» Je déteste les ricanements « 

Il est rare pour un journaliste de rencontrer une personnalité mondialement connue et si modeste, pudique, courtoise, qui balbutie comme un débutant. Cela ne facilite pas l’interview : il ne faut pas se décourager face aux longs silences ou aux questions retournées :  » Et vous, qu’en pensez-vous ?  » ou  » Parlez-moi plutôt de vous « . A bientôt 77 ans, Jean-Jacques Sempé est l’un des rares dessinateurs humoristiques universellement appréciés. Le New Yorker le publie, souvent en couverture, depuis plus de trente ans. Quand on lui demande quelles ouvres il expose à Paris, dans sa chère galerie Martine Gossieaux, rue de l’Université, Sempé répond :  » Quelques aquarelles et dessins, rien de sérieux, comme d’habitude…  » Tendre chroniqueur de notre temps, Sempé sait croquer nos rêves et nos angoisses, les mille et un tracas de la vie quotidienne. Avec un léger sourire, mais jamais le moindre ricanement.

Le Vif/L’Express : Depuis plus d’un demi-siècle, vous relatez, au travers de vos dessins, la vie quotidienne de vos contemporains ; pourtant, vous dites ne pas vous intéresser à l’actualité. Pourquoi ?

> Jean-Jacques Sempé : C’est vrai, je ne lis guère les journaux et regarde peu la télévision. Je suis plutôt un rêveur, qui fait travailler son imagination, son intuition, et essaie de traduire des sentiments invisibles, de restituer une ambiance, de capter l’air du temps. Cela peut être très intemporel, même si je ne peux faire abstraction de l’époque où nous vivons, de l’évolution de l’urbanisme ou des progrès techniques. Si je dessine une scène de rue, je suis bien obligé de représenter quelques personnes en train de téléphoner avec leur portable. Mais c’est d’abord le mystère de la vie des gens qui me fascine. Elle est tellement pleine de surprises ! Par exemple, j’adore les gens qui ont des marottes, des collections. Quand je vois passer quelqu’un dans la rue, je me demande :  » A quoi pense-t-il donc ? A sa collection de timbres, de bouchons de champagne, de papillons, d’escargots ?  » J’aimerais entrer dans la maison des gens que je croise, pénétrer leur univers. Lorsqu’on visite des appartements, on découvre des décors inouïs, des choses insoupçonnées. Ayant déménagé plus de 40 fois dans ma vie, je peux dire que j’en ai visité beaucoup !

Comment avez-vous vu évoluer la société au cours des dernières décennies ? Est-elle plus dure, plus inhumaine, comme semblent l’évoquer vos personnages, souvent perdus, accablés, voire écrasés dans un monde impitoyable ?

> Oui, je dessine souvent des gens voûtés… Pour beaucoup d’entre eux, la vie est dure, pesante. On voit parfois dans la rue un monsieur un peu fort, qui porte une lourde sacoche. Il a chaud, semble un peu essoufflé, fatigué par sa journée de courtier en assurances ou de représentant de commerce. Mais il faut bien qu’il continue, il n’a pas le choix. Puis, quand même, il s’accorde une petite halte pour s’éponger le front. Il savoure cette courte pause comme un moment paradisiaque… Et il repart. Courageusement.

Vous trouvez vos contemporains courageux ?

> Oh oui ! Très courageux, dans un monde qui n’est ni facile ni gentil, où il y a, dans les relations humaines, beaucoup de sécheresse, de brutalité, où le rêve n’est plus tellement permis, compte tenu de la masse d’informations inquiétantes qui nous tombe dessus – réchauffement climatique, sida, chômage… Mais les gens assument, ils continuent vaille que vaille. Je sens parfois chez eux une grande lassitude, voire de la tristesse.

N’y a-t-il pas aussi dans la rue des scènes réconfortantes ?

> Heureusement, oui ! L’autre soir, en rentrant chez moi à pied, j’ai croisé un jeune homme qui embrassait fougueusement une jeune fille. Vraiment fougueusement. Tellement fougueusement que j’ai souri en arrivant à leur hauteur. Le garçon a vu mon sourire et, lorsque je les ai doublés, il m’a fait, par-dessus l’épaule de sa compagne, un clin d’£il complice. Ce fut un moment drôle, sympathique, charmant. Ce sont des petites scènes, des petits trucs comme cela, de la vie quotidienne, que je trouve délicieux. Un jour, il y a longtemps, j’ai eu cette même sensation de bonheur partagé. J’avais apporté mon vélo à réparer chez un marchand de cycles. Il y avait un monsieur d’un certain âge qui, le visage radieux, admirait la bicyclette flambant neuve qu’il venait d’acheter, ou qu’on lui avait offerte. Puis il est reparti faire quelques courses, pendant qu’on la lui préparait. Dans la boutique, le téléphone a alors sonné et j’ai entendu le marchand de cycles répondre à la personne au bout du fil, qui devait être la femme du monsieur ravi :  » Oh oui, madame, vous pouvez en être sûre, ça, pour être heureux, il est heureux !  » Et, dans la boutique, tout le monde souriait, participait à ce bonheur communicatif. Je ne suis pas près d’oublier ce moment.

Si les gens semblent souvent moins angoissés ou tristes, est-ce aussi à cause d’un manque de communication ?

> Le téléphone portable est très pratique, c’est une merveilleuse invention, mais, comme dans tout progrès, il y a le revers de la médaille : l’immédiateté. On ne prend plus le temps de la réflexion ; or moi, j’ai l’esprit plutôt lent. Autrefois, avant l’époque des brefs coups de fil à tout bout de champ, des SMS, des mails, on écrivait de longues lettres en choisissant ses mots avec soin. Puis on guettait le facteur, on se demandait quand on recevrait une réponse ; enfin, on ouvrait fébrilement l’enveloppe. Même en dansant, je trouve qu’on ne communique plus vraiment. On danse aujourd’hui chacun pour soi, sans se toucher. Moi, pour sentir, j’ai besoin de toucher.

Et la télévision ?

> Elle a métamorphosé les êtres. Avec elle, les gens revêtent des masques. Depuis des années, je cherche à faire un dessin là-dessus : un présentateur de télé que sa femme ne reconnaît plus le soir quand il rentre chez lui, à force de voir un autre lui-même sur le petit écran. Mais je ne suis pas encore parvenu à trouver le dessin qui exprime cela et puisse traduire ce sentiment invisible. Passer à la télé, c’est un second métier. Et moi qui ne suis ni rapide ni bavard, je suis un très mauvais client pour un présentateur. Je vois dans ses yeux qu’il craint que je ne réponde pas assez vite, je vois la peur de mes silences. Et puis je n’aime pas qu’on me maquille, qu’on enlève mes rides.

A la télé, les gens ne se déshabillent-ils pas moralement, autant qu’ils se mettent des masques ?

> Un jour, je suis tombé avec effarement sur une émission où une dame expliquait que, physiquement, ça ne marchait pas avec son mari. J’étais malade de tout ce déballage, pour elle, pour son mari. Je me disais que c’était affreux car, le lendemain, elle allait devoir affronter avec lui le regard de leurs voisins, de leurs amis et des passants qui les reconnaîtraient. Je trouve horrible que l’on puisse, avec les techniques de la télévision, extirper ainsi des choses aussi intimes à des gens et leur en faire supporter les conséquences car, bien souvent, ils ne se rendent pas compte de ce qu’on réussit à leur faire dire. Je trouve ce procédé épouvantable.

D’autres préfèrent raconter leur vie en s’allongeant sur un divan : pourquoi dessinez-vous si souvent des scènes chez le psychanalyste ?

> Parce que je trouve émouvant que quelqu’un vienne trouver quelqu’un d’autre pour lui dire :  » Je souffre, je suis malheureux, faites que cela aille mieux, arrangez ma vie !  » C’est un phénomène de société qui me touche beaucoup et m’inspire au point que, souvent, des psychanalystes ont essayé de me convaincre de faire tout un album consacré à leur profession.

Vous parlez avec tendresse de vos personnages : pourriez-vous être l’un d’eux ?

> Oh oui ! Bien sûr, je m’inclus dans le décor, je me mets dans mes dessins. Ô combien ! Et plus souvent que je ne le crois… Vous savez, l’humoriste ne se moque pas : il se sent concerné.

Même quand vous dessinez une bigote cherchant à se placer dans un halo de soleil pour faire ses dévotions dans une église ?

> Je ne sais pas si Dieu existe, ni comment l’Univers est né, et il me faudrait travailler des années avec le secours des meilleurs théologiens, philosophes et anthropologues pour avoir les idées un peu plus claires à ce sujet. Mais, ce que je sais, c’est que je respecte ceux qui ont la foi du charbonnier. Si un malade va à Lourdes, dans l’espoir d’un miracle, pourquoi pas ? Je trouve cela touchant, pas ridicule. Il est très rare que je trouve les gens ridicules. Ils font ce qu’ils peuvent pour s’en tirer dans la vie. Vous rendez-vous compte qu’aujourd’hui un patron peut asséner à un homme dans la force de l’âge, et tout à fait capable, qu’il est trop vieux, qu’il n’est plus rentable ? Imaginez la scène : un éditeur, prévenu par sa secrétaire qu’un monsieur de 80 ans fait antichambre pour lui présenter son manuscrit, refuse d’un haussement d’épaules de le recevoir, pensant qu’il va perdre son temps avec un vieillard… Puis il découvre trop tard que ce vieil homme s’appelle Goethe…

Les grands patrons, les banquiers, la crise économique sont-ils aussi des sujets d’inspiration ?

> La crise économique, le chômage, les références à 1929, c’est angoissant et je n’ai pas envie de faire de l’humour là- dessus. Un jour, pourtant, j’ai lu dans un journal le titre suivant :  » Les banques souffrent « . Cela m’a amusé. J’ai eu envie de faire un dessin là-dessus, mais j’en ai vite abandonné l’idée, car j’ai senti que j’allais ricaner. Or je déteste les ricanements. Même le mot ricanement est désagréable. Ce que je veux, c’est faire sourire, pas me moquer ni être cynique ou cruel. Jamais.

Pourquoi ne trouvez-vous presque jamais les gens ridicules ?

> Ce qui est ridicule, c’est l’arrogance. Parce qu’ils prennent une posture, beaucoup de gens se croient intelligents ou très originaux, alors qu’ils n’émettent que des vérités premières ! C’est l’éternel combat entre l’être et le paraître. Il y a une sorte de peur généralisée à se montrer tel que l’on est, avec ses sentiments, ses rêves. Il faut rentrer dans le moule. Imaginez ce que donnerait un caractère nostalgique dans une agence de publicité : ce serait catastrophique !

Et le monde de la politique, qu’en pensez-vous ?

> J’admire l’énergie, la détermination, le caractère visionnaire des grands hommes politiques. Sur les Champs- Elysées, quand je vois les statues de De Gaulle et de Churchill, j’avoue que je suis ému. Mais je me demande parfois comment certains hommes politiques n’éclatent pas de rire au milieu de leur discours, en réalisant ce qu’ils sont en train de dire ! Parfois, les gens disent des choses énormes.

Pour vous, quelle est la plus grande qualité ?

> Sans doute la gentillesse. C’est un mot galvaudé. On a tort de se moquer de la gentillesse, ou de la prendre parfois pour de la faiblesse. Comme la simplicité, elle est une preuve d’intelligence. Et j’ai la chance de connaître quelques êtres, pas beaucoup il est vrai, qui sont foncièrement gentils.

Que diriez-vous à un jeune qui viendrait vous demander un conseil ?

> Si c’est pour faire carrière dans le dessin humoristique, je lui dirais ce qu’on m’a dit quand j’étais jeune :  » Ne fais surtout pas ce métier ! C’est trop difficile.  » Ils avaient raison, tous ceux qui m’ont dit cela. J’ai eu en effet des débuts très durs, j’ai commencé par la chambre d’hôtel à la journée en échange de quelques dessins, puis par la chambre d’hôtel à la semaine, au mois, puis la chambre de bonne, la banlieue… Alors, si, malgré mes mises en garde, le jeune s’accroche, c’est que, comme moi, il ne pourra pas faire autrement.

Et s’il vous demandait un conseil pour la vie ?

> Je lui dirais :  » Mon vieux, je ne sais pas grand-chose !  » Vous connaissez le mot de Jules Renard :  » On me disait toujours : « Vous verrez quand vous aurez 40 ans » ; j’ai 40 ans… et je n’ai rien vu !  » l

Retrouvez notre série d’été  » Le meilleur du Petit Nicolas  » en page 76.

Propos recueillis par Alain Louyot photos : jean-paul guilloteau/levif/l’express

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