Le philosophe du temps moderne

Nul autre ne développa une réflexion aussi visionnaire. Ses fulgurances, souvent sombres, font de lui un lumineux penseur des ténèbres. Le philosophe Raphaël Enthoven a prélevé dans son ouvre quelques réponses aux questions qui, un siècle après, agitent toujours nos sociétés. Stimulante confrontation.

Perte de sens ? (Re)lisez les philosophes ! Crise financière ? C’est le retour de Marx ! Triomphe des apparences ? (Re)lisez Platon ! Et puis quoi encore ? De tous les malentendus qui accompagnent l’engouement de ce début de siècle pour les philosophes et la philosophie, le plus tenace, le plus redoutable aussi, consiste dans l’illusion qu’on les honore en soumettant leur lecture à l’actualité, quitte à les zapper la semaine d’après, dès que l' » actu  » n’est plus la même. C’est la grande victoire du journalisme sur la pensée, qui consacre l’usage cosmétique de la philosophie, fabrique des pensées jetables, réduit les philosophes à des effets de mode aussitôt démodés.

Les philosophes sont les contemporains de l’humanité, non d’une époque particulière : c’est étouffer une pensée (en croyant lui rendre hommage) que de la soumettre à l’air du temps. Là est la première leçon de Nietzsche, qui refuse d’assigner à la pensée  » l’allure indifférente des marchandises fabriquées en série, indignes de commerce et d’enseignement  » [in Considérations inactuelles]. De sorte que, s’il faut le lire aujourd’hui, c’est paradoxalement parce qu’il pense contre la tentation actuelle d’indexer la pensée sur l’aujourd’hui. Tant que les hommes auront à mourir (et donc à chercher vainement le sens de leur vie), tant qu’ils vivront en meute sous le régime des lieux communs, tant qu’il sera pertinent d’être impertinent, Nietzsche sera  » d’actualité « . L’enjeu est d’être non pas à la mode, mais  » intempestif « , c’est-à-dire  » d’élever quelqu’un au-dessus de la déficience du temps présent et d’enseigner de nouveau à être simple et honnête dans la pensée et dans la vie  » [ibid], de réfléchir sur le devenir tout en échappant au flux, de penser le présent sans verser dans l’actualité, et de démocratiser la pensée sans la niveler par le bas. Si donc, d’aventure, l’£uvre de Nietzsche croise notre époque, si certaines de ses prédictions sont avérées, si ses livres permettent de penser des problèmes comme l’euthanasie, le travail, la démocratie, la bêtise, le fanatisme ou encore la construction européenne, cela ne tient pas à l’époque elle-même, mais à la persistance, inépuisable, des questions qu’il agite. Florilègeà

Démocratie

La démocratie témoigne d’un bigotisme égalitaire où Nietzsche repère le ressentiment, la haine des têtes qui dépassent et l’inévitable victoire des faibles sur le fort, ce qui fait de ce philosophe le premier penseur de l’homme unidimensionnel et le meilleur analyste de phénomènes contemporains comme la tyrannie de la majorité, l’uniformisation des opinions, la haine de l’inégale beauté ou encore l’illusion que le nombre fait la force.

Abstention

 » Lorsque ne vont aux urnes [à] que les deux tiers à peine, et peut-être même pas la majorité de tous les inscrits, c’est en somme un vote contre le système électoral tout entier. « 

Libéralisme

 » Les institutions libérales cessent d’être libérales dès qu’elles sont acquises : ensuite, rien n’est plus systématiquement néfaste à la liberté que les institutions libérales. On ne sait que trop à quoi elles aboutissent : elles minent la volonté de puissance, elles érigent en système moral le nivellement des cimes et des bas-fonds, elles rendent mesquin, lâche et jouisseur – en elles, c’est l’animal grégaire qui triomphe toujours. Libéralisme : en clair, cela signifie abêtissement grégaireà Ces mêmes institutions produisent de tout autres effets aussi longtemps que l’on se bat pour les imposer ; alors, elles font puissamment progresser la liberté. « 

Révolution

 » Il est des visionnaires de la politique et de la société qui poussent de toute leur éloquence enflammée à un renversement total de l’ordre établi, dans la croyance qu’aussitôt après s’érigera comme de lui-même le temple le plus fier d’une belle humanité. Il persiste dans ces rêves dangereux un écho de la superstition de Rousseau, qui croit à la bonté de la nature humaine, une bonté miraculeuse, originelle, mais comme ensevelie désormais, et qui impute toute la faute de cet ensevelissement aux institutions de la civilisation, société, Etat, éducation. Malheureusement, on sait, à la suite d’expériences historiques, que tout bouleversement de ce genre fait chaque fois revivre les énergies les plus sauvages, ressuscitant les horreurs et les excès depuis longtemps enterrés d’époques reculéesà « 

Majorité

 » Tous les partis sont aujourd’hui obligés de flatter le « peuple » et de lui donner des facilités et des libertés de tous genres, grâce auxquelles il finit par devenir omnipotent. « 

Europe

 » Quand un beau jour [le peuple] aura en main la vis des impôts, grâce aux grandes majorités de ses parlements, il s’attaquera aux magnats du capitalisme, du négoce, de la Bourse, et donnera lentement naissance, dans le fait, à une classe moyenne qui pourra oublier le socialisme comme une maladie heureusement passée. Le résultat pratique de cette démocratisation envahissante sera tout d’abord une fédération des peuples européens, dans laquelle chaque peuple pris à part, entre ses frontières fixées selon des règles géographiques d’utilité, aura la position et les privilèges d’un canton ; on ne comptera plus guère en l’occurrence avec les souvenirs historiques des peuples tels qu’ils étaient jusqu’alors, parce que le sentiment de piété pour ces souvenirs sera petit à petit radicalement extirpé sous le gouvernement du principe démocratique, avide de nouveautés et d’expériences. On exécutera les corrections de frontières qui se montreront alors nécessaires de sorte à les faire servir à l’intérêt des grands cantons et à la fois de la fédération tout entière, mais non pas à la mémoire de quelque passé décrépit : trouver les points de vue auxquels opérer ces corrections sera la tâche des diplomates futurs, qui devront être à la fois connaisseurs de la civilisation, économistes, experts en communications, et auront derrière eux non pas des armées, mais des raisons d’utilité. « 

Faiblesse

 » Les malades sont le plus grand danger pour les bien-portants ; ce n’est pas des plus forts que vient le malheur des forts, mais des plus faibles. [à] Les valeurs des faibles sont prépondérantes parce que les chefs les ont adoptées et s’en servent pour conduire les autres. « 

Féminisme

 » C’est justement parce que j’ai une conception plus haute et plus profonde, plus scientifique aussi, de la femme que les émancipateurs et émancipatrices de celle-ci, que je combats son émancipation : je sais mieux où est sa force et je dis d’eux : « Ils ne savent pas ce qu’ils font. » Ils dissolvent ses instincts dans leurs aspirations actuelles. « 

Egalité

 » La doctrine de l’égalité ! Mais c’est qu’il n’y a pas de poison plus toxique : c’est qu’elle semble prêchée par la justice même, alors qu’elle est la fin de toute justice. [à] Le droit égal pour tous – c’est la pire des injustices ; car les plus grands hommes se trouvent frustrés. « 

Religion

On peut lire Nietzsche à la fois comme celui qui, annonçant la mort de Dieu, débarrasse l’homme de la tutelle religieuse pour le rendre à la liberté, mais ce serait trop facile. Nietzsche est aussi le penseur tragique, le philosophe médecin qui voit dans la croyance le symptôme de l’incroyance elle-même : quel besoin aurait-on de croire en Dieu s’Il existait ? A cet égard, il arrive à Nietzsche (comme à Schopenhauer avant lui) de vanter l’utilité sociale des religions, indispensables à la domestication de nos peurs et des violences qu’elles suscitent : qui croit en Dieu redoute d’abord de douter de Son existence, or il faut des tuteurs aux poltrons.

Fanatisme

 » Le besoin d’une foi puissante n’est pas la preuve d’une foi puissante, c’est plutôt le contraire. Quand on l’a, on peut se payer le luxe du scepticisme – on est assez sûr, assez ferme, assez solide, assez engagé pour cela. « 

Euthanasie

 » Il y a un droit en vertu duquel nous pouvons ôter la vie à un homme, mais aucun qui permette de lui ôter la mort : c’est cruauté pure et simpleà  »  » [Il faut] mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre fièrement. « 

Morale

 » Les religions périssent de leur croyance à la morale. « 

Compassion

 » Le revers de la compassion chrétienne devant la souffrance du prochain, c’est la profonde suspicion devant toutes les joies du prochain, devant la joie qu’il prend à tout ce qu’il veut et peut. « 

Illusions

 » Les illusions sont à coup sûr des plaisirs coûteux ; mais la destruction des illusions est encore plus coûteuse. « 

Travail

Nietzsche est sans pitié pour ceux qui perdent leur vie à vouloir la gagner. De même qu’il convient d’agir hors de la représentation d’un but, le travail est le  » gain des gains  » quand il est à lui-même sa propre fin.

Ennui

 » Chasser l’ennui de n’importe quelle façon est aussi vulgaire que travailler sans plaisir. « 

Machinisme

 » La machine est impersonnelle, elle retire à la pièce travaillée sa fierté, cette qualité et ces défauts inséparables de tout travail non mécanique – donc son peu d’humanité. Autrefois, tout achat fait à des artisans était une manière de distinguer des personnes, des marques desquelles on s’entourait ; le mobilier et le vêtement devenaient de la sorte des symboles d’estime réciproque et d’affinité personnelle, tandis que nous ne semblons plus vivre à présent que parmi une société d’esclaves, anonyme et impersonnelle. On ne doit pas payer trop cher l’allégement du travail. « 

Socialisme

 » Si l’on veut [à] restituer la propriété à la communauté et ne faire de l’individu qu’un fermier temporaire, c’est la terre même que l’on ruine. Car l’homme ignore précautions et sacrifices pour tout ce qu’il ne possède qu’en passant, il en dispose pour l’exploiter, en brigand ou en prodigue débauché. « 

Concentration

 » Je vois de monstrueux conglomérats destinés à remplacer le capitalisme individuel. Je vois la Bourse vouée aux malédictions sous lesquelles succombent actuellement les maisons de jeu. « 

Classe ouvrière

 » Dès que la classe ouvrière aura découvert qu’elle peut très aisément nous surpasser en culture et en vertu, c’en sera fait de nous. Mais si elle ne s’en aperçoit pas, c’est alors surtout que c’en sera fait de nous. « 

Grégarisme

Nietzsche préfère ce qui distingue les individus à ce qui les identifie, d’où ses diatribes contre toute forme d’universalité. Le paradoxe est que rien n’est plus banal et ne flatte davantage un tempérament grégaire que les vertus par lesquelles il prétend justement s’extraire de la masse : libre arbitre, contestation, goût du pouvoirà Autant d’illusions que les hommes ont en commun de tenir pour des preuves de leur singularité.

Troupeau

 » Jadis, le moi se cachait dans le troupeau ; à présent, le troupeau se cache encore au fond du moi. « 

Foule

 » Qui se sait profond s’efforce à la clarté : qui veut paraître profond aux yeux de la foule s’efforce à l’obscurité. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut voir le fond : elle a si peur de se noyer ! « 

Masses

 » Il faut avoir à l’égard des masses le même cynisme que la nature : elles conservent l’espèce. « 

Internet

 » Grâce à la liberté des communications, des groupes d’hommes de même nature pourront se réunir et fonder des communautés. Les nations seront dépassées. « 

et aussià xxe siècle

 » Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service. « 

Juifs

 » Parmi les spectacles auxquels nous convie le siècle prochain, il faut ranger la décision qui réglera le destin des juifs européens. Qu’ils aient jeté leurs dés, passé leur Rubicon, c’est aujourd’hui manifeste : il ne leur reste plus qu’à devenir les maîtres de l’Europe ou à perdre l’Europe comme ils ont perdu autrefois, il y a bien longtemps, l’Egypte, où ils s’étaient placés devant une semblable alternative. « 

Civilisation

 » La civilisation n’est qu’une mince pellicule au-dessus d’un chaos brûlant. « 

Justes

 » Ce n’est pas pour votre droit que vous vous battez, vous les justes : c’est pour faire triompher votre image de l’homme. « 

Presse

 » Si l’on considère comment tous les grands événements politiques, de nos jours encore, se glissent de façon furtive et voilée sur la scène, comment ils sont recouverts par des épisodes insignifiants à côté desquels ils paraissent mesquins, comment ils ne montrent leurs effets en profondeur et ne font trembler le sol que longtemps après s’être produits, quelle signification peut-on accorder à la presse, telle qu’elle est maintenant, avec ce souffle qu’elle prodigue quotidiennement à crier, à étourdir, à exciter, à effrayer ? Est-elle plus que la fausse alerte permanente qui détourne les oreilles et les sens dans la mauvaise direction ? « 

Journalisme

 » Encore un siècle de journalisme, et tous les mots puerontà « 

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