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Pourquoi notre société n’aime pas les vieux… et pourquoi c’est dangereux

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Analyse avec Stéphane Adam, psychologue de la sénescence à l’ULiège.

Ils étaient les premiers à être confinés, ils seront sans doute les derniers à être déconfinés, les aînés dans les homes. Ceux qui constituent 53 % des décès liés au coronavirus. Dans l’indifférence générale, même, les premières semaines. Au départ, la pandémie a été minimisée, sous prétexte qu’elle n’aurait atteint que les plus âgés. Pour Stéphane Adam, psychologue de la sénescence à l’ULiège, cette crise sanitaire révèle à quel point notre société n’aime pas les vieux. A tort. « L’âgisme était déjà bien présent avant la crise sanitaire », pointe-t-il, relevant que les plus de 55 ans sont la catégorie de la population la plus discriminée, selon des études européennes annuelles. En matière de recherche d’emploi, de licenciement, d’accès au logement, de crédits bancaires, d’assurances, etc.

Comment définir l’âgisme ?

Il existe deux formes d’âgisme. Le malveillant, qui consiste à traiter les vieux comme s’ils n’existaient pas, à les parquer loin des regards. Une étude a montré que 10,7 % seulement des paroles prononcées par le personnel d’une maison de repos s’adressaient aux résidents. Le reste à des collègues. Le vieux est un objet. L’âgisme bienveillant, c’est par exemple se lever dans le bus pour céder sa place à une personne plus âgée. Ou ne pas laisser aux grands-parents le choix de voir ou non leurs petits-enfants, de décider eux-mêmes de prendre le risque d’être infectés.

L’âgisme bienveillant est-il dangereux ?

Une enquête a démontré que le sexe des enfants peut prédire comment la mémoire d’un parent va décliner. Le pire, c’est d’avoir des filles, en fait. Car elles vont beaucoup plus venir en aide et prendre soin. C’est une forme d’âgisme bienveillant. Comme le fait que le personnel de maisons de repos soit habillé en soignant et non en civil. Ça développe l’appel à l’aide et la dépendance. Or, se sentir plus vieux que son âge a une influence sur l’espérance de vie. Trois paramètres peuvent amplifier cela : la santé physique, la santé mentale et le contexte ambiant, sociétal.

En matière de vieillesse, on parle toujours de coûts, jamais de bénéfices.

Vous craignez que le coronavirus amplifie l’âgisme ambiant ?

Tout à fait. Les médias le reflètent bien, d’ailleurs. Lorsque les résidents des maisons de repos ont été confinés – les premiers -, j’avais répondu à une interview où on me demandait si je ne trouvais pas cela excessif. Deux jours plus tard, le confinement était généralisé et on n’a plus du tout entendu parler des maisons de repos, comme si elles n’existaient pas. Il y a eu une sorte d’hospitalocentrisme, on ne parlait que des soignants. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas. Mais eux sont formés pour aborder ces situations de crise, via des jeux de rôle, etc. Or, dans les maisons de repos, les professionnels n’étaient pas du tout préparés à ça. Ils ont été envoyés au feu, sans les outils nécessaires. Il y a eu des articles sur des aides-soignants qui sont décédés, avec des interviews de proches, des photos… Mais rien n’a été écrit, avec ces mêmes éléments de personnification, sur ceux qui se sont laissé mourir, qui se sont défenestrés. Les médias ont surtout parlé de pourcentages. Et de plus jeunes.

La responsabilité n’est-elle pas également politique ? Les mesures ont d’abord été centrées sur les hôpitaux.

L’âgisme traverse toute la société. Donc aussi les politiques. Mais également les soignants. La patientèle des médecins (hors pédiatres) est à plus de 50 %  » âgée « . Au mieux, ils n’ont reçu que 10 % d’heures de cours sur les seniors… La formation d’un gérant de maison de repos se divisera en trois : législation, finances, ressources humaines. Rien sur les vieux. Imaginerait-on un seul instant qu’un responsable de centre pour trisomiques porte ce projet sans connaître le public cible ? Avec mes équipes, nous réalisons des études où l’on demande de citer spontanément des mots liés à la vieillesse. Ceux qui ressortent le plus souvent sont dépendance, mort, détresse, solitude… Combien de plus de 65 ans souffrent effectivement de solitude ? Et de dépression ? Respectivement 9 et 11 %. Chez les jeunes, c’est le double. Ces idées reçues engendrent des conséquences très concrètes. Puisque c’est comme ça que les architectes se représentent le troisième âge, alors ils conçoivent des maisons de repos comme des hôpitaux. Or, plus elles y ressemblent, moins bien les résidents se portent.

Il faudrait donc complètement repenser ces structures ?

Je sais que le secteur se plaint de ce qu’il considère comme du dénigrement. Et il faut reconnaître une amélioration certaine depuis trente ans (chambres individuelles plutôt que dortoirs, etc.). Mais certaines évolutions sont aussi négatives, comme l’augmentation de la taille des structures et ce que j’appelle leur  » macdonaldisation « . Il reste encore une grande marge de progression et un changement culturel dans l’accompagnement des personnes âgées est nécessaire. Les maisons de repos, hélas, ont été construites sur un modèle médical, des lieux de soins, et non comme des lieux d’accompagnement. Faire l’inverse, ça change très concrètement. Rien que dans l’aménagement intérieur : faire en sorte que cela ressemble à des maisons. Pourquoi, dans les couloirs d’un établissement, à part parfois un petit cadre, il n’y a aucun élément du type  » la vie  » ?

« Les interventions de psychologues dans les maisons de repos ont des effets positifs dans 83 % des cas », note Stéphane Adam.© BELGAIMAGE

Cela n’est-il pas d’autant plus souhaitable que les coûts des maisons de repos sont très élevés ?

On peut établir une comparaison avec le secteur du handicap : là, on ne veut pas de structures de plus de cinquante lits, pour que ça reste à taille humaine. Dans les maisons de repos, par contre, on ne veut pas moins de cent lits pour que ça reste économiquement rentable. Dans les deux cas, les tâches du personnel sont relativement similaires. Dans une maison de repos, quand on a trente résidents de dépendance modérée, on va pouvoir engager cinq ETP infirmiers, 1,2 aide-soignant et 0,1 process d’activation (éducateur, psychologue…). Tout sur le soin, peu sur la vie. Dans le secteur du handicap, ces chiffres sont inversés. Naturellement, le soin coûte plus cher. Est-il nécessaire d’avoir autant de soignants ? C’est un débat difficile à mener maintenant, car la réaction serait émotionnelle (évidemment, que c’est nécessaire ! ), alors qu’il faut réellement s’interroger sur la part du temps consacré aux actes techniques de soins.

Vous aimez citer l’exemple de la tartine…

Nous supervisions une équipe dans une unité pour personnes à dépendance élevée.  » Vous préparez la tartine des vingt résidents ?  » nous étonnions-nous.  » Oui, parce que ça va plus vite et que de toute façon ils n’y arriveraient pas.  » Seize en étaient capables, en réalité. Face à la vieillesse, la plupart des actions sont basées sur des croyances, par sur des faits. Parler plus fort, par exemple. Alors que seul un tiers des seniors a un problème auditif. On parle donc  » petit vieux  » à deux tiers qui entendent parfaitement, avec pour conséquence qu’ils vont se mettre à moins bien parler.

Vous plaidez pour la présence de psychologues dans les maisons de repos.

Les autorités ont estimé que cela n’était pas nécessaire. Un exemple : Maggie De Block a autorisé le remboursement des consultations chez les psychologues… entre 18 et 64 ans. Dans les maisons de repos, tous les problèmes de santé mentale sont traités via la prescription d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. Une surconsommation qui augmente les risques de mortalité, de chutes, de développer la maladie d’Alzheimer… Des études montrent aussi que les interventions de psychologues dans les maisons de repos ont des effets positifs dans 83 % des cas. Mais il reste un problème sous-jacent : la psychologie du vieillissement est paradoxalement la discipline la plus jeune. La plupart des psychologues reçoivent très peu de formations sur la question des personnes âgées. En France, la présence d’un psychologue dans les Ephad est obligatoire, au moins un temps partiel. Mais 54 % d’entre eux n’ont pas reçu de formation en la matière. Alors que prendre en charge des personnes âgées n’est évidemment pas la même chose que des adultes, des adolescents ou des enfants.

Rien n’a été écrit sur ceux qui se sont laissé mourir.

En quoi est-ce différent ?

Consulter un psychologue, dans l’esprit des personnes âgées, c’est réservé aux fous. Ça ne fait partie ni de leur culture, ni de leur époque. Donc un psy qui s’installerait dans un bureau et dirait  » vous pouvez venir, je suis là  » n’aurait personne dans son cabinet. D’ailleurs, avec des collègues, durant ce confinement, on a proposé des consultations gratuites par téléphone, visioconférence… Et on n’a eu aucune demande. Un psy qui travaille en maison de repos doit être dans la place, manger, vivre avec les résidents, parler de la pluie et du beau temps. Et puis, glisser ensuite :  » Tiens, je suis psychologue, si vous avez besoin de parler…  » La nécessité de neutralité thérapeutique, que l’on enseigne habituellement, ne marche pas. La personne âgée ne va pas parler d’elle-même.

Qu’est-ce qui est le plus inhumain ? Enfermer les personnes âgées ou autoriser la visite d’une personne susceptible d’être porteuse du Covid-19 ?

Interdire la visite des familles comporte moins de risques, mais ce n’est tout de même pas ça qui a empêché la propagation du virus. Les visioconférences peuvent être une solution. Certaines maisons de repos les ont encouragées. D’autres n’ont pas pu, faute de wifi, d’équipements, de personnel en suffisance, etc. Permettre les contacts, donc, très bien. Pour autant que toutes les précautions soient prises. Mais, avant, les résidents avaient peut-être cinq visites par semaine. Ici, ce sera une seule. Ça ne suffira pas. Donc, on ne peut pas se dédouaner de toutes les alternatives (téléphone, visiocon- férence, capsules vidéo…).

53 % des décès dus au coronavirus ont lieu dans des maisons de repos. Pourquoi n’envoie-t-on pas les vieux à l’hôpital ?

Les personnes qui entrent en maison de repos doivent signaler si elles souhaitent un  » acharnement  » thérapeutique ou pas. Après, il faut prendre cela avec précaution, mais j’ai quand même entendu des témoignages faisant état d’hôpitaux qui refusaient de prendre en charge des personnes venant de maisons de repos.

Pourquoi est-ce important, finalement, de bien traiter les vieux ?

1% du PIB est lié à l’activité des aînés. En matière de vieillesse, on parle toujours de coûts, jamais de bénéfices. Or, ils existent. Par exemple pour la garde des petits-enfants. On le voit avec le déconfinement : si les adultes repartent au travail, qui va s’occuper des enfants, puisque ça ne peut plus être les grands-parents ? En situation normale, leur présence participe à l’économie, puisqu’ils évitent de devoir financer des garderies. Il y a aussi la question du bénévolat, qui concerne principalement les personnes âgées, très nombreuses dans les associations, les clubs sportifs, etc. Cela augmente leur part contributive. Puis, à 70 ans, on a encore douze ans d’espérance de vie, tout de même. En moyenne !

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