Moreau-Daho cour à corps

La comédienne et le chanteur font revivre

Le Condamné à mort, poème culte du sulfureux Jean Genet. Résultat : un album pop envoûtant, qui témoigne d’une complicité certaine entre les deux artistes. Interview en duo.

Un après-midi de septembre chez Jeanne Moreau, près de la salle Pleyel, à Paris. C’est l’été indien et il flotte dans l’air une décontraction et une complicité radieuse. Jeanne Moreau et Etienne Daho sont assis dans le salon encombré de livres. Une complicité si forte les unit que l’une finit la phrase de l’autre. Les deux artistes se sont attaqués au Condamné à mort, le long poème écrit par Jean Genet de sa prison de Fresnes, en 1942. Lu par elle, chanté par lui, le texte s’élève en un chant pop, mystique et épuré, rempli de cendres et de désir brûlant. Jeanne Moreau, Etienne Daho, Jean Genetà La belle affiche.

Le Vif/L’Express : Le Condamné à mort est un texte charnel et exalté sur le désir obsédant de Jean Genet pour Maurice Pilorge, un assassin de 25 ans guillotiné en 1939. Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter cette aventure ?

Jeanne Moreau : C’est venu naturellement. J’ai assisté à un concert d’Etienne à l’Olympia, il y a deux ans. Nous nous connaissions un peu, nous avons un ami commun, Hedi Slimane, et j’aimais beaucoup ses chansons. Ce soir-là, Etienne a chanté Sur le cou, un extrait du Condamné à mort. J’étais bouleversée. D’y repenser, j’en ai la chair de poule.

Etienne Daho : Tu es venue dans les coulisses et il y a eu entre nous une familiarité immédiate. On parlait le même langage. Je t’ai confié que j’avais depuis longtemps l’intention d’adapter Le Condamné dans son intégralité.

J. M. : A l’époque, je l’ignoraisà

E. D. : Je t’ai demandé :  » Et si on le tentait ensemble ? « 

J. M. : Et j’ai dit oui tout de suite. Je suis très impulsive, je ne prémédite jamais rien. Cela m’a paru une incroyable expérience à vivre. J’ai senti qu’Etienne et moi étions de la même race, même si tu es plus méthodique que moi. J’avais très envie de partager ton univers et celui de Genet. Je fais ce métier depuis si longtemps que cela me donne la liberté d’aller où je veux.

Comment avez-vous apprivoisé ce très long poème ?

J. M. : Au cours de séances de travail de lecture. J’ai su de suite que je ne chanterais pas. Pour le moment, il n’est pas question que je refasse un disque. Plus tard peut-êtreà avec toi, Etienne, si tu le veux bien. Là, c’est lui qui devait chanter et ma voix l’accompagnait. Elles se sont mariées idéalement, je crois.

E. D. : Chacun à notre tour, nous avons enregistré plusieurs fois le poème. Ensuite on a pris le temps de trouver respectivement nos places.

J. M. : Je vis avec ce projet depuis deux ans. J’ai tourné des films, j’ai fait d’autres choses mais je n’ai pas cessé d’être habitée par Jean Genet. Après avoir relu ses livres, j’ai un autre regard sur lui. Genet, comme Pasolini, était un poète, un philosophe, un homme engagé. Ce Condamné à mort, il a fallu du courage pour l’éditer. Maintenant, qui s’y risquerait ? J’espère qu’il en bousculera beaucoup. Je n’ai jamais pensé au fait qu’il était scandaleux de s’attaquer à une telle £uvre. De toute façon, le goût du scandale, je le porte en moi.

Etait-ce difficile de se glisser dans ce texte aux expressions très crues ?

J. M. : C’est une langue classique avec des mots d’argot. Jean a une richesse de vocabulaire extraordinaire, comme tous les autodidactes d’ailleurs. L’interprétation a jailli intuitivement. Je me suis laissé entraîner par l’audace incroyable des alexandrins. Toi, Etienne, tu te faisais davantage de souci !

E. D. : Je n’étais pas sûr d’être bon sur les parties parlées et j’étais impressionné de les faire avec toi. Tu m’as dit cette phraseà

J. M. : … de Klaus Michael Grüber, que je répète tout le temps :  » Garde la parole froide et le c£ur brûlant.  » C’est beau.

Racontez-nous, Jeanne Moreau, vos rencontres avec Jean Genet ?

J. M. : C’était dans les années 1960. Je lui ai été présentée par Florence Malraux, Monique Lange et Juan Goytisolo. J’étais très jeune, je connaissais peu ses livres. Entre Jean et moi, il y a eu une vraie complicité. Qui a donné ce synopsis de Mademoiselle, un film que j’ai tourné avec Tony Richardson [sur une adaptation de Marguerite Duras]. Il a détesté. Jean était de mauvaise foi. Il ne supportait pas qu’on touche à son £uvre. Il contrôlait d’ailleurs les représentations de toutes ses pièces. S’il avait entendu notre version du Condamné, il nous aurait sûrement engueulés.

Etes-vous devenue une héroïne à la Genet comme vous étiez devenue une héroïne durassienne ?

J. M. : C’est différent. A l’époque où je fréquentais Margot [Duras], je vivais un grand chagrin d’amour. Elle savait que j’allais dans les boîtes de nuit pour essayer de revoir Louis [Malle] après notre séparation et elle me demandait tous les jours :  » Comment allez-vous, Jeanne, ce soir ? Vous souffrez beaucoup ? C’est magnifique !  » J’étais effectivement très durassienne. Mais héroïne de Genet, non. Même si je l’intéressais. A un moment, il venait me chercher le soir à la sortie du théâtre Antoine, où je jouais. On riait, on allait à la Coupole, il me faisait asseoir sur la banquette devant le miroir et je lui servais d’appât pour attirer les garçons.

[Elle se lève.] Vous voulez encore du thé ? Ne bougez pas. Je vous ramène aussi un très bon cake au citron.

Etienne, vous avez découvert Jean Genet par le rockà

E. D. : En effet et j’ai cru longtemps que The Jean Genie, de David Bowie, était une référence directe, car Bowie – et Patti Smith aussi – en parlait beaucoup. Mais pas du tout. Cela dit, il y a beaucoup de thèmes de Genet dans le rock : le drame, la théâtralité, la poésie, le romantisme, la violence, le danger. Je me souviens, quand j’étais étudiant à Rennes, que les punks, se reconnaissant en lui, en avaient fait un de leurs héros. Pete Doherty le cite souvent.

Jeanne, vous avez interprété le personnage de Lysiane dans Querelle de Brest (1982), d’après Genet, réali-

sé par Rainer Werner Fassbinder. Parliez-vous de Genet entre vous ?

J. M. : Non, pas du tout. Des discussions avec Fassbinder, je n’en ai jamais eu. Je l’ai souvent comparé à un danseur inconnu comme au tango. On danse très bien ensemble mais on ignore tout de lui. Rainer me donnait des rendez-vous auxquels il ne venait jamais. Sur le plateau de Querelle, je lui ai demandé s’il voulait quelque chose de particulier. Il m’a répondu :  » Non, Jeanne, fais-le. « 

Un fil relie-t-il Buñuel, Malle, Fassbinder, Genet et toutes ces grandes figures qui ont marqué votre chemin ?

J. M. : Si je réfléchis bien à ma vie, tout se tient. Buñuel est quelqu’un en marge de tout : Le Journal d’une femme de chambre est un film iconoclaste. Avec François Truffaut, c’était pareil. Avec Louis [Malle], aussi. Les Amants : quel scandale ! Même chose avec Eva, de Joseph Losey. Je me suis fait cracher dessus et on m’a traitée de salope. Il est dans ma nature d’être scandaleuse. Je ne l’ai pas fait exprès. Je suis en révolte depuis l’enfance, depuis que je me suis rendu compte que les adultes menaient une vie de cons. Et, depuis, cette révolte ne s’est jamais calmée ! Mais vous n’avez pas fini votre goûter !…

Le Condamné à mort, de Jean Genet (Radical Pop

Music/Naïve).

Propos recueillis par Gilles Médioni

 » genet et le rock ont en commun la poésie et la violence « 

étienne Daho  » Il est dans ma nature d’être scandaleuse. Je ne l’ai pas fait exprès « 

Jeanne Moreau

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