Irina shoote chez Mickey

Pour fêter ses vingt ans, Disneyland Paris a invité l’artiste argentine Irina Werning à prendre des clichés des visiteurs… qui se promenaient déjà dans le parc une ou deux décennies plus tôt. Comme nous !

Pour la repérer, en ce premier weekend d’avril, dans la marée compacte des touristes (gamins extatiques déguisés en Buzz l’Eclair, ados japonaises aux oreilles scintillantes de Minnie, parents du monde entier peinant à pousser des buggys collants de barbe à papa – et ce n’est encore, hélas, que le matin), il faut ouvrir l’£il. Irina Werning, petit bout de femme de 36 ans, passerait volontiers inaperçue, si le clic-clic répété de son digital Canon VD, et le cordon délimitant son étroit espace de travail, dans un tournant de Town Square, n’attiraient pas déjà quelques curieux. D’autant qu’un détail, visiblement, chipote l’artiste… Le banc de bois sur lequel elle nous a assis, après en avoir gentiment délogé une famille de Sud-Américains lécheurs de sucettes, n’est plus vraiment dans l’axe : il y a vingt ans, en s’offrant au repos des guerriers, il laissait exactement dans notre dos, à gauche le kiosque à musique, et à droite, la boutique à souvenirs du bout de Main Street. Et là, ce n’est plus du tout du tout comme avant… Une chance, le banc n’est pas vissé dans l’asphalte, et les deux assistants d’Irina ont tôt fait de le déplacer. Reste à prendre la pose, quelque… 200 fois, pour retrouver les mêmes grimaces qu’en mai 1992. Les enfants avaient alors 3 et 5 ans. Leurs petits pieds mignons ne touchaient pas le sol. Un méchant soleil d’après la pluie, pile de face, tordait la bouche de l’une, et donnait, à l’autre, l’air mutin d’un Robert de Niro contrarié. Pas simples à reproduire, comme singeries. Irina encourage, à sa façon, et en anglais :  » Plus les modèles étaient jeunes à l’époque, plus grande sera leur difficulté à trouver, aujourd’hui, une mimique identique. Sur les clichés, vous savez, les tout-petits affichent souvent une « blank expression » « , ajoute-t-elle, sans qu’il soit possible de lui faire préciser son propos. Un  » blanc dans la pensée  » ? Peut-être cette façon qu’ont les bébés, après tout, d’être ailleurs, assez près de la lune. Quant au résultat final, après trois quarts d’heure de torsions de visages, à vous de juger…

Née à Buenos Aires en 1976, diplômée en économie, en histoire et en photojournalisme, Irina Werning s’est rendue célèbre par ses portraits d’inconnus qu’il lui plaît de remettre en scène, à plusieurs années de décalage, dans des situations similaires. Le nouveau-né hilare sur sa peau de mouton, la fillette boudeuse en tablier d’écolière, et jusqu’à des fratries entières au lit, tous figés il y a cinq, dix, quinze ou vingt ans, en des moments banals ou exceptionnels de l’existence, se retrouvent ainsi projetés dans le temps, dans les lieux mêmes où furent pris les clichés d’origine, et vêtus d’habits qu’Irina fabrique quasiment à l’identique. Le résultat est plutôt fascinant. Les jambes et les bras se sont démesurément allongés, les cheveux aussi, le rhumatisme ou l’embonpoint ont déformé les silhouettes, des dents ont poussé (ou disparu) çà et là, de même que des tatouages, mais les regards, eux, n’ont pratiquement pas changé.  » C’est le seul élément du corps qui reste pareil à tout âge, assure l’Argentine. Les yeux ne grandissent jamais : la peau qui les borde peut juste s’affaisser et les faire paraître plus petits…  » Initiée il y a deux ans  » par hasard  » ( » Pour faire plaisir à une amie, lors d’un mariage « ), intitulée depuis lors  » Back to the Future « , la série la plus connue de l’artiste compte désormais quelque 200 paires avant/après, dont on ignore tout sauf un prénom et deux dates, et qui n’ont d’autre but que d’enchanter. Irina Werning ne vend pas ses images, ne les expose pas, ne les relie même pas en  » beaux livres « . Elle se contente de les publier (par deux, toujours indissociables) sur son site abondamment consulté, à côté d’autres travaux originaux, comme le  » Chini Project « , vignettes à répétition d’un même petit chien chinois à crête, qu’elle adore déguiser à sa guise. Mais une proposition de Disneyland Paris est venue placer son £uvre sous les projecteurs…

 » Nous voulions marquer le coup du 20e anniversaire du site parisien, raconte un membre du staff communication de Disney. Irina a tout de suite accroché à l’idée de shooter sur place vingt-cinq « tableaux » d’anciens visiteurs du parc, en provenance de France et des cinq pays meilleurs pourvoyeurs de clients [NDLR : Belgique, Pays-Bas, Espagne, Grande-Bretagne et Suisse].  » Après appel via Facebook, des centaines de propositions ont abouti à Buenos Aires, où Irina, dans son studio, a fait tranquillement son choix, rejetant d’office les photos prises devant des décors qui n’existent plus.  » Chaque image a une histoire propre et suppose des difficultés intrinsèques, explique l’artiste. Et c’est précisément les dépasser qui m’intéresse.  » Aider le papy qui n’arrive plus, comme dans sa jeunesse, à plier simplement le genou, courir les fripiers en quête du vieux short vintage, teindre les tissus, bricoler, improviser.  » A Paris, on voulait que se marquent de vrais changements sur les visages. On voulait aussi des lieux très variés.  » Et des stars…

Casting de stars

Facile, a priori, puisqu’il en défile régulièrement dans le parc.  » Mais toutes n’ont pas accepté de se voir vieillir, confie notre interlocuteur parisien. Et certains candidats n’ont pu être retenus parce qu’ils avaient posé, jadis, sur des tapis rouges célébrant des événements qu’il aurait été trop coûteux de reproduire…  » Au final, parmi tous ces anonymes européens de 8 à 48 ans, postés seuls, en couples ou en groupes devant le Labyrinthe d’Alice, le Manoir Hanté, le Bateau des Pirates ou les Mad Hatter’s Tea Cups, il n’est resté que trois personnalités : le footballeur international David Ginola, le joueur de tennis espagnol Rafael Nadal et le mannequin français Audrey Marnay, pas forcément à leurs avantages dans leur tee-shirt crade ou jogging respectifs.

Après débute seulement, pour Irina, le long travail d' » editing « , dont l’ajustement essentiel des couleurs, qui donnera à la nouvelle image la même teinte sépia, la même patine ou le même flou (généralement accidentel) que l’ancienne. A ses modèles, la photographe n’apporte en revanche aucun  » cadeau esthétique  » :  » Je ne les rends ni plus minces ni plus drôles. Je ne triche jamais.  » Le chouchou rose au bout de la tresse, la tétine fichée entre les lèvres d’un dadais dont les 4 ans sont bien loin, la peur feinte devant Crochet, tous ces détails illustrent le sens de l’humour et le perfectionnisme aigus d’Irina. Alors, sûr que ces arbres, chez Disney, doivent un peu l’agacer… Regardez-les : le diamètre de leurs troncs semble immuable, malgré les saisons qui passent. Ce n’est pas qu’ils ne croissent pas, eux.  » C’est juste, explique un employé maison, qu’il nous faut sans cesse les remplacer, afin que tout, ici, reste toujours à la même échelle !  » Ce souci constant de l' » image « , au centre des préoccupations de Disney, a incité les responsables du groupe à rassembler les étonnants tirages d’Irina Werning pour les montrer au public, non pas dans le parc ( » Où l’on ne vient pas pour voir une expo « ) mais à Paris, chez Colette. Le concept store chic du quartier des Tuileries fête justement ses 15 ans,  » c’était l’occasion « . Mais, plus certainement, il fournit également à Disney sa clientèle jeune, branchouille et fortunée, qui un jour aimera sans doute aussi se faire prendre en photo, devant Dumbo ou Captain Eo.

Back to the Future at Disney, du 4 au 30 juin 2012, chez Colette, 213, rue Saint-Honoré, à 75001 Paris.

VALÉRIE COLIN

 » Le regard est le seul élément du corps qui reste pareil à tout âge  » IRINA WERNING

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