Caroline Lamarche

Liberté!

Une fois par mois, l’écrivaine Caroline Lamarche sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.

Liberté! Le cri de milliers de déconfinés précoces au bois de la Cambre, à Flagey ou dans les parcs liégeois, tirant pétards et fumigènes au grand dam des oiseaux occupés à nicher. Liberté! L’espoir des hospitalisés, de nos aînés si cruellement enfermés, des soignants harassés. Liberté! La revendication des Birmans que punit une répression sanglante. Liberté! Ce pour quoi on est torturé, on meurt, on disparaît. Le monde n’a pas encore donné le livre qui rassemblerait la palette des cris, soupirs, espoirs étouffés dans l’oeuf au fil de cette trop longue année. A moins de se tourner vers une bonne nouvelle passée un peu inaperçue dans ce chaos. Condamné par l’Etat turc à la détention à vie sur la base de fausses accusations qui, à l’été 2016, ont jeté en prison des centaines de manifestants, Ahmet Altan, rédacteur de presse et romancier, est libre. Libre pour la deuxième fois car sa précédente libération avait été suivie d’une nouvelle arrestation, avatar d’un non-procès kafkaïen. Il est impressionnant de relire, à l’heure de ce dénouement, le recueil paru en 2018 de ses textes de prison.

Un modèle pour ce que nous pourrions écrire pour résister à notre propre ennemi.

Certes, après plus d’un an de confinement, on hésite à se lancer dans ce genre de récit. Mais la fluidité et la fraîcheur avec laquelle, au fil de brefs chapitres, l’auteur passe de la réflexion à la description (le courage de ses compagnons, la torture des menottes, les  » murs jaunis évoquant une forêt de soufre glacé », les juges aussi corrompus qu’obtus, un oiseau qui pépie, invisible), offre une sorte de modèle pour ce que nous pourrions écrire, toutes proportions gardées, pour résister à notre propre ennemi. Lequel n’est pas, chez nous, l’Etat, l’armée ou la Justice, mais un petit virus qui, arbitrairement, harcèle, décourage, tue. Et pourtant: « Je n’étais pas fini, je n’étais pas abandonné, je n’étais pas perdu. J’avais un livre. Les Cosaques. » Cet unique livre arrivé dans sa cellule après des mois de vide, ce roman de jeunesse où Tolstoï déploie une histoire d’amour dans de somptueux paysages, en quoi ressemblait-il à ce qu’ Altan vivait dans son séjour sordide? En rien. Simplement, Tolstoï a réussi à « lire dans notre âme aussi facilement que nous comptons les boutons d’un pardessus ».

Je ne reverrai plus le monde, Textes de prison, par Ahmet Altan, traduit par J. Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 2019, 224 p.
Je ne reverrai plus le monde, Textes de prison, par Ahmet Altan, traduit par J. Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 2019, 224 p.

Et à propos de vêtements, sans boutons cette fois, les femmes birmanes suspendant leurs pagnes dans les rues pour arrêter l’armée (passer dessous affaiblirait la virilité), quelle image, là aussi, pour dire l’âme qui résiste! Le jour où, surgi de nos épreuves, paraîtra un récit aussi libre que celui d’Ahmet Altan, aussi ondoyant que les pagnes birmans, nous irons mieux. Car se tourner vers des pages qui nous disent que l’esprit est plus fort que la mort, c’est, par un déplacement qui emprunte les chemins de la création, donner un sens à l’angoisse qui nous a fait dire, pendant des mois, Je ne reverrai plus le monde.

Je ne reverrai plus le monde, Textes de prison, par Ahmet Altan, traduit par J. Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 2019, 224 p.

Des militaires putschistes exfiltrés par la police à Istanbul, alors que la population s'en prend à eux après le coup d'Etat manqué de 2016.
Des militaires putschistes exfiltrés par la police à Istanbul, alors que la population s’en prend à eux après le coup d’Etat manqué de 2016.© GETTY IMAGES

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