La danse de la vie

Guy Gilsoul Journaliste

Pour ses 25 ans, le Botanique invite Marie-Jo Lafontaine. Rencontre avec une très grande dame de l’art contemporain à la fois peintre, photographe, vidéaste et sculpteur.

Visage ouvert, regard de feu et pantalon de cuir. Marie-Jo Lafontaine est une quinqua battante dont le sourire naturel en déconcerte plus d’un. Dans le paysage culturel, elle occupe la place d’un véritable électron libre.  » Je n’appartiens ni à la Communauté flamande (je suis née à Anvers) ni à la Communauté française ni à aucune fratrie. En revanche, je me sens profondément européenne « , clame-t-elle. Dans son £uvre, il est question de douceur et de violence, de menaces nocturnes et de mélopées intérieures, mais tout se passe dans notre quotidien : à la piscine, au jardin d’enfants, dans le ciel du nord ou une usine. Sur les écrans ou les grandes photographies, on voit des corps d’adolescents, des danseurs, des combats de coqs, des masques de lapin, de chat ou de loup. Parfois, on entre dans des sortes d’igloo de métal pour assister sur écrans multiples à la mise à feu de la terre ou au passage des nuages emportés par un vent fort.

Au départ pourtant, rien ne la prédisposait à devenir artiste. Juriste dans un bureau international d’avocats (elle rêvait de devenir criminologue), elle commence une carrière brillante que le hasard va soudain interrompre. La voilà, à 25 ans, inscrite à la Cambre, dans l’atelier textile que dirige alors Tapta.  » J’ai tout de suite aimé ce travail manuel qui vit de gestes répétés et d’actions très physiques. Alors, j’ai tissé des rubans et des rubans de noir « , se souvient-elle.

Et, comme Marie-Jo Lafontaine a de l’appétit, elle n’a pas de temps à perdre. Elle se met aussi à peindre. Naissent de grands rectangles uniformément colorés de rouge, de bleu, de jaune ou de noir posés en une succession de couches (jusqu’à 50) poncées à chaque passage afin  » de faire venir lentement la teinte « . Dès 1980, elle se lance dans la vidéo et la photographie, avec des £uvres sévères dans le noir et blanc, ou étincelantes de couleurs. Son regard se porte sur le monde qui devient son véritable matériau. L’Allemagne reconnaît sa singularité. Les autres grandes instances culturelles, de New York à Los Angeles, en passant par Berlin, vont suivre. En vrai pro, elle vise alors une pratique plus exigeante et s’engage dans le travail d’équipe :  » J’ai sans doute acquis ce sens du travail et de la combativité grâce à mon éducation chez les ursulines, où j’étais pensionnaire. On y organisait des concours de toutes sortes, entre filles, ou avec les garçons de l’école jésuite voisine. Théâtre, sport, rencontres, défisà Le tout, pour obtenir, par exemple, une meilleure chambre, voire une chambre avec vue ou terrasse. En clair, on y formait des caractères. Cela explique aussi sans doute le fait que je ne supporte pas l’autorité, d’où qu’elle vienne, et surtout pas du monde culturel. Quand, je lui vois poindre son nez, j’attaque. Vous voulez du thé vert au gingembre ? « 

C’est au c£ur de Schaerbeek, dans une ancienne fabrique de baleines, que Marie-Jo Lafontaine a installé son quartier général. Au fond d’une cour centrale qui la protège des bruits citadins, un escalier de métal, une porte. D’un côté, une salle d’archives, de l’autre, un vaste atelier habité par une belle et généreuse lumière. Puis, l’espace plus privé. Cette fois, le blanc domine avec, çà et là, un mur aux teintes délicatement pastel. Des objets, aussi : une suite de vierges populaires sous globe de verre, quelques fétiches africains posés sur une table basse, des dessins et peintures d’amis artistes et, au détour d’un mobilier coloré, deux bougies roses en forme de cochon ailé, un coucou blanc et, surtout, l’ordinateur :  » Certaines de mes sculptures font plus de deux tonnes et demie. Pour les réaliser, les monter, les démonter, les déplacer et faire fonctionner toute l’informatique nécessaire au bon fonctionnement des vidéos, je dois organiser le travail. Il y a l’équipe des fidèles sur qui je peux compter. Puis tous les autres, en fonction de chaque défi. Ce sont des architectes, des menuisiers, des électriciens, des électroniciens mais aussi des imprimeurs, des retoucheurs, des transporteurs. Parfois, comme pour les photos, je travaille avec un laboratoire allemand basé à Düsseldorf, c’est le meilleur. « 

L’exposition au Botanique obéit à ce défi. Tout y est calculé, millimétré. Pas un à peu près, pas une faute ne viennent entacher le parcours en trois parties. La salle oblongue autant qu’obscure du musée devient une sorte de piscine avec mezzanine. Deux hauts murs de plus de quatre mètres bouchent transversalement et à chaque extrémité le volume central. A l’intérieur de cet espace resserré, ils servent d’écrans de projection à deux vidéos dont les images se reflètent, tremblantes, dans deux bassins d’eau noire. Le sujet : une nageuse évoluant avec lenteur sous l’eau, les yeux ouverts, quelques bulles d’air, parfois, dansant autour d’elle. Tout autour et en mezzanine, séparées par des textes poétiques, des photos d’adolescents et d’adolescentes en maillot posant sous la direction de Marie-Jo Lafontaine dans le décor des bains de Saint-Josse :  » Comme les enfants que j’ai photographiés dans les écoles maternelles, je devais les préparer en leur faisant prendre conscience peu à peu de leur corps, vertèbre par vertèbre, puis le cou, le port de la tête… Ce n’est pas évident de demander à une jeune fille un peu timide de poser en maillot, tout comme pour un enfant d’enlever son tee-shirt par exemple. Pendant ce temps, des photographies sont prises qui disent toute cette complexité du corps, ces moments de relâchement, de gêne, de crainte qui n’appartiennent qu’à ce corps-là. Après, il faut corriger, nettoyer, préciser, puis agrandir, choisir le support, la dimensionà C’est pareil avec la série de photographies sur transparents, La Comédie humaine, qui sera présentée dans la rotonde, sur les fenêtres qui m’offrent, par leur structure, la possibilité d’évoquer les barreaux d’une prison.  »

Pour réaliser ces photos, l’artiste a retrouvé une fabrique française qui, depuis très longtemps, réalisait des masques animaliers illustrant les Fables de la Fontaine. Mais les poser sur les visages ne suffit pas. Tout un travail de correction d’ajouts (les yeux, très humains, par exemple), mais aussi le choix du fond, de la lumière, du cadrage va métamorphoser le tout en véritable travail créatif et critique.

Enfin, en face du Botanique, Marie-Jo Lafontaine a également investi une église abandonnée avec des installations monumentales et, tout au fond, un triptyque qui pourrait être une clé de son £uvre : Dance the World.  » Chaque danseuse possède en elle des mouvements qui disent à la fois à la violence et son contraire, la volupté et la volonté. La danseuse derviche, par exemple, n’appartient pas à l’univers soufi, elle est bouddhiste et reliée à la transe. Du coup, elle exprime, mieux que toutes celles que j’ai pu voir, la vie contenue dans cette danse où, une fois encore, c’est à force de répétitions que le miracle opère.  »

L’£uvre de Marie-Jo Lafontaine est un plaidoyer pour la vie, parfois hurlant, parfois assourdissant, parfois trop calme. Mais il exprime aussi une urgence. Celle qu’elle décrit simplement :  » Je ne passe pas un jour sans penser au moins une fois à la mort. « 

Come to me, Marie-Jo Lafontaine, au Botanique, 236, rue Royale, à Bruxelles. Du 18 décembre au 22 février 2009. Du mercredi au dimanche, de 12 à 20 heures. Tél. : 02 218.37.32 ; www.botanique.be

Guy Gilsoul

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