Des ados "en décalage horaire", qui se couchent au milieu de la nuit pour ne se lever qu'après midi. © GETTY IMAGES

Coronavirus: quelle trace le confinement va-t-il laisser sur les adolescents?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Ils ont 13, 15 ou 17 ans et sont assignés à résidence. Après les attentats et une crise climatique, les adolescents sont confrontés à une crise sanitaire. Comment la vivent-ils ? Comme nombre d’adultes, ils en ont marre. Et, déjà, des experts s’interrogent : quelles traces le confinement laissera-t-il sur cette génération ?

Il s’appelle Raphaël, a 17 ans et habite un quartier périphérique de Bruxelles. Depuis le début du confinement, il a fait quelques tours à vélo. A force, ça l’a  » gonflé « , il n’en a plus envie. Il pédale encore un peu, quand il se porte volontaire pour aller acheter le pain à la boulangerie. Sinon, il dispute deux ou trois parties de ping-pong et, jusque tard le soir, il joue en ligne avec des copains, pour rire, continuer à s’entendre, retrouver un peu de naïveté. Puis il se couche, et le lendemain il recommence.

Aux premiers jours, il était content.  » J’avoue. Plus de cours, plus d’interros, traîner, écouter de la musique…  » Depuis, il a déchanté.  » Vous avez vu le film Un jour sans fin ? Bah, c’est ça, ma vie. La même journée chez moi, entre ma soeur de 13 ans et mes parents en télétravail « , résume Raphaël. Bien sûr, ça clashe.  » Je suis en décalage horaire. Je me couche au milieu de la nuit et je me lève après midi. Alors mes parents, parfois, ils gueulent.  »

Ses parents sont aisés, la famille vit dans une petite villa et chacun a sa chambre. Raphaël sait bien que les conditions ne sont pas les mêmes partout. Les inégalités sociales ne lui avaient évidemment pas échappé, mais la quarantaine  » a rendu les choses visibles, concrètes « . C’est comme si ça lui avait explosé à la figure. Sa situation, pour autant, ne lui évite pas de se sentir abattu.  » Je sais pas comment dire, mais ça craint. Je ne suis pas déprimé, j’ai des coups de mou, ou alors, je m’énerve pour un rien et je crie.  »

Eva est plus jeune, 14 ans, encore un peu timide. Collée sur TikTok, l’application vidéo, elle bouffe d’interminables successions de vidéos d’ados en train de chanter et de danser sur des tubes populaires. Elle s’est lancée dans la cuisine, des tartes, du pain, des tacos. Le reste du temps, elle balade Stanley, le teckel de la famille, et révise ses leçons. Son père, pharmacien, poursuit son activité dehors, sa mère télétravaille. Elle aussi est confinée dans une maison avec jardin, assez grand pour se dégourdir les jambes.  » Je ne peux pas me plaindre. J’ai deux amies confinées à cinq dans un appartement, sans balcon.  » Ses deux copines vivent sur leur canapé, connectées comme jamais : Snapchat, Instagram, La Casa de papel, Dare Me, et l’intégrale de Gossip Girl, qu’elles connaissent déjà par coeur.

Nos parents, on les aime, mais là, on se dispute plus qu’avant.  » Eva, 14 ans

Eva a l’air d’apprécier sa nouvelle routine. Le plus  » chiant « , ce n’est pas tellement de ne pas voir ses amies, c’est plutôt sa mère :  » Nos parents, on les aime, mais là, on se dispute plus qu’avant.  »

Etre avec ses pairs

On n’est pas le même ado à 14 et à 17 ans. Mais à cet âge, la vie n’est pas là, entre quatre murs, dans une cage. Ainsi, pour Fabienne Glowacz, professeure à l’ULiège au sein de la faculté de Psychologie, directrice de l’Unité de recherche ARCh, cette assignation à résidence va «  à contresens de ce que l’adolescent doit mobiliser dans son processus de développement et d’auto- nomisation « . Le confinement fait irruption dans  » une période où se décline à la fois le besoin de l’ « intime » et du « dehors » « . L’adolescent a besoin d' » errer « , de se retrouVer avec ses copains et ses copines, avec ses pairs, de toucher et d’expérimenter, de s’engager et vibrer dans ses liens amicaux, amoureux. Or, le 18 mars dernier, c’est tout le contraire qui a été demandé à ces jeunes. Ils ont dû, brutalement,  » ajuster leurs codes habituels qui les structurent, qui font leur quotidien, explique Fabienne Glowacz. Ce qui peut générer un stress, une anxiété, des questions face à une pandémie à dimension mondiale, les confrontant à la mort, la peur du futur, devant faire face à une information anxiogène… Auxquels vient s’ajouter un confinement imposant des contraintes et des pressions, plus ou moins dur selon le contexte, et dans une proximité constante avec les parents et la fratrie.  »

Un choc qui confronte les ados à des peurs, à la crainte de l'autre face au risque de contamination.
Un choc qui confronte les ados à des peurs, à la crainte de l’autre face au risque de contamination.© BELGAIMAGE

Ça fait un moment d’ailleurs que cette génération vit une suite de crises. Il y a eu les attentats terroristes de Paris et de Bruxelles, qui ont engendré – du moins, durant un temps –  » une société fort militarisée, dominée par un sentiment d’insécurité « . Puis sont survenues les crises migratoires et climatiques, au cours desquelles les adolescents se sont montrés acteurs lors des manifestations, alors qu’aujourd’hui des ados s’inquiètent déjà d’une future crise économique, de leur devenir, de l’impact économique sur la vie de leurs parents. Cette cascade de chocs les confronte à des réalités où il s’agit de mort, de pertes, d’impuissance mondiale face à une maladie… mais aussi à des peurs, de crainte de l’autre, de suspicions quant au risque de contamination de ses pairs. Les liens sociaux peuvent être mis à mal par la distanciation sociale. Tout cela vient heurter leurs propres sentiments de toute-puissance et d’impuissance: des éléments fondamentaux dans leur construction « . Tout cela les renvoie également  » aux grandes questions philosophiques : quel est le sens de la vie ? Mais aussi vers les voies à prendre : c’est quoi la vie qu’on mène ? Il faut leur offrir des espaces pour en débattre.  »

Devant ce coup d’arrêt dans l’urgence d’aimer, de sortir, de rire, d’être ensemble, de se sentir libre, la très grande majorité des adolescents respectent bien le confinement. Mais le plus difficile, tous le disent, n’est pas de surmonter l’angoisse mais de gérer l’incertitude. Quand va-t-on les laisser sortir ? Le 18 mai, si tout va bien ? Plus tard ? Comment, surtout ? Sous quelles conditions ? Hamza, 17 ans, confie être de plus en plus tendu.  » J’ai pas de date. Je peux pas me dire, bon, voilà, je suis à la moitié de ma peine.  » En 5e secondaire, ses copains de l’athénée et sa  » deuxième vie « , celle du  » dehors « , loin du regard parental, lui manquent.  » A des potes d’une école, le directeur a dit qu’ils ne reviendraient pas en cours. Je sais pas si c’est la vérité.  » Il réfléchit un instant, et ajoute :  » Je me sens un peu abandonné.  »

Dans cette situation tout à fait inédite, son smartphone lui donne un sentiment d’intimité. Mais, non, les contacts virtuels et les réseaux sociaux ne sont pas toute sa vie.  » C’est pénible à la fin. Il se passe rien. Au bout d’un moment, le « salut, gros, ça va, oui et toi ? », c’est lassant « , répond Hamza.

Comme en hibernation

 » Le découragement, l’émoussement de la motivation, la tristesse peuvent s’observer et sont directement liés à l’étirement du confinement : les adolescents peuvent difficilement se projeter, envisager un projet, quel qu’il soit, tant qu’ils ne voient pas le bout du tunnel, souligne Fabienne Glowacz. Leur corps et leur esprit se sont comme mis en hibernation, au ralenti par ce contexte contraint. C’est une forme d’adaptation, mais la pression et la tension montent.  » Et pourtant, après, demain, ils seront à nouveau en éveil, joyeux, râleurs, le cerveau dérouillé…  » Beaucoup d’adolescents arriveront à dépasser cette situation anxiogène et angoissante. En effet, ceux qui vont bien ont un grand potentiel de résilience.  » Fabienne Glowacz conduit d’ailleurs une enquête en ligne auprès des adolescents (1). Objectif : étudier les liens entre les conditions du confinement et ses conséquences ainsi que son impact sur le vécu, la santé, le bien-être, les relations et les comportements et les besoins des adolescents lors du déconfinement et leur vie future. Raphaël ramasse ça en une phrase :  » Evidemment, on sent que ce ne sera plus comme avant, c’est clair.  » Il y a là, certes, une expérience exceptionnelle, mais qui n’est pas individuelle, elle s’avère collective et mondiale. Qui peut les amener à s’interroger sur une manière de vivre : c’est précisément la résilience.  » L’adolescent a besoin d’avoir le sentiment d’écrire sa propre histoire. Après ce chapitre inédit, d’autres vont s’ouvrir « , explique encore la psychologue. Que va-t-il en sortir ? Quels effets sur eux, sur leur engagement, leurs valeurs, leur monde d’après ? Comme après les attentats, insistent les experts interrogés, il faudra les accompagner dans cette résilience, leur offrir des lieux de discussions et d’actions.

Je me sens un peu abandonné. » Hamza, 17 ans

Or, jusqu’ici, rien. Pas un mot, pas un message de bienveillance à leur intention.  » Parce que les aînés sont davantage à risque, les ados sont très peu présents, relève Benoît Galand, professeur à la faculté de Psychologie et des sciences de l’éducation à l’UCLouvain. Quelle place leur donne-t-on dans notre société, dans notre imaginaire collectif ?  »

Un trimestre « fantôme »

Au fond, on ne s’est pas beaucoup intéressé aux enfants – comment les occuper ? les défouler ? -, peu aux plus grands, à l’exception du champ scolaire. Comment encadrer au mieux leur travail ? S’assurer qu’ils bossent, un peu, eux qui ont passé l’âge qu’on leur fasse l’école à la maison ? En fait, la plupart ne trouvent pas ça merveilleux de ne rien faire. Eva, jeune élève studieuse, n’est pas très sereine. Elle craint d’être perdue en retournant au collège, parce qu’elle aurait tout oublié.  » Les profs, ils nous bombardent de devoirs, comme si on avait que ça à gérer. Et, puis, faut garder le fil, ne rien louper, s’organiser toute seule. Ça me stresse.  » Raphaël, lui, rage.  » Pour mes profs, l’enseignement à distance, c’est envoyer des PDF par Internet.  » La motivation s’effiloche tout de même. Les semaines passant, c’est de plus en plus difficile pour les élèves.  » Plus le confinement dure, moins les écoles sont préparées « , affirme Benoît Galand. En tout cas, elles n’avaient pas de quoi tenir deux mois.  » On n’a pas vu d’action coordonnée de la part du ministère, comme dans d’autres pays. On aurait pu imaginer la mise en place d’une télévision scolaire, par exemple.  » La faute, selon l’expert, à un système éducatif très décentralisé.

Beaucoup d'adolescents arriveront à dépasser cette situation anxiogène.
Beaucoup d’adolescents arriveront à dépasser cette situation anxiogène.© BELGAIMAGE

Pas d’école pendant deux mois, peut-être plus, est-ce si dramatique à l’échelle d’une scolarité ? A ce stade de l’année, en mars, il ne restait que quelques semaines de cours, entre le congé de Pâques, les révisions, la session d’examens et les jours blancs.  » Il y a donc un espace suffisant pour rattraper cet écart, même en rhéto « , détaille Benoît Galand, précisant que les élèves n’auront pas tout oublié et que seuls les nouveaux apprentissages enseignés juste avant la fermeture des classes n’auront pas été automatisés.

Pour lui, le confinement prolonge des questions qui se posaient déjà au moment des grandes vacances : durant l’été, tous les enfants n’ont pas accès à des activités de même qualité, à la différence de celles proposées à l’école. Autrement dit, le temps libre produit plus d’inégalités que le temps scolaire. Ainsi les enfants les moins favorisés perdent du terrain sur ceux dont les parents savent  » rendre pédagogiques  » les activités familiales, qui deviennent des moyens détournés d’acquérir de nouveaux apprentissages. Ces familles sont aussi celles qui suivent moins bien leurs enfants durant le confinement, dans un contexte où le numérique devient le principal canal d’échanges.

Un risque connu des spécialistes de l’éducation est le  » revers de l’été « , mais peu étudié. Tout juste les chercheurs ont-ils réalisé une méta-analyse sur la perte des acquis pendant l’été. Elle montre que la baisse est plus marquée en mathématiques que dans les matières liées à la lecture et aux langues. Pire, cet effet semble durable et puissant sur toute la scolarité.

Alors que s’amorce la sixième semaine de confinement, les pédagogues et des enseignants craignent une  » explosion  » des décrochages scolaires chez les élèves à risque, déjà un peu sur la pente mais que le désir de liens avec les pairs et les profs maintenaient à flot. Combien sont-ils ? Aucune idée, aucune donnée ni d’échos de la part de ces élèves.

Pour les autres, pas trop d’inquiétude. Comme après le retour de vacances, après un temps d’adaptation, ils seront un peu rouillés. Un effet classique.

Au-delà, le vrai défi, c’est septembre.  » Un travail précis doit être fait maintenant : dans chaque école, pour chaque matière, un bilan des acquis et des prérequis doit s’écrire.  » Pour l’instant, rien encore.  » Je ne vois de mouvement de fond, pour voir ce qu’on va faire… « , conclut Benoît Galand.

(1) Pour les plus de 18 ans, accès direct à l’enquête :bit.ly/2VLk912

Pour les moins de 18 ans, avec accord parental avant accès à l’enquête : bit.ly/2Yeyqok

Symboles du déconfinement

Port du masque, distanciation sociale, gels hydroalcooliques… La réouverture des classes s’avère un véritable casse-tête.

Un cadre a été fixé et envoyé à toutes les directions d’établissements. Il cible les années charnières. Les 6e primaire, les rhétos et les 7e professionnelle rentrent le 18 mai, pour deux jours maximum par semaine. Puis les 2e secondaire et les 1ères primaire (peut-être les 2e primaire), retournent le 25 mai, à raison respectivement de deux et un jour hebdomadaires. Pour donner quels cours ? On l’ignore. Et pour les autres classes, pas un mot. Le Conseil national de sécurité (CNS) n’a encore rien décidé.

Déjà, les écoles semblent dépassées. Ainsi, le CNS a décidé d’un seuil de dix élèves par classe (toujours les mêmes), avec 4 mètres carrés par élève, 8 mètres carrés par enseignant. Soit presque 50 mètres carrés. Possible, vraiment ? Pas assez de place, d’espace, entend-on, ni même pour organiser les garderies.

Les établissements devront également décaler les entrées et les sorties pour éviter les attroupements. Alterner les récréations. Interdire les contacts. Imposer un sens de circulation dans les couloirs. Les élèves, dès 12 ans, et les enseignants devront porter un masque et se laver les mains, en arrivant à l’école, après la récréation, après avoir toussé ou éternué, après être allé aux toilettes… Celles-ci devront être nettoyées deux fois par jour, tandis que les locaux, les bancs, les chaises, etc., chaque jour, selon un protocole sanitaire complexe.

Sur le plan matériel, ça risque de coincer. Pas de masques ? Pas d’ouverture. Or, il n’est pas sûr que les établissements les recevront à temps, tout comme les savons, les gels, les essuie-mains jetables. De même, y aura-t-il assez d’agents de nettoyage ? Faudra-t-il en recruter davantage ? Qui devra les payer ?

Cette rentrée riquiqui vaut-elle alors la peine ? Peut-être, si on estime qu’elle sert de rodage…

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