Genèse de l’Eglise

Comment, à Jérusalem puis au-delà, la petite communauté des fidèles de Jésus s’élargit et parvient à se structurer. Derrière les dissensions, une sorte de miracle.

L’exécution de Jésus de Nazareth ne signa pas la fin de son  » mouvement  » ni la disparition de ses disciples. Le groupe des Douze, dans lequel Pierre, Jacques et Jean tiennent une place centrale, paraît jouer depuis Jérusalem le rôle de pôle de référence ; c’est avec eux que Paul de Tarse juge utile de prendre contact. S’y ajoutent Marie, la mère de Jésus, et  » des frères du Seigneur « , dont un autre Jacques ; l’influence de ce dernier ne cesse de croître au fil des années, au point d’éclipser celle des Douze. Les Actes des Apôtres évoquent aussi la présence d’  » anciens  » (presbyteroi) que Paul ne mentionne pas dans les lettres aujourd’hui conservées. Ces différentes catégories, qui n’épuisent pas la diversité de ceux qui se réclament de Jésus de Nazareth à Jérusalem, quelques centaines probablement, forment une communauté de  » frères  » que Luc désigne entre autres sous le nom d' » ecclesia  » ( » rassemblement « ), un mot que Paul affectionne et qui finira par s’imposer.

Cette dimension communautaire du fait chrétien en ses origines aura une portée décisive et est à mettre sur le compte de la vitalité du phénomène associatif aux premiers siècles de l’Empire romain, auquel le judaïsme palestinien n’échappe pas. Paul lui-même s’est rallié à cette dynamique communautaire et organisera une collecte en faveur de la communauté de Jérusalem. Les Actes ne précisent que quelques règles de cette association, dont la communauté des biens. Ils évoquent aussi un rite individuel d’entrée dans la communauté, inspiré du précédent de Jean le Baptiste, que Jésus avait temporairement repris, soit le baptême, un bain conféré au nom de Jésus que Paul interprète comme une plongée dans la mort du Christ en vue de participer à sa résurrection, et un rituel communautaire, la  » fraction du pain « .

Outre l’eucharistie – désignation qui s’imposera tardivement – le baptême conféré au nom de Jésus, le nom de  » chrétien  » qui commence à désigner certains, l’existence d’hymnes adressés au Christ, la dévotion envers Jésus prend des formes encore plus accentuées. Paul ne se contente pas de le situer dans la  » lignée de David  » et de l’appeler  » Fils de Dieu  » ; il lui applique, et il n’est pas le seul, le nom de  » Seigneur  » (Kyrios) qui, dans la Bible grecque, désigne le Dieu d’Israël.

Dans tous les cas, les sources sont unanimes : elles évoquent ou mettent en scène une proclamation, non seulement privée, mais également publique, des convictions des disciples, à Jérusalem par exemple, sur les places, dans les rues, ou aux abords du Temple. Cette prédication, qui appelle à une conversion – renoncer au péché pour adhérer à la  » Voie  » – bénéficie de la force d’attraction de Jérusalem et de la Judée sur les différentes diasporas juives.

La lente organisation des communautés chrétiennes

C’est ainsi que la communauté de Jérusalem compte des  » Hébreux  » et des  » Hellénistes « , des désignations qu’il convient probablement d’entendre en référence à la langue couramment parlée, araméen ou grec. Les relations entre ces deux groupes de juifs se réclamant de Jésus ne sont pas toujours iréniques : les  » Hellénistes  » se plaignent de voir leurs veuves délaissées dans la gestion commune des biens et obtiennent l’institution de sept hommes, dont Etienne, pour y veiller. Ces querelles intestines sont peut-être l’indice de divergences plus marquées quant à l’attitude à adopter envers les autorités du Temple, qui ont conduit Jésus à la mort et harcèlent ses disciples en vue de mettre fin à leur prédication. Les  » Hellénistes  » semblent avoir adopté une ligne dure de confrontation avec l’institution sacerdotale : Etienne est lapidé au milieu des années 30 en présence de Paul, et la répression s’abat sur la communauté de Jérusalem. Une partie d’entre elle est contrainte de quitter la ville pour la Judée, la Samarie, et plus loin la Phénicie, Chypre et Antioche. Cette extension à la diaspora juive de la proclamation chrétienne paraît signer une étape essentielle. En effet, les synagogues où se réunissaient les juifs de la diaspora attiraient l’attention et l’intérêt de non-juifs, dont certains devenaient des sympathisants de la religion juive, voire des prosélytes, c’est-à-dire des convertis. Dès lors, la probabilité que des non-juifs entendent le message chrétien était démultipliée.

Cette adhésion de non-juifs suscita des débats vigoureux dans les rangs de ceux qui se réclamaient de Jésus. En effet, une interprétation rigoriste de la Torah prescrivait de s’abstenir de tout contact avec un non-juif, en particulier à table. Or la commensalité était un trait cardinal des associations chrétiennes. Dès lors, fallait-il se rallier à une lecture plus accommodante de la Loi ? Ou, à l’inverse, créer deux sous-groupes, l’un juif, l’autre païen, à l’intérieur d’une même communauté chrétienne ? Ou encore exiger du non-juif aspirant à être chrétien qu’il devienne au préalable prosélyte, et, pour les mâles, qu’ils se fassent circoncire ? A Antioche, à la fin des années 40, un conflit sur ces sujets opposa Paul d’une part, et d’autre part des gens de l’entourage de Jacques,  » le frère du Seigneur « .

Dans ce début d’inventaire des prescriptions de la Torah qui déboucha, à l’issue d’un long processus, sur leur classification en termes, d’une part, de  » lois cérémonielles  » données pour un temps par Dieu aux juifs, et devenues caduques avec la venue du Messie, et, d’autre part, de dispositions toujours en vigueur, Saül-Paul tint une place de premier plan. Aux Galates, Paul déclare qu’une division du travail missionnaire a été effectuée entre Pierre, dédié à l' » apostolat des circoncis « , et lui-même, voué à celui des  » incirconcis « , et, à partir du tournant du IIe siècle, les Actes apocryphes des apôtres organisent, au moins de facto, une répartition des champs de mission des apôtres, en dotant chacun d’eux d’un itinéraire qui lui est propre, afin d’éviter toute mise en concurrence. Mais on ne saurait imaginer une  » grande stratégie  » mûrement mise en oeuvre aux origines de la diffusion de la proclamation chrétienne dans et au-delà des frontières de l’Empire romain.

La correspondance de Paul permet d’appréhender, non sans grande difficulté, les prodromes d’une organisation ou structuration interne de certaines de ces premières communautés chrétiennes hors Jérusalem : diversement dénommés selon les groupes, ou les missions qui leur sont confiées, tels anciens (presbyteroi) ou surveillants (episcopoi) ou serviteurs (diakonoi) ou docteurs (didascaloi) ou prophètes (prophetai), pour ne citer que les principaux vocables utilisés, ces chrétiens sont chargés d’une responsabilité communautaire. Si ce sont souvent des hommes qui exercent ces charges, les femmes ne sont pas en reste : le champ des responsabilités leur est largement plus ouvert dans les groupes chrétiens que dans les sociétés environnantes.

La succession apostolique garantit la tradition

Pour l’historien contemporain, il existe un contraste singulier entre l’impression de buissonnement impétueux que donnent les sources chrétiennes du tournant du Ier siècle et celle de relative structuration que laissent entrevoir celles du tournant du IIe siècle. En un siècle, la mêlée s’est en quelque sorte décantée. Retracer le processus de formation de la  » Grande Eglise  » est une entreprise fort difficile, mais, dans les débats entre groupes chrétiens, la référence aux apôtres tient une place cardinale. L’idée d’une  » succession apostolique « , entendue en termes de garantie de l’authenticité d’une tradition issue des apôtres, trouva au cours du IIe siècle une concrétisation singulièrement efficace. En effet, probablement avant le milieu de ce siècle, apparut une évolution décisive qui entra en vigueur presque partout à la fin du premier tiers du IIIe siècle : à une direction collégiale des Eglises succéda une présidence unique qui permit une représentation plus lisible de la succession apostolique, puisqu’elle s’incarnait non plus dans un collectif relativement anonyme, mais dans une suite de responsables dénommés episcopoi, ce que l’on peut traduire désormais à bon droit par  » évêques « .

Par Michel-Yves Perrin

A Jérusalem, la proclamation des convictions des disciples est publique : sur les places, dans les rues, ou aux abords du Temple

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