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Grosse fatigue: les cernes des Belges (infographie)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Dix mois que ça dure et que le coronavirus met nos vies et nos nerfs à rude épreuve: les gens, le cinéma, les petits cafés nous manquent. Le travail, pour certains. Et la lumière, pour tous. Bref, en ce mois de janvier, nous sommes éreintés. Le mal est collectif, comme la pandémie, mais les répliques à cette lassitude générale reposent beaucoup sur les individus.

« Une heure d’ascension dans les montagnes fait d’un gredin et d’un saint deux créatures à peu près semblables. La fatigue est le plus court chemin vers l’égalité et la fraternité. » Sacré Nietzsche: à ce compte, et s’il ne s’agissait que de corps éreintés, nous serions tous soeurs et frères, en ce mois de janvier. Mais la situation est plus complexe que la neige qui colle aux semelles. Le personnel soignant, sur le pont depuis mars dernier, est épuisé. Les étudiants, en blocus, fatigués. Les télétravailleurs, pour une grande part, laminés par les tunnels de réunions vidéo et les horaires qui n’en sont plus. Les enseignants, pour beaucoup, sur les genoux. Le personnel des métiers essentiels, cerné: il a fallu pallier l’absence des malades ou de ceux qui sont en quarantaine. Les artistes, les coiffeurs, les restaurateurs, lessivés d’être privés de travail et rincés par l’incertitude de leur avenir professionnel. Bref, même le drapeau belge semble avoir les traits tirés.

Au point de devenir un problème de santé publique? Le risque existe. Le vaccin a certes déboulé dans nos vies, porteur de jus d’espoir. Mais le retour à l’insouciance n’est pas pour tout de suite. Des souches mutantes du virus font leur apparition, gonflant l’inquiétude et l’incertitude. N’en jetez plus. De tout cela, la majorité des Belges est éreintée. « Dans un tel contexte, il est tout à fait normal et humain de se sentir anxieux, stressé et fatigué, juge Jennifer Denis, docteure en psychologie à l’UMons. Face à un marathon, dont on ne connaît toujours pas la fin, les ressources physiques et psychiques commencent largement à s’amenuiser pour une grande partie de la population. »

Les ressources physiques et psychiques commencent largement à s’amenuiser.

Fatigue? Le terme est flou. Il recouvre des réalités très différentes, selon que son origine est psychologique ou physiopathologique, comme celle qui a accablé certains malades de la Covid. Si la crise actuelle fragilise une partie de la population, c’est davantage sur le plan psychologique. « Notre cerveau nous envoie des signaux de fatigue mentale mais nous y sommes moins sensibles que si ces signaux venaient de notre corps, relève Fabienne Collette, directrice de recherches en neuropsychologie à l’ULiège. Même si nous avons l’impression de faire et bouger moins qu’avant, nos neurones utilisent de l’énergie et ont besoin de se reposer. La fatigue que l’on observe a de multiples causes, le plus souvent mal identifiées. Les professionnels de la santé devront y être attentifs. »

Le risque, sinon, est de développer à terme des symptômes psychologiques ou physiques plus lourds. « Il existe heureusement des garde-fous comme les vacances, même contrariées dans leur formule, qui forcent les gens à lever le pied », signale Fabienne Collette.

La joie, défatigante

La fatigue ressentie peut aussi se manifester à travers un sentiment de lassitude, face auquel nous ne sommes pas égaux: certains tiendront le coup, d’autres pas. « La fatigue et le sentiment de fatigue, ce n’est pas la même chose, insiste le psychiatre Gérald De Schietere, responsable de l’unité des urgences psychiatriques aux Cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles. On peut avoir dormi correctement mais se sentir fatigué parce que la vie n’est pas telle que nous l’aurions voulue. Ce sentiment de fatigue augmente du fait de l’absence de contacts sociaux, de sorties culturelles ou sportives, de petits verres à partager. Il faut en outre être sans cesse attentif aux distances sociales. Autrement dit, vivre demande plus d’attention qu’avant. » Le télétravail, l’omniprésence, à toute heure, des écrans ainsi que la confusion des rôles salarié-parent-enseignant pour ses enfants et soutien aux plus âgés, favorisent cet épuisement ressenti. Le sport n’est guère plus praticable, ce qui a un impact négatif sur la qualité de notre sommeil. « Je ne dirais pas que la société belge est plus fatiguée qu’il y a un an, estime Gérald De Schietere. Mais avant, nous pouvions métaboliser la fatigue via des moments de détente, qui sont contrariés aujourd’hui. Ces petits moments interstitiels, comme le plaisir de boire un verre avec des proches, sont impossibles par zoom. » « Rien n’est plus défatigant qu’une joie. Rien de plus fatigant qu’une angoisse », abonde le philosophe français Eric Fiat, cité dans Le Monde (1).

Grosse fatigue: les cernes des Belges (infographie)
© ILLUSTRATION: JULIEN KREMER

Selon l’étude longitudinale Covid sur l’impact psychologique de la crise, lancée en mars dernier par la Faculté de psychologie de l’UMons, 46% des répondants se disaient déjà plus fatigués que d’habitude après une semaine de confinement, et 60%, après six à sept mois (2). Chez beaucoup d’entre eux, la dépression est sous-jacente à la fatigue, avec différents niveaux de puissance. L’anxiété liée à la maladie ou à la situation économique est patente. L’étude de l’UMons révèle qu’après une semaine de confinement, plus de 61% des sondés ressentaient davantage de stress que d’habitude. Le chiffre est monté à 72% après un mois et plus de 75% après six à sept mois.

Avant, nous pouvions métaboliser la fatigue via des moments de détente, qui sont contrariés aujourd’hui.

C’est que ce sentiment de fatigue est aussi lié à l’impression du manque de sens. Etre confronté à l’ennui épuise. « Qui ne voit l’abîme qu’il y a entre confinement choisi et imposé? interroge le philosophe Eric Fiat. Abîme qui sépare la joie d’être disponible à l’essentiel et l’ennui de l’être au vide. Privé de ses habitudes, l’être humain est voué au « que faire? » ». « Il sent le privilège d’avoir du temps libre se transformer en difficulté de supporter sa liberté. » Là encore, tous ne sont pas logés à la même enseigne. Car certains s’accommodent fort bien des conditions de vie sous confinement. Et alors que d’aucuns, notamment parmi le personnel soignant, enchaînent des journées de douze heures au moins, d’autres ont été privés du jour au lendemain de toute activité professionnelle.

Soyons de bon compte: même avant la crise de la Covid, nos vies étaient l’objet de stimulations incessantes, nettement plus qu’il y a vingt ans. Les écrans, allumés en quasi-permanence, rendent floues les limites entre vie professionnelle et vie privée. Ils alimentent l’envie de réagir à tout, de suite. Et incarnent par nature le renoncement au lâcher-prise. « Cette surstimulation permanente a des répercussions sur notre cerveau, assure Fabienne Collette. Etre fatigué n’est pas qu’une impression. Ça marque nos neurones. »

Or, nous dormons moins que par le passé: deux heures de moins depuis le début du XXe siècle. En moyenne, huit Belges sur dix se reposent moins que les sept heures et trente minutes recommandées, chaque nuit. En France, la moyenne est de six heures et quarante-deux minutes. La lumière bleue des écrans – encore eux! – qui retarde l’endormissement n’aide pas. En revanche, l’absence de sorties vers des lieux de culture, de restauration ou de sport et le couvre-feu incitent peut-être la population à regagner plus tôt la chambre à coucher.

« Quoi qu’il en soit, il serait intéressant de réfléchir au ralentissement du monde lié au confinement et à la nécessité de prendre soin de soi dans le repos », déclare Gérald De Schietere. Prendre le temps d’écouter l’herbe pousser? On le fait peu. « Personne n’a le contrôle de cette crise sanitaire mais tout le monde a la responsabilité d’agir sur sa santé physique et psychique », relève Jennifer Denis. Effectivement. Face un problème collectif de fatigue, l’obligation d’y répondre repose essentiellement sur les individus, invités à prendre soin d’eux, par exemple en pratiquant la méditation ou le yoga. C’est un peu court.

Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer face à cette pandémie de fatigue psychique. En matière de prévention, d’abord. A quand une campagne d’information incitant la population à dormir suffisamment et sans écrans à portée de main? Le gouvernement pourrait aussi proposer un congé parental Covid plus attractif sur le plan financier. Augmenter le remboursement des séances de consultation psy pour ceux qui ont besoin d’aide. Ou encore réglementer l’envoi de mails professionnels, qui seraient interdits au-delà d’une certaine heure. Sans parler des institutions de soins, dont les moyens financiers et en personnel devraient être renforcés.

« La fatigue présente une dimension collective, politique et intime, résume Gérald De Schietere. Il y a beaucoup de pudeur autour de ça et il serait sacrilège de toucher au rythme de vie de chacun. Mais la crise actuelle doit nous amener à une vraie réflexion sur la réduction du temps de travail et sur sa redistribution pour que chacun puisse être utile dans la société. Nos cerveaux sont épuisés. Il faut une mesure relativement forte. »

(1) Le philosophe Eric Fiat, professeur à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, a notamment publié Ode à la fatigue (Editions de l’Observatoire, 2018).

(2) Etude longitudinale de la Faculté de psychologie (Service de psychologie clinique systémique & psychodynamique) de l’UMons – 2 500 répondants en ligne dont 90% de femmes. Les prises de données ont eu lieu: après une semaine de confinement (mars 2020), après un mois (fin avril/début mai) et après six-sept mois (octobre/novembre) lors du deuxième confinement.

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