des Allemands. Les journaux d’Eupen et de Malmedy reprennent les articles de la presse de Cologne qui se déchaîne sur les Belges, qualifiés de Serbes de l’Europe occidentale », explique le jeune historien Christof Brüll, sorti de l’université allemande d’Iéna, maître de conférences à l’université de Liège et natif… d’Eupen.

L’envahisseur ne fait pas de quartiers en Belgique. Visé, Tamines, Dinant, Aarschot, Louvain : il sème la mort et la désolation, massacre des civils innocents. Une chance dans tout ce malheur : jusqu’à preuve du contraire, aucun soldat prussien originaire des actuels cantons de l’Est n’a participé aux carnages. « Ces quelque 3 000 hommes, enrôlés dans l’armée impériale, ont généralement combattu sur des théâtres d’opérations extérieurs », souligne Christoph Brüll. On les retrouve sur les fronts français, italien, russe. Par volonté du commandement militaire allemand : il veut éviter tout risque de fraternisation entre les populations frontalières envahies et des soldats d’origine rhénane.

Les Eupenois avaient néanmoins leur unité de référence : le 25e régiment d’infanterie Lützow, du nom d’un général prussien des guerres napoléoniennes. Basé à Aix-la-Chapelle, il est engagé dans l’invasion de la Belgique, mais reste à l’écart des exactions. Saxons et Wurtembergeois se sont chargés de l’épouvantable besogne.

Soulagement. Le centenaire de 1914-1918 échappera à la remontée en surface de haines irréductibles entre descendants de Belges et d’Allemands. Rien ne justifie de maintenir sur la touche l’ancien ennemi devenu compatriote.

Naturellement, les germanophones n’ont pas l’intention de monter en première ligne, entre 2014 et 2018. Ce n’est pas leur heure. « Il est évident que l’essentiel des commémorations liées à la Première Guerre mondiale se passera ailleurs que chez nous », souligne Karl-Heinz Lambertz. Mais le chef du gouvernement germanophone fait assaut de bonne volonté. La contribution de sa communauté au centenaire est toute trouvée : « Nous allons jouer un rôle de pont entre les initiatives du côté belge et celles qui se prendront du côté allemand. »

2014-2018 : profil bas à l’est de la Belgique. Même le centenaire de l’Armistice, en 2018, ne devrait pas inciter à pavoiser. Si ce n’est pour se féliciter, comme tout le monde, de la fin de la boucherie. Mais en gardant en mémoire que, dans les Kreis prussiens d’Eupen-Malmedy, l’arrêt du conflit a eu l’odeur de la défaite. « La capitulation de l’Allemagne a été accueillie avec un sentiment de stupeur incrédule et de résignation », relève Christophe Brüll.

20 septembre 2020 : fête de la Communauté germanophone ? Passé le centenaire, l’histoire ne fera que commencer pour les germanophones. Une autre date-charnière est déjà bloquée dans leur agenda : 20 septembre 2020. Cent ans, jour pour jour, après l’officialisation de l’incorporation à la Belgique des territoires d’Eupen-Malmedy, décidée un an plus tôt par le traité de Versailles. « C’est l’étape décisive, historiquement fondamentale pour nous », souligne Karl-Heinz Lambertz. Au point que certains caressent l’idée d’en faire la nouvelle date de la fête de la Communauté germanophone. En lieu et place du 15 novembre, qui est aussi jour de la fête du roi, et qui a été retenu en 1990 pour marquer l’attachement au pays et à sa famille royale. Le ministre-président ne rejette pas le débat : « Je n’ai aucune exclusive en la matière. »

Sauf que pour y arriver, il faudra tordre le cou à la vérité historique. Car le 20 septembre 1920 n’a pas été jour de délivrance et de liesse parmi les Allemands versés à la Belgique. C’est le couteau sur la gorge qu’ils ont dû trancher. A l’occasion d’une consultation populaire bidon, où tout avait été prévu pour leur arracher un oui franc et massif.

La Belgique outragée exigeait réparation. Elle réclamait ces territoires qu’elle convoitait depuis longtemps. Mais elle voulait les obtenir en sauvant, mal, les apparences. Ce jour-là, le droit des peuples, des Allemands en l’occurrence, à disposer d’eux-mêmes, en a pris un coup. Une vraie « petite farce » belge, dixit Christoph Brüll. « Cette consultation populaire n’a été ni secrète ni vraiment libre. Les populations, alors surtout rurales, devaient se déplacer jusqu’à Eupen et Malmedy pour protester contre l’annexion. Ceux qui faisaient la démarche devaient s’inscrire nommément sur des listes, en présence d’un fonctionnaire belge », rappelle l’historien. Expulsion du logement, perte de la carte de ravitaillement : la peur de représailles achève d’emporter la décision.

Seuls 271 électeurs sur 33 726 osent encore jouer la carte allemande. Dont 202 fonctionnaires d’Allemagne, qui ne comptaient de toute façon plus moisir dans la région en cas d’annexion. Il fallait bien leur forcer la main : « La crainte d’enregistrer un refus important de devenir belge était réelle, et elle s’est avérée fondée : la population est restée plutôt pro-allemande jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. »

Ainsi s’opère en douleur le passage à l’heure belge. Il est « vécu comme une injustice par la plus grande partie de la population locale ». Qui n’a d’ailleurs pas fini de souffrir pour devenir belge. Cinq ans de régime autoritaire et transitoire l’attendent, avant le grand saut vers la nouvelle patrie. Le Premier ministre belge de l’époque, Léon Delacroix, a fait passer la consigne au général Baltia, investi sur place des pleins pouvoirs : « Vous serez comme le gouverneur d’une colonie directement en contact avec la métropole. » C’est le traitement que l’on réserve à des « Belges de seconde zone ». 2014-2020 : un centenaire au goût amer à l’Est.

PIERRE HAVAUX

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